Get 20M+ Full-Text Papers For Less Than $1.50/day. Start a 14-Day Trial for You or Your Team.

Learn More →

Phénoménologies « de » la littérature – phénomène, imagination, fictions littéraires

Phénoménologies « de » la littérature – phénomène, imagination, fictions littéraires This paper intends to offer a first sketch of a pluralist account of contemporary phenomenologies “of” literature. It does so (1) by distinguishing two phenomenological “families” — hermeneutical phenomenology and constitutive phenomenology —, illustrated by two different authors — Ricœur and Husserl —, each of which relies on a distinctive account of the notion of “phenomenon”— qua hidden entity providing the ground for what shows itself first and foremost, and qua intended unity of a multiplicity of conscious experiences —; (2) by fleshing out the two conceptions of “imagination” — productive imagination and phantasia — these accounts of the “phenomenon” give rise to; and finally, (3) by underlining the way in which these two phenomenological accounts lead to alternative ways of apprehending the specific phenomenon of fictional imagination — narrative literary imagination vs. reproductive phantasia of the narrative work — thus specifying two relevant senses in which the tasks of a “phenomenology of literature” could be understood. Such a complex path should enable us to justify the following claim: while hermeneutical phenomenology “of” literature aims at uncovering literature itself as a form of phenomenology, a constitutive phenomenology “of” literature rather understands its task as a way to clarify the fundamental concepts of a whole host of theoretical and practical disciplines about literature. Hence the ambiguity of the genitive “phenomenology of literature”, which could be read either as ascribing phenomenology to literature itself (subjective genitive), or as turning phenomenology towards literature (objective genitive). In its conclusion, this paper will tentatively assess the resources of a Husserl-inspired constitutive phenomenology of literature. Keywords: phenomenology, literature, imagination, Husserl, Ricœur ISSN: 0874-9493 (print) / ISSN-e: 2183-0142 (online) DOI: 10.2478/phainomenon-2021-0012 16 Claudio Majolino, Aurélien Djian Résumé Cet article vise à proposer une première esquisse pluraliste d’une histoire des phénoménologies contemporaines “de” la littérature. Il opère (1) en dégageant deux “familles” de phénoménologie — l’herméneutique phénoménologique et la phénoménologie constitutive —, représentées ici par deux auteurs — Ricœur et Husserl —, et mobilisant les ressources de deux modèles de la notion de “phénomène” — comme entité cachée, fondement de ce qui se montre de prime abord, et comme unité d’une multiplicité de conscience ; (2) en distinguant les deux conceptions de l’“imagination” — imagination productive et phantasia — issues de ces deux modèles du “phénomène” ; (3) enfin, en montrant que ces deux cadres théoriques aboutissent à des manières alternatives d’appréhender le phénomène spécifique d’“imagination littéraire” — imagination narrative littéraire vs. phantasia reproductrice de l’art narratif — et ce qui est en jeu dans une phénoménologie “de” la littérature. Cette façon de procéder nous permettra de justifier la thèse suivante : alors qu’une phénoménologie herméneutique “de” la littérature a pour but de dévoiler la littérature elle-même comme une forme de phénoménologie, une phénoménologie constitutive de la littérature, au contraire, comprend sa tâche comme celle d’une clarification phénoménologique des concepts fondamentaux d’un ensemble de disciplines pratiques et théorétiques portant sur la littérature. D’où l’ambiguïté du génitif dans l’expression “phénoménologie ‘de’ la littérature”, qui peut être compris soit comme attribution de la phénoménologie à la littérature elle-même (génitif subjectif), soit comme le fait pour la phénoménologie de porter sur la littérature (génitif objectif). En conclusion, cet article tentera d’apprécier certaines des ressources d’une phénoménologie constitutive de la littérature, inspirée par Husserl. Mots-clefs: phénoménologie, littérature, imagination, Husserl, Ricœur Introduction Que le chemin de la phénoménologie dût inévitablement croiser celui de la littérature et de la poésie, c’est ce qui aurait pu surprendre les premiers lecteurs de Husserl, philosophe de l’arithmétique et de la logique (Colette, 2004 : 81). C’est ainsi que s’exprimait, non sans quelques raison, Jacques Colette, dans une étude encore récente consacrée aux rapports entre littérature et phénoménologie. La rencontre des deux “disciplines” y apparaissait comme à la fois inévitable et surprenante. Inévitable — car l’ambition d’une approche philosophique se mesure notamment à l’aune de son pouvoir de s’attaquer aux affaires humaines les plus diverses. Or, comment imaginer qu’une entreprise aux ambitions aussi démesurées que la phénoménologie ne finisse, tôt ou tard, par croiser les chemins de la littérature ? Surprenante — car rien n’aurait pu laisser croire que la créature philosophique inventée par Husserl, mathématicien et logicien de formation, aurait eu les moyens nécessaires d’aborder la complexité foncière des phénomènes littéraires. D’autres phénoménologies le feront à sa place, moins alourdies par le lest des Phénoménologies « de » la littérature 17 sciences, davantage éloignées des mythes de la subjectivité moderne. La question se pose pourtant de savoir si la phénoménologie husserlienne était effectivement dépourvue des moyens pour penser la littérature, et pourquoi les phénoménologies post-husserliennes seraient mieux armées qu’elle vis-à- vis d’une telle tâche. La réponse à cette double question, cependant, ne saurait être simple. Il faudrait d’abord que l’on précise en quoi consiste exactement ce prétendu clivage entre les “deux” phénoménologies, celle de Husserl, d’un côté, et celles des Merleau-Ponty, des Lévinas, des Michel Henry, des Ricœur ou des Marion, de l’autre — plus à même, semblerait-il, d’aborder la richesse des phénomènes littéraires. Autrement dit, il faudrait se demander si l’histoire un peu convenue du rapport de la phénoménologie husserlienne aux sciences et à la subjectivité suffirait à rendre compte d’un tel écart. Il faudrait, en outre, que l’on s’explique au sujet de ces fameux “moyens” conceptuels que l’une et l’autre voie de la phénoménologie auraient su déployer afin de penser la littérature d’une manière soi-disant “phénoménologique”. Et, finalement, il serait également nécessaire de préciser la formule, assez vague, de “rencontre entre phénoménologie et littérature”. En effet, même l’expression apparemment claire de “phénoménologie de la littérature” acquière deux sens très différents selon que le génitif qui y figure est compris en un sens objectif ou subjectif. Car une chose est de faire de la littérature elle- même une phénoménologie, une phénoménologie qui puisse, comme l’indique le titre de l’étude de Colette “Veiller sur le sens absent”; une autre est de faire porter la phénoménologie sur la littérature, clarifier ses concepts fondamentaux par cette même méthode qui aura amené Husserl, dès le départ, à clarifier les concepts fondamentaux d’autres formes du savoir humain, des mathématiques à l’éthique, des sciences de la nature à la théologie. Le présent travail entend donc prendre au sérieux ce génitif ambigu présent dans l’expression “phénoménologie de la littérature”, et cela en procédant à partir de trois groupes de questions : (1) Qu’est-ce que la phénoménologie ? Comment comprendre l’écart, s’il en est, entre ce que Husserl appelle “phénoménologie”, et ces projets post-husserliens, divers et variés, parfois extrêmement hétérogènes, que l’on qualifie également de “phénoménologiques“? (2) Qu’est-ce qu’une approche phénoménologique de l’imagination ? Comment déterminer le rôle et justifier l’importance d’un tel concept au sein de la phénoménologie ? (3) Qu’est-ce qu’une phénoménologie de l’imagination productrice de fictions littéraires ? Comment déterminer le sens exact et la portée d’une entreprise susceptible d’être qualifiée de “phénoménologie de la littérature“? Le premier groupe de questions, en raison de son extrême généralité, semble déjà particulièrement difficile, peut-être même impossible à aborder dans l’espace limité d’une étude dont l’objet ultime voudrait être la littérature. Comme les études classiques d’Herbert Spiegelberg l’ont montré, le “mouvement phénoménologique” s’avère en réalité trop riche et diversifié pour être réduit à une série de doctrines ou de gestes canoniques, partagés par des auteurs aussi divers qu’Husserl, Heidegger, Reinach, Ingarden, Sartre ou Merleau-Ponty. En outre, aussi étrange que cela puisse paraître, aucun consensus n’existe parmi les “phénoménologues” eux-mêmes à l’égard de la définition ou du statut de la phénoménologie en tant que telle. Ce que les uns considèrent comme une méthode, est pour les autres une discipline à part entière, pourvue d’un domaine thématique propre (les fameux “phénomènes”) ; ce que les uns subordonnent à la métaphysique, n’est pour les autres que le préalable nécessaire de celle-ci, alors que d’autres encore y voient une discipline “métaphysiquement neutre” et même une “anti-métaphysique”. Dans un tel contexte, la question “Qu’est-ce que la phénoménologie ?” risque de rester sans réponse, à moins de vouloir dresser, tout simplement, la 18 Claudio Majolino, Aurélien Djian longue liste, toujours incomplète, de celles et ceux qui, au cours de l’histoire factuelle, se sont nommés, pour une raison ou une autre, “phénoménologues”. Mais, d’autre part, si l’on en reste au simple catalogue des “phénoménologies” historiques, il est encore plus difficile de comprendre en quoi le projet husserlien se démarquerait des autres et, surtout, pourquoi une telle différence le rendrait apriori incapable de dire quoi que ce soit de significatif au sujet de la littérature. L’appel au rôle central attribué par Husserl aux sciences et celui plus crucial encore conféré à la subjectivité, permettrait-il d’expliquer une telle incapacité de principe ? Rien n’est moins sûr, et c’est précisément l’histoire diversifiée du “mouvement phénoménologique” qui semble le prouver. Car s’il en était ainsi, on ne devrait rien trouver de valable dans les pages d’Ingarden sur l’ontologie phénoménologique de la littérature, puisque celui-ci affiche le même intérêt à l’égard des sciences et aux questions des fondements de ces dernières qu’Husserl. Et si c’était la centralité accordée à la subjectivité qui faisait obstacle à une phénoménologie de la littérature, comment expliquer le cas de Sartre, dont le sujet factuel et fini n’est, du moins en un sens, pas moins constitutif que le sujet transcendantal husserlien ? Or, si toute approche essentialiste de la question “Qu’est-ce que la phénoménologie ?” semble exclue, et si l’approche factuelle est à la fois trop dispersée et peu concluante, il reste malgré tout une autre voie, que l’on pourrait qualifier de structurelle-générative. L’idée est au fond la suivante : toute approche susceptible d’être qualifiée de “phénoménologique” repose, d’une manière explicite ou implicite, sur un concept de “phénomène” bien particulier, et c’est d’un tel concept qu’elle tire sa légitimité. La question est donc de savoir si, au sein de la tradition dite “phénoménologique”, il existe un nombre fini de matrices conceptuelles, des manières typiques non seulement de penser la structure et l’unité du concept de phénomène, mais aussi, moyennant une série d’aménagements, d’en générer des variantes. Si tel était le cas, sans vouloir réduire les diverses entreprises labellisées “phénoménologiques” à une définition univoque, on aurait identifié ce que l’on pourrait appeler des “familles” de phénoménologies, regroupées autour de l’unité générative d’un concept structurel de “phénomène” bien déterminé. En répondant au premier groupe de questions, le présent travail s’appuie donc sur une longue série de travaux préalables consacrés précisément à l’idée d’une cartographie des phénoménologies établie à partir des différentes manières de concevoir l’unité, la structure et le pouvoir génératif du concept de “phénomène” (Majolino, 2017 ; Djian, 2018 ; Djian/Majolino, 2018 ; Djian/Majolino, 2020). Ces études ont permis d’identifier au moins deux matrices structurelles-génératives du concept de “phénomène” et, sur cette base, au moins deux grandes “familles” de phénoménologies : celle que nous avons qualifiée de ’“phénoménologie herméneutique”, et dont les divers concepts de phénomène sont générés par un dispositif particulier nommé “re-formalisation”, à partir d’une matrice heideggerienne ; et la famille des “phénoménologies constitutives”, dont la matrice est plutôt husserlienne, mais qui déborde le cadre des œuvres de Husserl lui-même. Dans le premier cas, comme nous le verrons plus en détail dans les pages qui suivent, le concept phénoménologique de “phénomène” s’établit par l’identification d’un phénomène par excellence, fondement originaire caché de quelque chose qui se montre de prime abord et le plus souvent ; dans le deuxième, la structure du phénomène est pensée moins à partir du couple conceptuel de l’originaire (non manifeste) et du dérivé (manifeste de prime abord) qu’en termes d’unité (manifestée) d’une multiplicité (manifestante) (Majolino, 2012 ; Majolino, 2017). Ayant répondu d’une manière non essentialiste à la question “Qu’est-ce que la phénoménologie ?” — en identifiant deux “familles” de phénoménologies, chacune caractérisée par la présence de variantes du concept de phénomène générées à partir de l’une des deux matrices structurelles que l’on Phénoménologies « de » la littérature 19 vient d’identifier — il sera désormais possible de passer au deuxième et au troisième groupe de questions. On pourra ainsi se demander comment ces deux phénoménologies, à partir de leurs différences structurelles propres, arrivent finalement à établir ces fameux “moyens” nécessaires à l’élaboration d’une phénoménologie de la littérature. Or, force est de constater que l’un de ces moyens conceptuels les plus significatifs n’est autre que le concept d’imagination. Il est en effet difficile, voire impossible, de trouver un seul auteur au sein du “mouvement phénoménologique” — peu importe sa “famille” d’appartenance — ayant abordé la littérature en faisant l’économie du concept d’imagination. Ce qui nous reste à établir, cependant, est la manière dont un tel concept est mobilisé par les différentes familles. Car comment les diverses matrices structurelles-génératives du concept de phénomène impactent-elles la manière de concevoir les traits caractéristiques et les fonctions d’une phénoménologie de l’imagination ? En essayant de répondre à ce nouveau groupe de questions, il s’agira donc d’établir si, et dans quelle mesure, le concept phénoménologique d’imagination se voit modifié au gré des variations de ce concept de phénomène qui en détermine la nature “phénoménologique”. Et, plus particulièrement encore, en montrant comment chaque manière de concevoir l’unité et la structure du phénomène modifie le sens et la portée d’une phénoménologie de l’imagination, il sera finalement possible de s’interroger sur les différences de ressource respective des deux familles de phénoménologies lorsqu’elles abordent, chacune à partir du concept de phénomène qui lui est propre, la question de la spécificité de cette forme d’imagination qu’est l’imagination productrice de fictions littéraires . Voici donc tracé l’itinéraire du présent travail et les trois notions autour desquelles il gravite : (1) ayant redéfini la phénoménologie à partir de l’idée d’une pluralité de matrices structurelles-génératives du concept de phénomène, (2) on en montrera les effets sur l’élaboration d’une phénoménologie de l’imagination et, finalement, (3) sur une phénoménologie de la littérature. Une telle démarche devrait nous permettre de comprendre le sens philosophique à accorder à l’ambiguïté du génitif dans l’expression “phénoménologie de la littérature”. Il se pourrait, en effet, que cette ambiguïté entre l’idée d’une phénoménologie portant sur la littérature et une littérature comme phénoménologie s’explique moins par la présence ou l’absence de préjugés scientistes ou subjectivistes, que par les effets de différentes manières de concevoir l’unité et la structure des phénomènes. Un dernier mot pour délimiter notre champ d’étude. Si la présence de Husserl en tant que représentant de la famille des “phénoménologies constitutives” semble aller de soi, il en va tout autrement de la famille des “phénoménologies herméneutiques”. Qui pourrait-on évoquer pour illustrer non seulement les traits généraux d’une telle famille, mais aussi les effets particuliers du concept de phénomène qui la constitue sur les projets d’une phénoménologie de l’imagination d’abord, et d’une phénoménologie de l’imagination littéraire ensuite ? Heidegger, dont le rôle est tout à fait déterminant dans la constitution de la matrice structurelle-générative du concept de phénomène par excellence, La question de l’articulation entre les deux matrices structurelles-génératives du concept de “phénomène” et, partant, du lien entre les deux “familles de phénoménologies” qui en découlent, déborde largement le cadre de cette étude. Elle ne sera donc pas traitée ici. Nous ne discuterons pas non plus d’autres matrices éventuelles (celle de Brentano, Scheler ou Peirce in primis) pouvant générer d’autres familles de phénoménologies. Le lecteur attentif remarquera que notre analyse de l’articulation entre imagination phénoménologique et fictions littéraires laissera de côté une série de problèmes généraux liés au thème de la fiction dont l’importance ne saurait être sous-estimée. Tels sont, par exemple, les problèmes liés à l’articulation entre fiction, narration et production d’intrigues ; ou encore à la différence entre fiction et histoire, entre fictions littéraires et non littéraires, entre fiction littéraire prosaïque, poétique ou dramatique, etc. Sans pouvoir en fournir un traitement exhaustif, nous reviendrons cependant sur quelques- uns de ces problèmes dans la Conclusion. 20 Claudio Majolino, Aurélien Djian jouera certainement un rôle central dans l’étude du premier groupe de questions. Mais il est douteux que l’on puisse aller jusqu’au bout du questionnement et trouver dans les textes heideggeriens quelque chose que l’on pourrait qualifier, d’une manière non artificielle ou arbitraire, de phénoménologie de l’imagination littéraire. Un tel parcours — allant de la phénoménologie (herméneutique) à l’imagination et de l’imagination à la littérature — apparaît en revanche d’une manière tout à fait explicite et cohérente dans l’œuvre de Paul Ricœur. C’est donc la phénoménologie herméneutique ricœurienne qui nous servira d’élément de contraste avec la phénoménologie constitutive husserlienne. Un tel choix semble d’ailleurs pleinement justifié au regard des trois groupes de questions directrices dont procède notre travail. (1) Tant Husserl que Ricœur ont ouvertement reconnu et thématisé le lien entre le concept de phénomène et l’élaboration du projet même d’une phénoménologie ; (2) l’un et l’autre ont consacré un nombre conséquent de recherches, extrêmement complexes et raffinées, à l’étude phénoménologique de l’imagination ; et (3) si l’un a élaboré explicitement une phénoménologie de l’imagination littéraire (Ricœur), l’autre a fourni suffisamment d’indications pour qu’un lecteur attentif puisse en reconstruire les traits saillants (Husserl). Mis côte-à-côte, les parcours qui mènent Ricœur et Husserl de la phénoménologie à la littérature permettent donc de tracer, avec une grande précision, les deux directions philosophiques annoncées par la simple ambiguïté grammaticale d’un génitif. Première Partie Ricoeur : le sens caché, l’imagination productrice et les variations littéraires Introduction A l’égard des trois groupes de questions directrices indiquées plus haut, la position de Ricœur peut être décrite de la manière suivante. (1) Tout d’abord, il s’agit d’une herméneutique phénoménologique fondée sur le concept de “sens” compris en tant que phénomène par excellence — un “sens” qui est donc (de prime abord) non manifeste et qu’il s’agit dès lors de rendre manifeste. Plus précisément, l’entreprise de Ricœur est, comme nous le verrons d’ici peu, une herméneutique phénoméno-logique où le concept formel de “phénomène par excellence” (qu’elle partage avec tous les autres membres de la famille des “phénoménologies herméneutiques”) est déformalisé en termes de “sens” (§I.1). (2) Or, la détermination du “sens” comme “phénomène par excellence” de l’herméneutique phénoménologique ricœurienne entraîne l’élévation de l’imagination productrice au rang de moyen universel d’interprétation. Pour le dire autrement, l’imagination productrice (par opposition à l’imagination reproductrice) devient la manière dont l’herméneutique phénoméno- logique de Ricœur déformalise la notion formelle de “logos” par excellence (§I.2) (qu’elle partage avec tous les autres membres de la famille des “phénoménologies herméneutiques”) Nous ne nous intéresserons dans ce qui suit qu’à la période de la production ricœurienne durant laquelle il définit explicitement son objet comme étant celui du sens (voir Ricoeur 1975a et notre analyse infra). Phénoménologies « de » la littérature 21 (3) Dans un tel contexte, l’analyse ricœurienne de l’imagination productrice à l’œuvre dans la littérature fictionnelle gravite entièrement autour du problème du dévoilement du sens caché. Plus précisément, (a) la littérature fictionnelle ne dévoile qu’un aspect seulement du phénomène du sens, à savoir celui du temps humain, et (b) elle le fait sur un mode tout à fait particulier, distinct quoique corrélatif du mode de l’histoire, à savoir celui des variations imaginatives (§I.3). Pour toutes ces raisons, il apparaît que, du point de vue de Ricœur, le génitif de l’expression “phénoménologie de la littérature” signifie, en dernière instance, que la littérature elle-même est une phénoménologie. C’est cette thèse générale qu’il nous faut à présent justifier, en détaillant les trois points mentionnés ci-dessus. 1. Une herméneutique phénoménologique Du moins en un sens, le fait de qualifier le projet philosophique de Ricœur de “phénoménologie herméneutique” ou d’“herméneutique phénoménologique” devrait, tout simplement, aller de soi. De telles formules, largement utilisées par les commentateurs, apparaissent en effet déjà sous la plume de Ricœur lui-même, sans poser de problèmes majeurs. Mais une fois utilisée d’une manière très générale pour indiquer les traits caractéristiques de toute une famille de “phénoménologies” — allant de Ricœur à Heidegger, de Gadamer à Michel Henry, en passant par Levinas, Merleau-Ponty, Marion, et bien d’autres (voir Djian/Majolino, 2018 ; Djian/Majolino 2020 ; Djian, 2018) — l’expression “phénoménologie herméneutique” devient moins évidente, et même assez étrange. Car de quel droit pourrait-on affirmer que, par exemple, la phénoménologie de la vie d’Henry (qui ne se veut aucunement herméneutique), l’herméneutique de Gadamer (qui ne se veut aucunement phénoménologique) ou la pensée du dernier Heidegger (qui ne se veut ni phénoménologique, ni herméneutique) seraient malgré tout — volens nolens — des “phénoménologies herméneutiques”, au même titre que l’herméneutique phénoménologique de Ricœur ? Afin de répondre à cette question, il est nécessaire de montrer si et dans quelle mesure il est justifié d’affirmer que ces projets philosophiques, bien que divers, s’établissent tous à partir d’une même “déformalisation du concept formel de phénomène par excellence et de logos par excellence”. C’est sur cette base que nous pourrons alors construire un concept d’herméneutique phénoménologique capable d’inclure l’ensemble des entreprises philosophiques que nous venons d’indiquer. 1.1. Première étape : du formel au matériel Le point de départ de notre opération est le §7 d’Être et Temps, dans lequel Heidegger détermine la méthode phénoménologique appropriée à son ontologie fondamentale. Qu’est-ce que la phénoménologie ? — se demande-t-il, avant de procéder en deux étapes. Dans un premier moment, Heidegger décompose puis recompose le concept complexe de ”phénoménologie” à partir des deux concepts élémentaires qui le constituent, à savoir le concept de “phénomène” et celui de “logos”. Puis, en introduisant les notions de signification “formelle” et “matérielle” d’un concept, il suggère de 22 Claudio Majolino, Aurélien Djian “déformaliser” le concept formel — donc indéterminé — de phénoménologie ainsi obtenu (avec ses composantes élémentaires) en lui donnant un contenu matériel déterminé. Une telle déformalisation, conclut Heidegger, peut se faire d’une double manière : soit d’une façon qu’il qualifie de “vulgaire”, soit d’une manière “phénoménologique” : si dans une telle saisie du concept de phénomène, l’indétermination subsiste touchant l’étant qui est advoqué comme phénomène, et si en général la question reste ouverte de savoir si ce qui se montre est à chaque fois un étant ou un caractère d’être de l’étant, c’est qu’on se sera borné à obtenir le concept formel de phénomène. Mais que l’on entende par ce qui se montre l’étant qui, au sens de Kant par exemple, est accessible grâce à l’intuition empirique, et alors le concept formel de phénomène trouve son application correcte. Le phénomène ainsi employé remplit la signification du concept vulgaire de phénomène. Cependant, ce concept vulgaire n’est pas le concept phénoménologique de phénomène (Heidegger, 1927: 31/44). Le but et la façon de procéder de Heidegger étant à présent fixés, il reste à clarifier les différentes étapes de cette dernière. Heidegger commence par établir le “concept formel de phénoménologie”. A partir du sens originaire formel des concepts de “phénomène” (ce qui se montre) et de “logos” (laisser ce qui se montre se montrer à partir de soi-même), il obtient le concept toujours formel de “phénoménologie”. Phénoménologie veut donc dire ἀποφαίνεσθαι τὰ φαινόμενα, faire voir à partir de lui-même ce qui se montre tel qu’il se montre à partir de lui-même. Tel est le sens formel de la recherche qui se donne le nom de phénoménologie Mais ce n’est alors rien d’autre qui vient à l’expression que la maxime formulée plus haut : “Aux choses mêmes!” (Heidegger, 1927: 34/47, nous soulignons). Ce concept formel, précise Heidegger, est extrêmement général et ne fait rien d’autre que formuler un précepte méthodologique universel (aux choses elles-mêmes !), s’appliquant d’une manière non- discriminée à toute discipline théorique ou scientifique qui rejette les envolées spéculatives ou les constructions arbitraires. Par contrecoup, et précisément en raison de sa formalité, un tel concept demeure insuffisant : il ne permet pas de caractériser spécifiquement l’entreprise ontologique d’Être et Temps. Car, en ce sens formel, l’ontologie comme science est tout autant phénoménologique que la physique, les mathématiques, la géométrie, la logique, etc. Dès lors, ce n’est qu’en déformalisant le concept formel, c’est-à-dire en le déterminant par un concept de teneur matérielle, remplissant, pour ainsi dire, l’expression indéterminée du “quelque chose qui se montre”, que l’on pourra parvenir à l’aspect phénoménologique propre à l’ontologie. Or, deux déformalisations sont possibles. — D’une part, on peut remplir le “quelque chose qui se montre” par le concept matériel d’“étant”. Dans ce cas, on obtient le concept “vulgaire” de phénomène, et, à partir de là, le “concept (déformalisé) vulgaire de phénoménologie” : faire voir à partir de lui-même l’étant tel qu’il se montre à partir de lui-même. Pris en ce sens, le domaine d’application du concept de phénoménologie est bien plus étroit. Si le concept formel s’applique à toute discipline théorique qui suit la consigne “aux choses elles- “Mais par rapport à quoi le concept formel de phénomène doit-il être dé-formalisé (entformalisiert) en concept phénoménologique, et comment celui-ci se distingue-t-il du concept vulgaire ?” (Heidegger, 1927: 35/47). Phénoménologies « de » la littérature 23 mêmes”, ici, seules les disciplines matérielles de l’étant — telle la physique (en tant que science de l’étant chosique), la biologie (en tant que science de l’étant vivant) ou la psychologie (en tant que comme science de l’étant psychique) — semblent susceptibles d’être qualifiées de phénoménologiques. — Cependant, le concept formel de phénoménologie peut également se déformaliser à travers le “concept phénoménologique de phénomène”. Celui-ci désigne alors ce que nous avons appelé plus haut le phénomène par excellence (in einem ausnehmenden Sinne, in einem ausgezeichneten Sinne), et qualifie ce qui de prime abord et le plus souvent ne se montre pas, mais est le fondement (l’origine, i.e. l’être) de ce qui se montre de prime abord et le plus souvent (le dérivé, i.e. l’étant) (Heidegger, 1927: 35/47). Voici donc le “concept phénoménologique (déformalisé) de phénoménologie” : faire voir à partir de lui-même l’être tel qu’il se montre à partir de lui-même. Désormais, seule l’ontologie s’avère être une discipline phénoménologique. Et seule l’ontologie a véritablement besoin de la phénoménologie. Car c’est précisément parce que l’être, contrairement à l’étant, ne se montre pas de prime abord, qu’il y a spécifiquement besoin d’une méthode ad hoc pour le phénoménaliser. Reste une dernière question : si l’être se cache de prime abord et le plus souvent, comment le manifester ? Il faut, comme le suggère la définition du concept formel de logos, le “laisser se montrer à partir de soi-même”, contre “la naïveté d’une ‘vision’ gratuite, ‘immédiate’ et irréfléchie” (Heidegger, 1927: 37/48). Et, puisqu’un tel “laisser se montrer” consiste, du point de vue formel, en une explicitation, toute phénoménologie est intrinsèquement “herméneutique” (logos herméneutique = explicitation). Cela dit, ce n’est pas en ce sens que l’ontologie est phénoméno-logique. De même que c’est à la déformalisation phénoménologique, i.e. au phénomène par excellence, que s’intéresse l’ontologie, de même, ce n’est pas n’importe quel logos qui intervient, mais le logos déformalisé de façon phénoménologique. Autrement dit, la déformalisation phénoménologique du concept de phénomène s’accompagne d’une déformalisation corrélative de son logos herméneutique : il s’agit, contre la compréhension de l’être proposée de prime abord par le Dasein dans sa situation de déchéance, rabattant l’être sur l’étant, d’expliciter le sens de l’être à partir d’une analytique existentiale du Dasein. Et, là encore, seule l’ontologie a véritablement besoin de l’herméneutique : c’est lorsqu’il est question du phénomène déformalisé de façon non-vulgaire, c’est-à-dire par la référence à un phénomène par excellence qui, origine inapparente de l’étant, se dérobe de prime abord à la manifestation, que l’herméneutique est particulièrement exigée. On parvient ainsi à la définition heideggerienne de la philosophie. Celle-ci n’est autre qu’une ontologie dont la méthode est herméneutique-phénoménologique, une discipline qui a pour tâche de laisser le phénomène par excellence — ce qui, pour Heidegger, est l’être (phénoménologie au sens phénoménologique) — se montrer soi-même à partir de soi-même (herméneutique) et, plus précisément, d’expliciter le sens de l’être en général à partir d’une analytique du Dasein, dans la mesure où celui-ci est cet être pour qui il y va en son être de son être (Heidegger, 1927: 38/34) (herméneutique au sens non-vulgaire, i.e. phénoménologique). 1.2. Seconde étape : la reformalisation du matériel Voilà pour le concept heideggerien de phénoménologie, mis en place dans Être et temps. Cependant, aussi “non-vulgaire” soit-il, celui-ci est encore trop étroit pour justifier l’application du terme de “phénoménologie herméneutique”, non seulement à Ricœur, mais également à toute une série d’entreprises phénoménologiques à première vue assez hétérogènes. Qui plus est, on sait que Ricœur 24 Claudio Majolino, Aurélien Djian critique systématiquement la primauté du sujet explicitant avancée dans Être et Temps. Et l’on sait également qu’une telle primauté est également critiquée par Heidegger lui-même, après le célèbre “tournant”, celle-ci étant finalement considérée comme le trait principal de cette métaphysique moderne de la subjectivité qu’il s’agit désormais de dépasser. En somme, pour que le concept phénoménologique de phénoménologie introduit dans le §7 puisse conduire à un concept de phénoménologie herméneutique suffisamment large, une seconde étape s’avère nécessaire. On l’a vu, dans Être et Temps, ce concept phénoménologique de phénoménologie coïncide, en amont, avec la déformalisation phénoménologique (vs. vulgaire) du concept formel de phénoménologie (correspondant à la maxime vide “aux choses-mêmes”) et se conçoit, en aval, comme l’explicitation du sens de l’être en général à partir d’une analytique du Dasein. Or, ce qui arrive chez les successeurs de Heidegger n’est autre qu’une reformalisation du concept phénoménologiquement déformalisé de phénoménologie élaboré dans le §7 d’Être et Temps. En somme, au lieu de considérer, à la manière de Heidegger, les concepts de phénomène par excellence et de logos par excellence (“laisser se montrer ce qui se cache de prime abord et le plus souvent et constitue le fondement de ce qui se montre”) comme des concepts matériels (l’“être” et “l’explicitation à partir d’une analytique du Dasein”) et à partir de la déformalisation non vulgaire (l’ “étant”, “l’explicitation de l’étant”) du concept formel de phénomène (“ce qui se montre en lui-même”), ceux-ci sont traités à nouveau (a) comme des concepts formels, (b) susceptibles d’être déformalisés autrement que par le concept matériel d’“être” et d’“explicitation de l’être à partir d’une analytique du Dasein”. Une telle opération de reformalisation rend ainsi possible la génération d’une multiplicité de deformalisations du concept phénoménologique de phénomène par excellence, alternatives à celle proposée par Heidegger lui-même dans Être et Temps : la “vie” (Henry), la “chair” (Merleau-Ponty), “Autrui” (Lévinas) ou encore le “sens” (Ricœur). L’ontologie herméneutico-phénoménologique présentée dans le §7 d’Être et Temps apparaît alors comme une variante parmi d’autres de ce thème : une variante où le concept phénoménologique reformalisé du “laisser se montrer à partir de soi-même le phénomène par excellence, i.e. ce qui se cache de prime abord et le plus souvent et constitue le fondement de ce qui se montre”, prend les traits de l’être de l’étant compris par le Dasein, qui le laisse se montrer en l’explicitant. Pris en ce sens, l’expression “phénoménologie herméneutique” s’applique donc, d’une manière univoque, à toute entreprise philosophique générée par le dispositif de ce que l’on pourrait appeler la reformalisation de la déformalisation phénoménologique (=non vulgaire) du concept formel de phénoménologie établi par Heidegger au § 7 de Être et temps. Et c’est en ce sens précis que nous allons comprendre ici l’herméneutique phénoménologique de Ricœur, c’est-à-dire à la fois comme une entreprise philosophique originale, tout à fait irréductible à celles de Gadamer, Lévinas, Henry, Marion, etc., mais également comme faisant partie, comme celles-ci, d’une même famille phénoménologique. Une appartenance et une originalité qui se manifestent, précisément, par la manière inédite qu’a Ricœur de déformaliser le concept reformalisé de phénomène par excellence et de logos par excellence. Et c’est précisément à ce point de l’analyse que les notions de sens et d’imagination productrice entrent en jeu. Phénoménologies « de » la littérature 25 2. Le sens et l’imagination productrice L’article “Phénoménologie et herméneutique en venant de Husserl” constitue une pièce essentielle du dossier herméneutico-phénoménologique de Ricœur. L’enjeu de ce texte, en effet, n’est pas historique : d’un côté, il ne s’agit pas d’une “contribution à l’histoire de la phénoménologie, à son archéologie”, mais d’“une interrogation sur le destin de la phénoménologie aujourd’hui” ; de l’autre, “avec l’herméneutique non plus”, il n’est pas question de procéder en historien, même du présent : quelle que soit la dépendance de la méditation qui suit à l’égard de Heidegger et surtout de Gadamer, ce qui est en jeu, c’est la possibilité de continuer à philosopher avec eux et après eux — sans oublier Husserl. Mon essai sera donc un débat au plus vif de l’une et de l’autre possibilité de philosopher et de continuer à philosopher (Ricœur, 1975a: 43). Il s’agit donc pour Ricœur d’approcher de façon systématique ces deux traditions, dans le but de préciser la contribution originale qu’il souhaite leur apporter. Et cette contribution prend le point de départ suivant : dès lors qu’elle abandonne la prétention idéaliste que lui prête parfois Husserl, la phénoménologie montre son “appartenance” à l’herméneutique dans la mesure où d’une part, l’herméneutique s’édifie sur la base de la phénoménologie et ainsi préserve ce dont pourtant elle s’éloigne : la phénoménologie reste l’indépassable présupposition de l’herméneutique. D’autre part, la phénoménologie ne peut se constituer elle-même sans une présupposition herméneutique (Ricœur, 1975a: 44). Il reste à présent à voir en quel sens la position philosophique de Ricœur, telle qu’il la conçoit explicitement et de façon systématique dans le reste de l’article, peut apparaître comme une variante du concept structurel-génératif de “phénoménologie herméneutique” que nous venons d’introduire (cf. §1.1). Autrement dit, l’herméneutique ricœurienne est-elle phénoménologique dans la mesure où elle déformalise d’une manière originale un concept de phénomène par excellence reformalisé, qu’elle a pour tâche de laisser se montrer à partir de soi-même ? Mais si tel est le cas, quel est le contenu destiné à opérer une telle déformalisation ? 2.1. Le sens comme phénomène par excellence En ce qui concerne la référence au phénomène par excellence, Ricœur est tout à fait explicite. En effet, après avoir défini “la plus fondamentale présupposition phénoménologique d’une philosophie de l’interprétation”, à savoir que “toute question portant sur un étant quelconque est une question sur le sens de cet ‘étant’”, Ricœur ajoute : ainsi, dès les premières pages de Sein und Zeit, nous lisons que, la question oubliée, c’est la question du sens de l’être. C’est en cela que la question ontologique est une question phénoménologique. Elle n’est une question herméneutique que dans la mesure où ce sens est dissimulé, non certes en lui-même, mais par tout ce qui en interdit l’accès. Mais, pour devenir question herméneutique — question sur le sens dissimulé —, il faut que la question centrale de la phénoménologie soit reconnue comme question du sens (Ricœur, 1975a: 61). 26 Claudio Majolino, Aurélien Djian Cette première thèse est cruciale à un double titre. D’abord, il apparaît que le concept de “sens” porte tous les traits formels du phénomène par excellence. — Une dissimulation structurelle. En effet, non seulement le “sens” est dissimulé ou caché, mais il l’est structurellement, en raison de l’“appartenance” de l’homme (Ricœur, 1975a: 64), de prime abord et le plus souvent, à l’étant plutôt qu’à son sens. Cette appartenance — concept d’inspiration gadamérienne — est conçue ici à la manière de la déchéance quotidienne du Dasein, qui se maintient jusque dans la pratique des sciences positives : le “choix pour le sens” (Ricœur, 1975a: 63) qu’implique l’“attitude phénoménologique” (Ricœur, 1975a: 62) entraîne la suspension d’un côté de l’attitude quotidienne “où le monde est manifesté (…) comme ensemble d’objets manipulables” (Ricœur, 1975a: 59), comme “réalité quotidienne” (Ricœur, 1975a: 60), et de l’autre de “l’attitude naturaliste- objectiviste” (Ricœur, 1975a: 62) du scientifique centré sur l’étant. C’est avec cette suspension, conçue, comme nous le verrons d’ici peu, à la manière d’un acte de “distanciation”, que “la phénoménologie commence”, “lorsque, non contents de ‘vivre’ — ou de ‘revivre’ —, nous interrompons le vécu pour le signifier”. Ainsi, elle “rend thématique ce qui était seulement opératoire. Par là même, elle fait apparaître le sens comme sens” (Ricœur, 1975a: 64, c’est nous qui soulignons). — Le caractère fondamental du sens. Au caractère structurellement caché s’ajoute ensuite la thèse de l’aspect fondamental de la relation au sens par rapport à celle à l’égard de l’étant. Alors que, dans l’expérience quotidienne, nous “adhérons purement et simplement” (Ricœur, 1975a: 64) au monde des objets manipulables, que nous ne parlons que des “objets qui répondent à un de nos intérêts, notre intérêt de premier degré pour le contrôle et la manipulation”, l’attitude phénoménologique thématise le sens que ces étants ont pour nous, et, en le manifestant, déploie “de nouvelles dimensions de réalité” (Ricœur, 1976: 246), essaye “des idées nouvelles, des valeurs nouvelles, des manières nouvelles d’être au monde” (Ricœur, 1976: 245). La poésie, par exemple, est (implicitement) phénoménologique dans la mesure où elle suspend notre intérêt pour les objets manipulables et “laisse-être notre appartenance profonde au monde de la vie, laisse-se-dire le lien ontologique de notre être aux autres êtres et à l’être. Ce qui ainsi se laisse dire est ce que j’appelle la référence de second degré, qui est en réalité la référence primordiale” (Ricœur, 1976: 246). De ce point de vue, attribuer au sens les traits formels du “phénomène par excellence” — structurellement caché dans notre expérience et nos discussions quotidiennes, et fondamental par rapport à l’étant manipulable ou objectif — semble déjà entraîner l’herméneutique phénoménologique de Ricœur dans les sillons de l’ontologie phénoménologie d’Être et Temps, dont elle se réclame par ailleurs explicitement. Il n’en est pourtant rien. Ricœur définit la phénoménologie en des termes extrêmement formels : toute question à propos de n’importe quel étant (“un étant quelconque”) est phénoménologique pour autant qu’elle a à voir avec le sens de cet étant. Et cela vaut tout autant pour la question de l’être que pour celle portant sur tout étant dont nous pouvons faire l’expérience de façon quotidienne. Ce qui importe à la phénoménologie, poursuit-il, c’est que la question porte sur le sens caché par nos intérêts pratiques ou positivistes de l’un ou de l’autre. De ce point de vue, l’effort engagé par Heidegger pour distinguer deux manières distinctes (vulgaire et phénoménologique) de déformaliser le phénomène est réduit à néant. Le phénomène de Ricœur, en tant que sens caché, est “Toute question portant sur un étant quelconque est une question sur le sens de cet ‘étant’. Ainsi, dès les premières pages de Sein und Zeit, nous lisons que, la question oubliée, c’est la question du sens de l’être” (Ricœur, 1975a: 61). Phénoménologies « de » la littérature 27 ipso facto phénomène par excellence — un phénomène déjà formel dans la mesure où il est susceptible de multiplies variations de contenu (sens de l’être vs. sens de tel ou tel étant). Cependant, il serait faux d’affirmer qu’il s’agit là d’un concept purement formel : le concept de phénomène à l’œuvre dans la phénoménologie de Ricœur n’est ni complètement indéterminé (“ce qui se montre soi-même à partir de soi-même”), ni complètement déterminé comme étant ou être (l’étant mondain qui se montre de prime abord et le plus souvent dans notre expérience quotidienne vs. l’être structurellement caché qui a besoin d’être phénoménalisé). Il est, certes, déterminé — mais en tant que “sens” de ceci ou de cela. C’est précisément dans ce décalage que réside l’originalité de la variation proposée par Ricœur vis-à-vis du thème formel de toute phénoménologie herméneutique. Et c’est cette variation que nous pouvons appeler “herméneutique phénoménologique du sens”. 2.2. Le logos du sens Qu’en est-il à présent du logos par excellence, par quoi le phénomène par excellence (= le “sens”) doit se montrer soi-même à partir de soi-même ? C’est ici qu’entre en scène le deuxième volet de l’approche ricœurienne, à savoir l’idée selon laquelle l’herméneutique serait le présupposé même de la phénoménologie. Toute phénoménologie, écrit Ricœur, pour autant qu’elle a comme thème le sens caché d’un étant quelconque, doit “concevoir sa méthode comme une Auslegung, une exégèse, une explicitation, une interprétation” (Ricœur, 1975a: 69). Or, le concept d’interprétation introduit ici est pris dans le filet d’un réseau conceptuel bien déterminé qu’il s’agit à présent de démêler. — L’appartenance. Un tel concept renvoie d’abord à la notion d’appartenance, que nous avons évoquée plus haut : à la relation “sujet-objet”, à laquelle “ressortit l’exigence de chercher ce qui fait l’unité du sens de l’objet et celle de fonder cette unité dans une subjectivité constituante” (Ricœur, 1975a: 49), et qui se conclut dans un acte d’intuition ou de vision (Ricœur, 1975a: 46, 54), Ricœur oppose l’appartenance comme “relation d’inclusion qui englobe le sujet prétendument autonome et l’objet prétendument adverse” (Ricœur, 1975a: 49), “par quoi celui qui interroge a part à la chose même sur laquelle il s’interroge” (Ricœur, 1975a: 50). — Compréhension et interprétation. Cette relation, définie négativement comme finitude, est ensuite explicitée positivement à partir de l’analyse heideggerienne de l’être-au-monde, qui “exprime mieux le primat du souci sur le regard et le caractère d’horizon de ce à quoi nous sommes liés” (Ricœur, 1975a: 50), et de la structure d’anticipation de la compréhension que l’interprétation a pour but de développer, de telle manière que “la notion de ‘sens’ obéit à [la] double condition du als et du vor- (…). Ainsi le champ de l’interprétation est aussi vaste que la compréhension, laquelle couvre toute projection de sens dans une situation” (Ricœur, 1975a: 52). En ce sens, le couple compréhension- interprétation met fin à la thèse, propre à l’idéalisme husserlien, d’un sens que je pourrais dominer du regard et fixer une fois pour toutes, en vue d’un “procès ouvert” (Ricœur, 1975a: 54) portant sur un sens débordant (Ricœur, 1975a: 80). Un sens d’abord caché dans la compréhension quotidienne (qui se maintient jusque dans l’attitude naturaliste-objectiviste promouvant la relation sujet-objet), puis infiniment explicité dans l’interprétation, par un acte de distanciation à l’égard de notre expérience quotidienne. Dès lors, comme le suggère Ricœur, on peut appeler “vérité” le procès infini d’interprétation par quoi le sens d’abord caché est manifesté — à condition, là encore, de ne pas réduire cette manifestation de vérité à l’adéquation à un donné (propre à la relation sujet-objet), et de la 28 Claudio Majolino, Aurélien Djian concevoir plutôt comme une invention, pris dans “son sens [dédoublé], qui implique à la fois découvrir et inventer” (Ricœur, 1975b: 387-388). — L’imagination. C’est à ce point de l’analyse que le concept d’imagination entre en jeu. Un concept qui, on le devine déjà, gravite tout entier dans l’orbite de l’herméneutique phénoménologique du sens et tire de celle-ci ses déterminations essentielles. Tout d’abord, conformément à l’opposition entre l’attraction quotidienne pour l’étant, d’un côté, et la thématisation (= l’interprétation du sens caché) de l’autre, la conception ricœurienne de l’imagination se trouve dédoublée en imagination reproductrice et imagination productrice. Ce point apparaît d’une manière particulièrement saillante dans les cours professés par Ricœur sur le thème de l’imagination entre 1973-1974 (voir Taylor 2006 ; Majolino 2018) où celui-ci défend notamment trois thèses. La première thèse relève de l’histoire philosophique du concept d’imagination. Ricœur maintient que — “d’Aristote à Spinoza l’image demeure un doublet de la perception : elle représente quelque chose qui a déjà été perçu, puis qui est représenté mentalement, puis qui est substitué à la chose, enfin qui est pris pour la chose” (Ricœur 1973-4, 9) ; — Kant rompt avec cette tradition du paradigme de l’original et de l’image-copie en distinguant l’imagination reproductrice (image-copie) de l’imagination productrice (image-synthèse) — au “prix d’une subjectivation entière du problème de l’imagination, placé sous l’empire du ‘je pense' et de sa puissance synthétique, et, finalement, dans la mouvance de la génialité” (Ricœur 1973-4, 5) ; — la phénoménologie de l’imaginaire élaborée par Husserl et Sartre marque un retour à l’imagination reproductrice ; — et, finalement, une herméneutique phénoménologique de l’imagination doit garder l’essentiel de la percée kantienne de l’imagination productrice, tout en évacuant la subjectivation moderne du problème de l’imagination et liant ainsi le sort de l’imagination productrice à celui du langage. La deuxième thèse, quant à elle, est davantage philosophique et porte sur le contenu même de cette histoire du concept d’imagination. Ricœur affirme désormais que le primat de l’imagination reproductrice dans l’histoire n’est pas fortuit, mais repose sur le lien secret unissant la tradition philosophique occidentale avec la métaphysique de la présence : “finalement, c’est une philosophie du plein de l’être qui exclut qu’une fonction de l’absence puisse avoir un caractère originaire” (Ricœur 1973-4, 4). De ce point de vue, c’est précisément par l’importance qu’elle accorde à la présence que la philosophie occidentale regarde l’image comme la copie d’un modèle, i.e. la réduplication d’une présence originaire mais manquante dans une présence non-originaire, ou dérivée, mais disponible, entretenant avec la première (devenu modèle) un lien plus ou moins fidèle de ressemblance. Comme faculté de “représenter” une présence originaire in absentia, l’imagination, que l’on peut qualifier désormais de reproductrice, possède alors un statut précaire, intermédiaire entre des facultés positives corrélées à la présence originaire elle-même (la perception et la compréhension, la sensation et le concept), et condamnée à un rôle de production d’illusion (vs. la vérité de la sensation et du concept en eux-mêmes chez Aristote par exemple). Certes, l’image peut en un sens être vraie, en fonction du degré de fidélité à son modèle qui sert alors de critère ; mais plus elle est vraie, plus elle est prise pour la chose qu’elle copie, plus elle trompe : “l’imagination est essentiellement puissance trompeuse” (Ricœur 1973-4, 4). Phénoménologies « de » la littérature 29 La troisième thèse, enfin, concerne la contribution de Ricœur à la philosophie de l’imagination. Kant a en effet inauguré “la percée en direction d’une philosophie moderne de l’imagination” en opérant plusieurs “coups” philosophiques : — il a dédoublé l’imagination (reproductrice vs. productrice) ; — il a lié le sort de l’imagination productrice à la problématique de la synthèse et de la schématisation, par quoi l’imagination cesse d’être une faculté intermédiaire pour devenir médiatrice entre la sensibilité et l’entendement, en reconnaissant ainsi la fonction originaire (vs. dérivée) de l’absence (Ricœur 1973-4, 4) ; — il a privilégié “le problème de l’imagination, en tant que production d’images, [qui] l’emporte sur l’image en tant que reproduction des choses” (Ricœur 1973-4, 9). De ce point de vue, “la problématique kantienne rompt avec le primat ontologique de la présence, le primat épistémologique de la perception externe, le primat phénoménologique de la représentation, le primat critique de l’illusion” (Ricœur 1973-4, 9). Mais cette triple percée a comme prix la subjectivisation du problème de l’imagination, qui dépend désormais, d’une part, de l’activité transcendantale du “Je pense”, de telle manière que l’imagination productive se limite à “une phase de l’objectivation, un degré de la synthèse cognitive” (Ricœur 1973-4, 10) (première critique) ; et, d’autre part, du libre jeu avec les autres facultés sans schématisation de concept, par quoi l’imagination productrice échappe à son rôle cognitif pour être référée aux sensations de plaisir et de peine, sans acquérir donc “aucune dimension mondaine ou cosmique” (Ricœur 1973-4, 13). La contribution de Ricœur consiste alors à chercher à garder l’esprit de la percée kantienne, mais en en renouvelant la lettre : (a) l’imagination productrice, comme faculté originaire de l’absence, possède une place à part à côté de l’imagination reproductrice, faculté dérivée de l’absence indexée à la présence originaire ; (b) l’imagination productrice, comme synthèse et schématisation, possède une fonction “cognitive”, i.e. une dimension cosmique ou mondaine, mais celle-ci ne se réduit pas à la connaissance d’un objet par le sujet démiurge (Ricœur 1973-4, 10) ; (c) le rapport de l’imagination productrice au monde est plus fondamental, et doit donc être privilégié, par rapport à celui, dérivé, dans la mesure où il s’agit seulement de re-présenter une présence dans l’absence, de l’imagination reproductrice vis-à-vis de la présence originaire. Comme le souligne Ricœur, dans des termes qui ne nous sont pas inconnus, l’imagination, en suspendant notre rapport aux objets manipulables (Ricœur 1973-4, 72), est capable de présenter des manières d’être-au-monde. L’imagination ne pourrait-elle pas être ce par quoi je “figure”, “schématise”, “présente” des manières d’habiter le monde ? C’est par là qu’elle donne “plus” (Kant) à concevoir ; parce qu’il y aurait plus dans l’être au monde et dans ses virtualités existentielles, dans ses potentialités d’habiter, que dans tous nos discours (Ricœur 1973-4, 8). La thèse ricœurienne sur l’imagination peut à présent être reformulée dans les termes de son herméneutique phénoménologique du sens : — alors que l’imagination reproductrice, prise dans les filets de la relation sujet-objet, est obnubilée par l’étant comme présence dont nous faisons l’expérience quotidiennement, et qu’elle cherche tant bien que mal à re-présenter, l’imagination productrice, comme fonction synthétique de l’absence, rompt avec cette quotidienneté et constitue une puissance de manifestation du sens caché ; 30 Claudio Majolino, Aurélien Djian — alors que l’imagination reproductrice est gouvernée par l’idéal de la vérité-adéquation (sous la forme de la fidélité de la copie au modèle), l’imagination productrice relève de la vérité-révélation (l’invention comme découverte et création de manières d’être-au-monde). A-t-on alors justifié la thèse que nous avions formulée plus haut, à savoir que l’imagination productrice est le logos par excellence du sens comme phénomène par excellence (cf. §1.1)? Oui — pourvu que l’on arrive à construire, comme Ricœur commencera à le faire quelques années après les cours de 1973-1974, une théorie de l’imagination généralisant le modèle de l’imagination productrice au-delà du cadre discursif dans lequel celui-ci avait été initialement élaboré (l’innovation sémantique produite par la métaphore et par les récits historiques et littéraires), en l’appliquant au domaine pratique, et notamment à l’imaginaire social. Comme le souligne d’ailleurs Ricœur dans les premières lignes de son article “L’imagination dans le discours et dans l’action”, “il m’a paru, en effet, que, pour une théorie constituée dans la sphère du langage, la meilleure épreuve à laquelle pouvait être soumise sa prétention à l’universalité était d’interroger sa capacité d’extension à la sphère pratique” (Ricœur, 1976: 237). Cette condition étant satisfaite, on peut alors concevoir le texte — s’il est vrai que la métaphore est un poème en miniature (Ricœur, 1983b: 23) — et le travail de schématisation de l’imagination productrice qu’il implique, comme modèle, et concevoir l’action comme un texte. C’est ainsi que l’on peut finalement faire justice à la fonction universelle de l’imagination productrice, dans sa liaison avec le langage — et que l’on peut considérer cette dernière comme la variante de logos par excellence de l’herméneutique phénoménologique ricœurienne du sens. Or, si notre hypothèse au sujet de la solidarité entre conception de la phénoménologie et prise en charge du problème de l’imagination est correcte, le dédoublement de l’imagination (imagination reproductrice vs. productrice), qui correspond à celui entre étant et sens, puis le primat attribué à celle- ci sur celle-là (comme cela a été déjà le cas pour le sens vis-à-vis de l’étant), ne peut pas être la fin de l’histoire. En effet, on l’a vu, le sens est conçu par Ricœur de façon encore relativement formelle et il est donc encore susceptible de certaines variations de contenu (la question du sens de l’être, la question du sens de tel ou tel étant). Si tel est le cas, l’imagination productrice doit elle-aussi pouvoir subir ce type de variations. Plus précisément, à chaque variation de contenu du côté du sens doit correspondre une variation corrélative du côté de l’imagination productrice. Et c’est vers l’une de ces co-variantes que nous allons désormais nous tourner : l’imagination narrative littéraire du temps en tant que temps humain. 3. L’imagination narrative littéraire et les variations imaginatives Dans la mesure où, pour Ricœur, l’imagination littéraire est, avec l’histoire, un cas particulier d’imagination narrative (Ricœur, 1983a: 153-154), avant d’en venir à ce qui caractérise spécifiquement la première — à savoir les variations imaginatives qu’elle est seule capable de produire —, il nous faut d’abord commencer par déterminer les traits particuliers de la corrélation générale entre imagination narrative et temps. 3.1. La métaphore, l’agir et l’imagination narrative Commençons par le type de sens que l’imagination narrative est supposée rendre manifeste. Pour cela, il est utile de distinguer l’imagination narrative des deux autres types d’imagination productrice qui Phénoménologies « de » la littérature 31 occupent Ricœur autant dans Temps et Récit que dans les articles regroupés dans Du texte à l’action, à savoir la métaphore et l’action à faire (ou l’agir). — La métaphore et le sens pathique du monde. Du point de vue de la signification, la métaphore relève du même phénomène de l’innovation sémantique que le récit : de même que, comme nous allons le voir, le récit fait concorder le discordant ou l’hétérogène, la métaphore établit “une nouvelle pertinence dans la prédication” (Ricœur, 1983b: 24) sur la base de l’incompatibilité entre les deux termes qui figurent dans la phrase dans son interprétation littérale (“la nature est un temple, où de vivants piliers…”). Du point de vue de la référence, en revanche, la métaphore possède, selon Ricœur, une fonction redescriptive qui, d’une certaine manière, apparaît comme l’envers de la nouvelle pertinence instaurée par l’interprétation métaphorique. Conformément à la fonction de distanciation de l’imagination productrice, la métaphore suspend le “rapport direct du discours au réel déjà constitué, déjà décrit avec les ressources du langage ordinaire ou du langage scientifique” (Ricœur, 1983b: 27), et avec lui “le concept de vérité-vérification, corrélatif de notre concept ordinaire de réalité” (Ricœur, 1975b: 387). Cette suspension constitue alors la condition négative d’une fonction référentielle plus dissimulée du discours [par quoi celui- ci] porte au langage des aspects, des qualités, des valeurs de la réalité, qui n’ont pas d’accès au langage directement descriptif et qui ne peuvent être dits qu’à la faveur du jeu complexe de l’énonciation métaphorique et de la transgression réglée des significations usuelles de nos mots (Ricœur, 1983b: 27-28). Autrement dit, la métaphore suspend la relation sujet-objet — ce par quoi le monde est réduit à la totalité des objets ou des étants, gouvernés par nos intérêts de manipulation ou scientifiques (Ricœur, 1975b: 386-388) — au profit de la manifestation du monde comme sens. Mais la métaphore ne re- décrit pas le monde comme tel, elle “règne plutôt dans le champ des valeurs sensorielles, pathiques, esthétiques et axiologiques, qui font du monde habitable” (Ricœur, 1983a: 12 ; Ricœur, 1983b: 28). Elle révèle, certes, le monde dans ce qu’il a pour nous de sensé, mais “appréhendé sous l’angle (…) du pathos cosmique” (Ricœur, 1983a: 153) (sens pathique du monde). — L’agir et le sens pratique du monde. La “fonction projective” de l’imagination productrice, “qui appartient au dynamisme même de l’agir” (Ricœur, 1976: 249), participe quant à elle à l’invention du sens de l’action à faire, autant individuelle que sociale. Dans le cas de l’action individuelle, l’imagination productrice intervient à trois niveaux. Au niveau du projet, elle schématise le “réseau des buts et des moyens (…). C’est en effet dans cette imagination anticipatrice de l’agir que j’’essaie’ divers cours éventuels d’action et que je ‘joue’, au sens précis du mot, avec les possibles pratiques”. Au niveau de la motivation, l’imaginaire permet de se figurer le désir qui pousse à agir, et de distinguer ce dernier autant d’“une cause physiquement contraignante” que d’“une raison logiquement contraignante” (“je ferais ceci ou cela, si je le désirais”). Enfin, “au plan du pouvoir même de faire”, “c’est dans l’imaginaire que j’essaie mon pouvoir de faire, que je prends la mesure du ‘Je peux’. Je ne m’impute à moi-même mon propre pouvoir, en tant que je suis l’agent de ma propre action, que le dépeignant à moi-même sous les traits de variations imaginatives sur le thème du ‘je pourrais’, voire du 'j’aurais pu autrement, si j’avais voulu’” (Ricœur, 1976: 249-250). Dans le cas de l’action collective, en revanche, la fonction projective s’accompagne de la mise en jeu d’un imaginaire social exercé à travers des “pratiques imaginatives”, telles l’utopie et l’idéologie, qui assurent “la constitution du lien analogique entre moi et l’homme mon semblable” (Ricœur, 1976: 254). Dans tous les cas, qu’il 32 Claudio Majolino, Aurélien Djian s’agisse d’action individuelle ou collective, l’imagination productrice rompt avec la coercition exercée par le monde sur moi, dans sa dimension physique (coercition physique des objets) ou rationnelle (raison contraignante du sujet), pour que je puisse m’élever au rang d’acteur responsable, capable de m’imputer mon propre pouvoir, de me figurer mes propres désirs, de faire mes propres projets (sens pratique du monde). — L’imagination narrative et le sens du temps. Contrairement à l’imagination productive déployée par la métaphore et l’action, l’imagination productive à l’œuvre dans le récit est caractérisée par sa fonction mimétique. Conformément à l’usage du terme mimesis dans la Poétique d’Aristote, l’imagination mimétique produit l’imitation d’une action. En outre, contrairement au cas de l’agir, l’action imitée par la mimesis n’est plus “à faire” mais “déjà là” (Ricœur, 1976: 249). Ainsi, le récit se doit de révéler non pas les traits projectifs de l’action — pour rester à l’action individuelle : le projet d’un but et des moyens que j’ai à mettre en œuvre, la détermination des désirs qui me motivent, le test et l’imputation de mes possibilités d’action sous la forme de variations imaginatives sur le thème du “je peux” (je pourrais faire ceci ou cela, si…) —, mais ses caractères temporels. Et, plus précisément, il s’agit de révéler les traits temporels de l’action en ce qu’ils ont de proprement humain (Ricœur, 1983a: 17), c’est-à-dire de sensé (ce qui renvoie au sens temporel du monde). Cela ne signifie évidemment pas pour autant qu’une œuvre narrative ne puisse pas, par la suite, s’inscrire dans la projection imaginaire d’une action à venir (individuelle ou collective) . C’est d’ailleurs précisément cette possibilité dont Ricœur rend compte dans le chapitre consacré à la conscience historique dans Temps et Récit 3, notamment dans sa description de la structure de l’être-affecté-par-le-passé, qui garantit notre appartenance à telle ou telle tradition historiquement constituée — ce qui comprend également les traditions littéraires. Mais, justement, dans ce cas, la finalité propre de l’œuvre narrative, à savoir de refigurer le temps comme temps humain, passe à l’arrière-plan pour servir les exigences et les buts propres à l’agir : l’invention d’une action à faire. 3.2. Le sens du temps et la triple mimesis Qu’en est-il à présent de la thèse, formulée par Ricœur dès la première page de Temps et Récit, selon laquelle “le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle” (Ricœur, 1983a: 17) ? Et en quoi peut-on considérer ce temps humain comme une variante du sens compris en tant que phénomène par excellence (cf. §1.2) ? Pour répondre à ces questions, il nous faut maintenant préciser davantage les traits phénoménologiques de l’imagination narrative ricœurienne. Nous avons déjà vu comment l’imagination productrice, en tant que faculté de l’absence, implique le moment de la distanciation par rapport à notre expérience quotidienne, réglée par des intérêts pratiques ou scientifiques, qui ouvre le champ du sens, c’est-à-dire d’un monde compris à travers des modes d’être-au-monde inédits. Or, c’est précisément cette même thèse que Temps et Récit met en œuvre à travers son examen de la structure mimétique moyennant laquelle le temps préfiguré est finalement refiguré après avoir été configuré d’une manière narrative. Mais si tel est le cas, le temps humain, en tant que temps refiguré, n’est autre que la variante de sens corrélative de l’imagination Après tout, l’utopie anarchiste des dernières pages du roman de science-fiction Les Furtifs d’Alain Damasio peut tout à fait constituer le modèle clarifiant et déterminant tout à la fois, i.e. inventant, mon propre projet, mes propres désirs et possibilités pratiques, personnelles et politiques. Sur ce point, cf. Djian 2022. Phénoménologies « de » la littérature 33 narrative. C’est ce que nous allons voir en revenant sur l’articulation de ce que Ricœur appelle la triple mimesis. — Mimesis I et les apories de la phénoménologie. Dans Temps et Récit, la fonction propre de l’imagination productrice, à savoir de neutralisation du rapport non-originaire entre sujet et objet, s’exerce sur ce que Ricœur appelle mimèsis I, c’est-à-dire le “monde de l’action” tel que nous le pré- comprenons (Ricœur, 1983a: 108). En effet, “c’est sur cette pré-compréhension, commune au poète et à son lecteur, que s’enlève la mise en intrigue et, avec elle, la mimétique textuelle et littéraire” (Ricœur, 1983a: 125). Or, l’un des traits de mimesis I est son “caractère temporel” (Ricœur, 1983a: 108), que la “praxis quotidienne” (Ricœur, 1983a: 119) conçoit à la manière de l’intra-temporalité heideggerienne (Ricœur, 1983a: 121), à savoir comme l’objet d’un calcul pratique (“maintenant que…”, “il est temps de…”, etc.). En somme, le temps quotidien, “c’est le temps des travaux et des jours” (Ricœur, 1983a: 123). De ce point de vue, c’est la dimension signifiante du temps qui se dérobe, au profit de la dimension ontique du temps observable, descriptible, calculable. Les différentes apories de la phénoménologie dont traite Ricœur dans le dernier tome relèvent également de mimèsis I : si toute phénoménologie du temps (qu’il s’agisse de celle d’Augustin, de Husserl ou de Heidegger) est par essence aporétique, c’est à cause de sa “tentative de faire apparaître le temps lui-même”, de son ambition de proposer “une appréhension intuitive de la structure du temps” en dépit de l’“inscrutabilité du temps” (Ricœur, 1983a: 156-157). Une telle aporie étant à la fois la plus “dissimulée” (Ricœur, 1985: 467), la “plus intraitable” et “la plus forte” (Ricœur, 1985: 438). Dans l’un et l’autre cas, donc, c’est le temps du monde réduit à ses caractéristiques ontiques (observable, intuitif, etc.), monde gouverné par nos intérêts quotidiens, pratiques et scientifiques, qu’a affaire la pré-compréhension de mimesis I. — Mimesis II et la synthèse de l’hétérogène. Mimesis II constitue ensuite le premier degré de distanciation par rapport à la quotidienneté de notre relation au monde et au temps. Et cette distanciation réside, comme on pouvait s’y attendre, dans le caractère producteur de la configuration narrative. Elle réside d’abord en celui-ci en tant que puissance d’absence, s’il est vrai que ni les événements passés dont il est question dans la science historique, ni les événements fictifs de la littérature, ne sont directement observables. C’est pourquoi Ricœur souligne d’emblée que “avec mimèsis II s’ouvre le royaume du comme si” (Ricœur, 1983a: 125), par quoi le rapport avec le monde empirique est neutralisé. Mais le caractère producteur de mimèsis II réside également, conformément au caractère d’innovation sémantique dont nous avons parlé plus haut, dans son activité synthétique : “elle fait médiation entre des événements ou des incidents individuels, et une histoire prise comme un tout” ; elle “compose ensemble des facteurs aussi hétérogènes que des agents, des buts, des moyens, des interactions, des circonstances, des résultats inattendus, etc.” (Ricœur, 1983a: 127) ; elle constitue une “synthèse de l’hétérogène”, ou synthèse des caractères temporels de l’intrigue, d’une part en tirant d’un divers successif d’événements “l’unité d’une totalité temporelle” (schématisme), d’autre part dans la mesure où “ce schématisme (…) se constitue dans une histoire qui a tous les caractères d’une tradition” reposant “sur le jeu de l’innovation et de la sédimentation”. Jeu qui “se déploie entre les deux pôles de l’application servile et de la déviance calculée, en passant par tous les degrés de la 'déformation réglée’”, et qui crée des “paradigmes” qui “naissent du travail de l’imagination productrice à ce niveau” (Ricœur, 1983a: 131-135). Or, c’est précisément cette synthèse de l’hétérogène qui constitue la clef permettant de résoudre (poétiquement) les apories de la phénoménologie. Limitons-nous ici à l’aporie de l’occultation mutuelle du temps objectif et du temps de la conscience, telle que Ricœur l’expose à travers le débat entre Husserl et Kant. 34 Claudio Majolino, Aurélien Djian La phénoménologie husserlienne du temps s’établit sur “la mise hors circuit du temps objectif” (Ricœur, 1985: 44), dans le but de décrire le temps phénoménologique au sein duquel celui-ci se constitue, et la conscience intime dans laquelle le temps phénoménologique lui-même se constitue. C’est dans ce cadre que les concepts de rétention et de souvenir secondaire sont mobilisés. Or, l’intentionnalité immanente dans laquelle se constitue le temps de la conscience présuppose sans cesse l’intentionnalité transcendante, i.e. portant sur le temps objectif, que la première est censée avoir mis hors circuit. C’est ainsi que rétention et souvenir secondaire, en tant que types de conscience intentionnelle, i.e. de conscience de quelque chose, reposent “sur la reconnaissance, que seule [la conscience transcendante] peut [leur] donner, d’un quelque chose qui dure” (Ricœur, 1985: 82) ; ou, pour le dire autrement, “le prix de la découverte husserlienne de la rétention et du souvenir secondaire, c’est l’oubli de la nature, dont le caractère de succession reste présupposé par la description même de la conscience intime du temps” (Ricœur, 1985: 109). Inversement, en liant le sort du temps à une ontologie déterminée de la nature, Kant ne s’est-il pas interdit d’explorer d’autres propriétés de la temporalité que celle que requiert son axiomatique newtonienne : succession, simultanéité (et permanence) ? Ne s’est-il pas fermé l’accès à d’autres propriétés issues des relations du passé et du futur au présent effectif ? (Ricœur, 1985: 109). Et, surtout, ces propriétés ne sont-elles pas toujours présupposées par une telle ontologie de la nature, dans la mesure où “les déterminations par lesquelles le temps se distingue d’une simple grandeur ne se soutiennent que par une phénoménologie implicite, dont l’argument transcendantal marque à chaque pas la place en creux” ? (Ricœur, 1985: 106). Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’aspect fragmentaire du temps, impliqué par l’idée de succession, ou de son caractère de totalité singulière, qui renvoient tous les deux à “l’expérience d’un horizon temporel”, par quoi la succession du temps et de ses différentes parties est constituée “phase par phase, fragment par fragment, sans jamais avoir l’objet tout entier à la fois sous le regard” (Ricœur, 1985: 90). Si cela est juste, alors il faut en conclure que la pensée du temps de la conscience occulte, tout en la présupposant, la pensée du temps de la nature, et inversement. En quoi l’imagination narrative, en tant que synthèse de l’hétérogène, permet-elle à présent de résoudre cette aporie ? Tout simplement car, selon Ricœur, elle s’avère capable de lier ensemble le temps de la conscience (présent-passé-futur) et celui du monde (succession, simultanéité, permanence), en prenant un divers d’événements qui se succèdent — de telle manière qu’il soit toujours légitime de demander “et après, que se passe-t-il ?” — et en l’unifiant sous la forme d’un tout temporel avec son début, son milieu, sa fin, et dans lequel se distribuent le présent, le passé et le futur des personnages de l’intrigue (qu’il s’agisse de personnages historiques ou fictifs). De ce point de vue, il s’agit, certes, d’une solution à l’aporie ; mais cette solution n’est que poétique, dans la mesure où elle n’est pas obtenue par le moyen théorique de la pensée du temps (en l’occurrence de la phénoménologie) mais avec les moyens de la narration. On peut maintenant conclure : alors que la pré-compréhension du monde de l’action réduisait ses caractères temporels à une série de traits ontiques, gouvernés par nos intérêts pratiques et théoriques — ces derniers conduisant à des apories toujours plus inextricables —, la configuration imaginative, par sa fonction d’absence et de synthèse, construit un temps à figure humaine, dans lequel le temps humain de la personne (avec son présent, son passé et son futur) est unifié à celui cosmique des astres. Phénoménologies « de » la littérature 35 — Mimesis III et la refiguration. Il suffit alors que l’intrigue narrative soit lue, et le monde du lecteur modélisé à travers celui du texte, pour que le temps configuré soit finalement refiguré, i.e. que le temps soit manifesté comme sens, ou temps humain, et que les apories phénoménologiques soient poétiquement résolues. Voilà la contribution propre de mimèsis III. Mais une telle conclusion doit être bien comprise, car la refiguration implique un concept de lecture bien particulier. Certes, dans la mesure où l’imagination narrative a pour but de refigurer le temps, il ne peut s’agir dans la lecture de comprendre l’intention de l’auteur, de laquelle le texte, en se fixant par écrit, s’est de toute façon autonomisé (Ricœur, 1975a: 53) : dans la mesure où le sens d’un texte s’est rendu autonome par rapport à l’intention subjective de son auteur, la question essentielle n’est pas de retrouver, derrière le texte, l’intention perdue, mais de déployer, devant le texte, le “monde” qu’il ouvre et découvre. Autrement dit, la tâche herméneutique est de discerner la “chose” du texte (Gadamer) et non la psychologie de l’auteur (Ricœur, 1975a: 58). Mais puisque l’imagination productrice incorporée dans le texte narratif est le médiateur permettant la refiguration du temps — c’est-à-dire le logos par excellence du sens du temps — la lecture ne saurait s’y substituer. En d’autres termes, ce n’est pas la lecture qui manifeste le temps humain ; elle en est le catalyseur, ou “l’ultime vecteur” (Ricœur, 1983a: 146), et elle en subit autant les effets que le monde qui se révèle devant elle : “se comprendre, c’est se comprendre devant le texte et recevoir de lui les conditions d’un soi autre que le moi qui vient à la lecture” (Ricœur, 1983b: 36 ; Ricœur, 1975a: 60). C’est seulement à cette condition que l’on évitera “le retour subreptice de la subjectivité souveraine” (Ricœur, 1975a: 60), relevant de la relation sujet-objet et que l’on essaye précisément de décrire comme non-originaire. En effet, “aucune des deux subjectivités, ni celle de l’auteur, ni celle du lecteur, n’est (…) première au sens d’une présence originaire de soi à soi-même” (Ricœur, 1983b: 36). La portée philosophiquement immense de la thèse, cohérente avec l’herméneutique phénoménologique développée par ailleurs par Ricœur, selon laquelle l’imagination productrice narrative constitue le logos par excellence du sens temporel humain du monde, a donc un double prix : celui d’exclure de l’équation herméneutique-phénoménologique la question de l’intention de l’auteur, dont le texte s’est rendu autonome en se fixant par écrit, et rendu par ailleurs non-reconstructible en raison de la structure d’être-affecté-par-le-passé de la conscience historique ; celui de réduire le lecteur au rôle de point de départ et de point d’arrivée d’un processus qui, essentiellement, lui échappe et doit lui échapper, pour que l’on puisse être fidèle à la critique de la conscience constituante (et, à travers elle, de la phénoménologie idéaliste de Husserl) (voir Ricœur, 1975a: 43-61). 3.3. L’imagination narrative littéraire et les variations imaginatives Jusqu’ici, on a montré que l’imagination narrative constituait la variante de logos par excellence capable de dévoiler un certain type de variante de sens, à savoir le sens du temps. Il reste à présent à considérer la contribution spécifique de la littérature à ce projet herméneutique-phénoménologique. Or, aux yeux de Ricœur, la particularité de la littérature réside dans les “variations imaginatives” qu’elle est la seule capable de produire. On demandera : variation par rapport à quoi ? Par rapport au tiers-temps inventé ou crée (Ricœur, 1985: 190) par le récit historique, qui consiste dans la “réinscription”, par le biais de connecteurs spécifiques (le calendrier, la suite des générations, les 36 Claudio Majolino, Aurélien Djian traces), “du temps phénoménologique sur le temps cosmique” ; c’est “ce phénomène de réinscription [qui] est l’invariant par rapport auquel les fables sur le temps apparaissent comme des variations imaginatives” (Ricœur, 1985: 229). Mais en quoi consiste, à proprement parler, cette réinscription par quoi un tiers-temps est inventé, et dans quelle mesure la littérature propose-t-elle des variations sur cet invariant ? Pour répondre à la première question, Ricœur prend l’exemple d’un connecteur de réinscription, à savoir le calendrier. Conformément à l’analyse de Benveniste, le calendrier possède trois traits essentiels : — “un événement fondateur, censé ouvrir une ère nouvelle [… qui] détermine le moment axial à partir duquel tous les événements sont datés” ; — “par rapport à l’axe de référence, il est possible de parcourir le temps dans les deux directions, du passé vers le présent, et du présent vers le passé” ; — “on fixe ‘un répertoire d’unités de mesure servant à dénommer les intervalles constants entre les récurrences de phénomènes cosmiques’. Ces intervalles constants, c’est l’astronomie qui aide, non à les dénommer, mais à les déterminer (le jour, le mois, l’année)” (Ricœur, 1985: 194). Or, deux points sont importants dans cette analyse. D’abord, c’est la parenté de ces trois traits à la fois avec le temps de la conscience et celui de la nature. D’un côté, le calendrier renvoie à un temps composé d’“instants quelconques”, à une “direction dans la relation d’avant et d’après, [qui] ignore l’opposition entre passé et futur” et “permet au regard de l’observateur de parcourir [le temps calendaire] dans les deux sens”, et à une “mensurabilité” des intervalles (Ricœur, 1985: 195), i.e. au temps de la nature. De l’autre, l’idée d’un “point zéro du comput” n’a de sens que par rapport à la notion de présent, i.e. un “événement nouveau qui rompt avec une ère antérieure et inaugure un cours différent de tout ce qui a précédé” ; l’idée du parcours en avant et en arrière jusqu’au point zéro repose sur “l’expérience vive de la rétention et de la protention” et sur “l’idée de quasi-présent”, à savoir que “tout instant remémoré peut être qualifié comme présent, doté de ses propres rétentions et protentions” ; enfin, la mesure “se greffe sur l’expérience qu’Augustin décrit très bien comme raccourcissement de l’attente et allongement du souvenir” (Ricœur, 1985: 196). Cela dit, cette parenté du temps calendaire avec les deux temps hétérogènes ne fait pas encore un temps inventé. Pour que celui-ci soit créé, il faut “une authentique création qui dépasse les ressources de l’un et de l’autre” (Ricœur, 1985: 196). Et cette authentique création réside précisément dans l’instauration du point zéro du comput : celui-ci n’est “ni un instant quelconque, ni un présent, quoiqu’il les comprenne tous les deux”. En effet, “à partir du moment axial, les aspects cosmiques et psychologiques du temps reçoivent respectivement une signification nouvelle”. Une fois le point zéro instauré, tous les événements “acquièrent une position dans le temps, définie par leur distance au moment axial”, tandis que “les événements de notre propre vie reçoivent une situation par rapport aux événements datés” (Ricœur, 1985: 196-197). C’est cette spécificité du moment axial qui donne au temps calendaire le statut d’un tiers-temps inventé, “’extérieur au temps physique comme au temps vécu” : “tous les instants sont des candidats de droit égal au rôle de moment axial” ; “rien ne dit de tel jour du calendrier, pris en lui-même, s’il est passé, présent ou futur” (Ricœur, 1985: 197). Si cela est juste, en quoi à présent la réinscription du temps psychologique sur le temps physique, opérée notamment par le biais du temps calendaire, constitue-t-il un invariant sur lequel la littérature propose des variations ? L’invariant consiste ici dans l’obligation de l’historien, attaché à reconstruire le passé réel, de raccorder les actions passées “à l’unique réseau spatio-temporel constitutif du temps chronologique”, i.e. par exemple de déterminer leur position sur un unique calendrier, qui se rapport à Phénoménologies « de » la littérature 37 l’unique monde existant, le nôtre. Chaque historien peut, certes, aborder la partie qu’il souhaite de l’histoire humaine, mais chaque événement ou groupe d’événements considérés devra être reversé à un seul et même temps, celui de notre univers, mesuré par tel ou tel calendrier — chacun étant, en principe, convertible dans l’autre. Or, c’est précisément de cette contrainte de l’historien que la littérature fictionnelle s’affranchit. Elle le fait sur la base “des ressources de la configuration narrative qui semblent propres au récit de fiction” par opposition au récit historique, i.e. des ressources spécifiques à l’imagination narrative littéraire, à savoir le dédoublement “en temps de l’acte de raconter et temps des choses racontées” (Ricœur, 1984: 14-15), et à la fictionalisation du premier, entrainant la distinction entre le narrateur fictif de l’auteur réel. Ce “privilège” de la fiction (Ricœur, 1984: 15, 115) fait que “chaque expérience temporelle fictive déploie son monde, et chacun de ces mondes est singulier, incomparable, unique” (Ricœur, 1985: 230-231). Ainsi, contrairement au cas du récit historique, chacun des événements fictifs, passés, présents ou futurs vécus par des personnages fictifs et racontés par les différents narrateurs fictifs des romans, épopées, tragédies, etc., n’a pas à être rapporté au temps de notre univers, mais à chaque fois au temps unique, doté de propriétés spécifiques, du monde particulier dans lequel ils est censé prendre place. De telle manière que “non seulement les intrigues, mais les mondes d’expérience qu’elles déploient ne sont pas (…) des limitations d’un unique monde imaginaire. Les expériences temporelles fictives ne sont pas totalisables” (Ricœur, 1985: 231). C’est précisément ce privilège de l’imagination littéraire, à savoir l’affranchissement par rapport à l’exigence de réinscription de l’historien, qui “a pour contrepartie positive l’indépendance de la fiction dans l’exploration de ressources du temps phénoménologique qui restent inexploitées, inhibées, par le récit historique” (Ricœur, 1985: 231). Au temps fixe de l’histoire font face les temps multiples de la fiction. En ce sens précis, la littérature fictionnelle propose des variations imaginatives du rapport invariable de réinscription du temps vécu sur le temps de notre unique monde propre à l’histoire. Ou, pour le dire de façon plus technique : l’imagination productrice narrative littéraire contribue à la manifestation du sens humain du temps, et à la résolution des apories de la phénoménologie, en proposant des variations imaginatives de la réinscription du temps vécu sur le temps du monde, grâce à son privilège, celui du dédoublement du temps de l’acte de raconter et temps des choses racontées. C’est ainsi, par exemple, que À la recherche du temps perdu repose sur le clivage entre temps du monde comme temps des signes (signes de la mondanité, de l’amour, des impressions sensibles, de l’art), et temps de l’apprentissage de ces signes, qui est aussi temps de la conscience — premier clivage qui conduit à un autre, celui entre temps perdu (temps révolu, temps dissipé “parmi des signes non encore reconnus comme signes”, temps dispersé “comme le sont les sites dans l’espace, que symbolisent les deux ‘côtés’ de Méséglise et de Guermantes”) et temps retrouvé (celui de la Visitation et de l’Illumination du narrateur, comprenant qu’il peut “retrouver” le temps perdu dans toutes ses dimensions en faisant une œuvre d’art) (Ricœur, 1985: 236-237). Ou encore, Mrs. Dalloway de Virginia Woolf décrit l’expérience-limite particulière que fait chacun de ses personnages d’un rapport du temps mortel au temps monumental (ainsi, pour Septimus, “l’impossible réconciliation entre le temps frappé par Big Ben et l’incommunicable rêve d’intégrité personnelle de l’infortuné héros, qui le conduit au suicide”) (Ricœur, 1985: 234). 38 Claudio Majolino, Aurélien Djian Deuxième Partie Husserl : la constitution du sens, la phantasia et les consciences littéraires Si nous quittons maintenant les analyses ricœuriennes — où la littérature (§I.3) est comprise sur la base d’une conception du logos par excellence comme imagination productrice (§I.2) établie à son tour au sein d’une phénoménologie herméneutique où le phénomène par excellence est déformalisé en termes de “sens” (§I.1) — et que nous nous tournons vers celles de Husserl, le paysage théorique change radicalement. Reprenons nos trois groupes de questions directrices : (1) Alors que, chez Ricœur, le sens est une variante de phénomène par excellence, le sens de la phénoménologie husserlienne relève d’une conception du phénomène pensé à partir de la structure de l’unité transcendante (visée) d’une multiplicité immanente (vécue ou éprouvée). (2) L’introduction de ce nouveau modèle structurel du phénomène conduit à une phénoménologie de ce que Husserl appelle la phantasia, ainsi qu’à une cartographie de ses modalités multiples, fondée sur l’idée de conflit avec le temps du monde réel. (3) Finalement, c’est la manière même de concevoir une phénoménologie de la littérature fictionnelle qui se trouve modifiée, autant dans son objet (les multiples corrélations de conscience à l’œuvre dans le phénomène littéraire vs. l’imagination littéraire incorporée au texte comme facteur de variations imaginatives) que dans ses enjeux (la fondation d’une science littéraire vs. la révélation d’aspects temporels du monde cachés dans l’expérience quotidienne). À la littérature comme phénoménologie (phénoménologie “de” la littérature = génitif subjectif), préconisée par Ricœur, se substitue ainsi chez Husserl une phénoménologie de la littérature (génitif objectif). 1. Une phénoménologie constitutive Commençons par dégager la matrice structurelle-générative définissant la “famille” des phénoménologies constitutives, qui peut être construite à partir de la — ou plutôt d’une certaine — phénoménologie husserlienne, et que nous allons opposer à la phénoménologie herméneutique dont la matrice est, comme nous l’avons montré, heideggerienne. 1.1. Husserl et l’idée de la phénoménologie Le concept de phénoménologie constitutive qui nous intéresse peut être établi à partir de L’idée de la phénoménologie (1907). Trois raisons justifient l’importance stratégique de cet ouvrage. D’abord, la portée universelle de l’entreprise phénoménologique y est explicitement reconnue. Il s’agit en effet, souligne Husserl, d’accomplir une “critique de la raison” sous toutes ses formes : théorique, pratique et axiologique (Husserl, 1973b: 14/117), qui couvre le domaine même de la philosophie. Ensuite, la modification que Husserl fait subir au concept de “phénomène” par rapport aux Recherches logiques y est particulièrement visible, car celui-ci est pour la première fois étudié à l’aide des notions cruciales de “réduction phénoménologique” et de “corrélation constitutive” qui, dans cet ouvrage, font l’objet d’un traitement détaillé (voir Djian-Majolino 2020). Enfin, l’exemple de phénoménologie qui y est Phénoménologies « de » la littérature 39 présenté permet d’établir un concept minimal et suffisant de phénoménologie constitutive susceptible d’être appliqué à l’ensemble de la phénoménologie transcendantale husserlienne à partir de 1907 et jusqu’à la Krisis, en dépit de ses enrichissements successifs (voir Djian 2021) ; et, de façon plus générale, il pourra être utilisé en tant que concept matriciel d’une famille dont Husserl n’apparaîtra à son tour que comme le premier des membres. En ce qui concerne le premier point, il est sans doute utile de rappeler que le rôle de la célèbre “réduction”, introduite dans L’idée de la phénoménologie, est de contribuer à résoudre ce que Husserl appelle “l’énigme de la transcendance”. “Transcendance” et “immanence”, précise Husserl, sont en effet des termes ambigus. D’une part, on appelle “transcendant” ce qui va au-delà du vécu de conscience, ce qui n’est pas réellement contenu dans son flux (par exemple, la chose perçue, les autres personnes appréhendés par l’expérience ordinaire, les nombres étudiés par le mathématicien, le centaure imaginé, etc.), s’opposant ainsi à l’immanence comme ce qu’y est réellement contenu (les contenus de sensation et de sentiments effectivement éprouvés, les appréhensions ou les actes intentionnels effectivement vécus — ce que Husserl appellera plus tard données hylétiques et noèses). D’autre part, et c’est là la signification qui nous intéresse, le terme de “transcendance” est aussi utilisé pour indiquer un mode de donnée. Cette fois-ci, est transcendant tout ce qui est au-delà du donné, ce qui n’a pas d’évidence absolue, tout ce dont l’être n’est pas pleinement assuré par l’apparaître. Envisagé du point de vue d’une critique de la raison théorétique, l’énigme de la transcendance peut donc se formuler de la manière suivante : “comment la connaissance peut-elle poser comme existant quelque chose qui n’est pas directement et véritablement donné en elle ?” (Husserl, 1973b: 35/60) . Or, une telle énigme, indique Husserl, ne saurait être résolue à l’intérieur de ce qu’il appelle l’“attitude naturelle”, car celle-ci se caractérise précisément par le fait de poser constamment de la transcendance, de présupposer l’existence de ce dont le doute n’est pas absolument exclu, à commencer par le monde (Husserl, 1973b: 17/37). Le propos de Husserl rappelle ainsi explicitement celui du Descartes de la Première méditation : en raison même de son mode d’apparaître, tout ce qui existe dans le monde et en tant que monde peut être eo ipso soumis au doute quant à son être (il y a une pierre ; il y a des nombres) et quant à son être-tel (ceci est une pierre ; 2 + 2 est égal à 4). En somme, puisque tout ce qui est mondain et le monde lui-même sont transcendants, ce n’est pas à l’intérieur du monde ou du mondain que l’énigme de la transcendance pourra être résolu. Cependant, à la fois fidèle et infidèle à la démarche cartésienne, Husserl propose, non pas de douter de l’existence du monde, mais de suspendre la validité de tout ce qui est frappé du sceau de l’existence, afin d’atteindre cette évidence que la transcendance elle-même ne pourrait assurer. Car si l’être est suspendu, il ne saurait y avoir d’écart possible entre être et apparaître. La solution à l’énigme de la transcendance implique donc le passage à une autre attitude que celle naturelle, ainsi qu’à une autre méthode issue d’une “dimension totalement nouvelle” (Husserl, 1973b: 24/46). Il s’agit, précisément, de cette attitude et de cette méthode qu’Husserl qualifie de “phénoménologiques”. Or, non seulement Husserl ne veut pas douter de l’existence du monde, il ne veut pas non plus rabattre l’“immanence” en tant qu’évidence absolue sur l’“immanence” comme présence réelle d’un vécu dans le flux de conscience. Et c’est précisément pour cette raison que la réduction phénoménologique doit prolonger le geste cartésien d’une manière, pour ainsi dire, non-cartésienne. En effet, en mettant entre parenthèses la position d’existence inhérente à l’attitude naturelle, la Cette approche se limite à la critique de la raison théorétique, mais s’élargit à la raison pratique et à celle axiologique. Nous ne pourrons pas nous arrêter sur ceux-ci ici. 40 Claudio Majolino, Aurélien Djian réduction fait apparaître, selon Husserl, la différence entre “le phénomène pur au sens de la phénoménologie et le phénomène psychologique” (Husserl, 1973b: 43/68). Alors que ce dernier, objet de la psychologie comme science empirique, constitue un fait mondain (Husserl, 1973b: 44/68), le premier ne se trouve à proprement parler nulle part dans le monde ; et alors que les phénomènes psychologiques sont aussi douteux que n’importe quel autre étant transcendant, seuls les phénomènes “au sens de la phénoménologie” apparaissent comme excluant tout doute. D’où le double croche-pied à Descartes : l’existence factuelle du monde est-elle douteuse ? Certes. Mais elle est tout aussi douteuse que l’existence factuelle de l’ego cogito avec tous ses actes psychologiques. En outre, il se trouve que, en tant que phénomène, c’est-à-dire par-delà l’existence et la non-existence, le monde est en réalité tout à fait indubitable — il est tout aussi indubitable que ce cogito qui lui est corrélé. Cette caractérisation préalable permet déjà de préciser plusieurs traits structurels du concept husserlien de “phénomène”. (a) D’une part, tout comme Heidegger, Husserl considère la signification du mot “phénomène” comme équivoque. Il distingue ainsi un concept proprement phénoménologique de phénomène d’un concept non-phénoménologique, qu’il qualifie à tour de rôle de “psychologique” ou, plus généralement, de “factuel”. Cependant, contrairement à Heidegger, Husserl ne distingue pas deux concepts de phénomène, et donc de phénoménologie, à travers l’axe du formel et du matériel. En d’autres termes, du point de vue husserlien, il n’y a pas et il ne saurait y avoir de concept formel de phénomène à déformaliser d’une manière vulgaire-dérivée ou originaire-phénoménologique. Ainsi, alors que le rapport entre les concepts phénoménologiques et non phénoménologiques de phénomène relève pour Heidegger d’une différence de déformalisation (l’étant vs. l’être), pour Husserl, il s’agit plutôt d’une différence d’évidence (la transcendance vs. l’immanence) ou, ce qui revient au même, de transitivité (le phénomène-fait, qui apparaît mais qui, au-delà de l’apparence, pourrait ne pas être ou être autrement qu’il n’apparaît vs. le phénomène-phénomène qui s’épuise dans et se “réduit” à son apparaître) . (b) D’autre part, l’objet désigné par le mot “phénomène”, tel qu’il est employé par Husserl, affiche déjà une certaine équivocité, car la différence entre phénomènes (au sens de la phénoménologie ou non) est plutôt dans la manière dont ceux-ci sont “vus”. En effet, il n’y a pas, stricto sensu, deux objets distincts, le phénomène-fait et le phénomène-phénomène, mais un seul et même objet susceptible d’être saisi thématiquement d’une manière double : soit via l’attitude naturelle, soit par l’attitude phénoménologique ; soit en embrassant la transcendance, soit en la mettant entre parenthèses ; ou, pour le dire en termes encore cartésiens, soit en tant que “douteux”, soit en tant qu’évident. (c) En outre, à cette première équivocité s’en ajoute une seconde, qui indique la véritable portée du domaine de la donnée absolue atteint dans l’attitude phénoménologique : “le mot phénomène — explique Husserl — a [un] double sens en vertu de la corrélation essentielle entre l’apparaître C’est d’ailleurs précisément ce qu’affirme Sartre au début de l’Être et le Néant : après la phénoménologie, “le dualisme de l’être et du paraître ne saurait plus trouver droit de cité en philosophie. L’apparence renvoie à la série totale des apparences et non à un réel caché qui aurait drainé pour lui tout l’être de l’existant. Et l’apparence, de son côté, n’est pas une manifestation de cet être. (…) un ‘paraître’ qui ne s’oppose plus à l’être, mais qui en est la mesure, au contraire. Car l’être d’un existent, c’est précisément ce qu’il paraît. Ainsi parvenons-nous à l’idée de phénomène, telle qu’on peut la rencontrer, par exemple, dans la ‘Phénoménologie’ de Husserl ou de Heidegger, le phénomène ou le relatif-absolu” (Sartre, 1943 : 12). De ce point de vue, Sartre a tout à fait raison d’attribuer — mutatis mutandis — une telle conception du phénomène à Husserl, un peu moins lorsqu’il inclut Heidegger dans la liste (Heidegger qui ne manquera pas, d’ailleurs, de se désolidariser du projet sartrien). Nous reviendrons (cf. infra. II.1.2.) sur le cas de la phénoménologie sartrienne, considérée comme une variante de la matrice husserlienne du phénomène. Phénoménologies « de » la littérature 41 (Erscheinen) et ce qui apparaît (Erscheinendem)”. Ainsi, si l’on en reste à la perspective de critique de la raison théorique mise en avant dans l’Idée de la phénoménologie, Husserl peut en conclure que la phénoménologie de la connaissance est la science des phénomènes de connaissance dans le double sens : des connaissances comme apparitions, figurations, actes de conscience, dans lesquels telles ou telles objectivités se figurent, deviennent objets de conscience (…) et d’un autre côté, de ces objectivités elles-mêmes, en tant que se figurant de la sorte (Husserl, 1973b: 14/116). Le phénomène de la phénoménologie husserlienne est donc un phénomène réduit, absolu, évident, immanent, à la fois apparaître et apparaissant. (d) Enfin, ce qui est également donné de manière absolue dans l’attitude phénoménologique, ce sont les formes essentielles de telles corrélations constitutives (Husserl, 1973b: 51/77), qui garantissent le statut scientifique de la phénoménologie (science eidétique vs. science factuelle) et de sa méthode (intuitive-descriptive vs. formelle ou exacte) (Husserl, 1973b: 47/36 ; 58/83). Ces différents traits du concept de phénomène, intrinsèquement lié à celui de réduction phénoménologique, nous permettent à présent de tirer une série de conclusions générales de toute importance. D’abord, (a) et (b) indiquent que ce qui est absolument donné n’est pas un “phénomène factuel” mais un “phénomène au sens de la phénoménologie”. Ensuite, l’idée de corrélation constitutive (c) implique que le phénomène de la phénoménologie est une unité visée dont le sens est constitué dans et par une multiplicité de vécus de conscience, intentionnels et non-intentionnels (voir Majolino 2012, 155–182). Et c’est précisément ce “champ des phénomènes purs” que la science eidétique autonome appelée “phénoménologie” doit explorer dans ses structures et ses formes essentielles (d). Grâce à cette compréhension assez subtile de la structure et de l’unité du phénomène, Husserl a finalement toutes les cartes en main pour résoudre la fameuse énigme de la transcendance. La phénoménologie constitue en effet, comme nous venons de le voir, la science eidétique des phénomènes au sens de la phénoménologie, c’est-à-dire des corrélations constitutives de conscience (apparitions/ce qui apparaît) accessibles par le biais de la réduction phénoménologique (par-delà l’existence et la non existence). Or, dans la mesure où ces corrélations forment un champ thématique donné de manière absolue, susceptible d’être décrit d’une manière eidétique, c’est par l’étude de ces corrélations que l’on comprend comment on en vient à poser de la transcendance (qu’il s’agisse de celle de l’être, de la valeur ou des buts). C’est donc à partir d’un tel concept de phénomène que la phénoménologie croit désormais pouvoir repenser de fond en comble l’unité de la philosophie dans ses dimensions théorique, pratique et axiologique. Et elle peut le faire en fixant les frontières de leurs domaines et de leurs méthodes respectives, en clarifiant les concepts fondamentaux de toute forme objectivement instituée du savoir, de l’agir et du sentir — non seulement les disciplines théoriques (les sciences) mais aussi celles pratiques (la morale, la politique) et axiologiques (esthétique) — par le recours aux différentes modalités de constitution de l’unité de sens des étants, des buts et des valeurs. Un enjeu que Husserl, avec le langage qui lui est propre, résume par la formule de “fondation phénoménologique des sciences”. Et c’est ce programme général, impliquant un usage bien déterminé du concept de phénomène, que l’on qualifiera de “phénoménologie constitutive”. 42 Claudio Majolino, Aurélien Djian 1.2. Sartre et l’ontologie phénoménologique Tout comme la construction de la matrice structurelle-générative de l’herméneutique phénoménologique, celle de la phénoménologie constitutive ne se justifie que par sa capacité à fonctionner comme une “famille”, i.e. à englober un certain nombre de projets phénoménologiques en dépit de leur diversité, Husserl — comme Heidegger vis-à-vis de l’herméneutique phénoménologique — n’en constituant que le premier membre. De ce point de vue, le cas de L’Être et le Néant de Sartre est particulièrement intéressant. Ce dernier propose en effet, dans son essai d’ontologie phénoménologique, une conception du “phénomène” en phase avec celle de la phénoménologie constitutive, qui le conduit au même programme général de fondation phénoménologique des sciences que s’était fixé Husserl. D’abord, la conception du “phénomène” de L’Être et le Néant permet le dépassement de tous les dualismes traditionnels (intérieur/extérieur, acte/puissance, apparence/essence), y compris celui de l’être et du paraître, vers une distinction plus radicale entre le fini et l’infini (Sartre, 1943: p. 11-13). Ainsi, après la phénoménologie, le dualisme de l’être et du paraître ne saurait plus trouver droit de cité en philosophie. L’apparence renvoie à la série totale des apparences et non à un réel caché qui aurait drainé pour lui tout l’être de l’existant. Et l’apparence, de son côté, n’est pas une manifestation de cet être. (…) un ‘paraître' qui ne s’oppose plus à l’être, mais qui en est la mesure, au contraire. Car l’être d’un existent, c’est précisément ce qu’il paraît. Ainsi parvenons-nous à l’idée de phénomène, telle qu’on peut la rencontrer, par exemple, dans la ‘Phénoménologie’ de Husserl ou de Heidegger, le phénomène ou le relatif-absolu (Sartre, 1943 : p. 12). Dès lors, l’existant, considéré en tant que phénomène, n’est rien d’autre que la série infinie de ses apparitions finies — la table comme phénomène n’est que la série totale de toutes ses apparitions perceptives possibles. Cela dit, c’est une chose de s’intéresser à l’existant, qui est (i.e. à la table), c’en est une autre de s’interroger sur son être ou son existence (sur le fait que la table est). Certes, comme le souligne Sartre, “le phénomène est ce qui se manifeste et l’être se manifeste à tous en quelque façon, puisque nous pouvons en parler et que nous en avons une certaine compréhension. Ainsi doit-il y avoir un phénomène d’être, une apparition d’être, descriptible comme telle” (Sartre, 1943: p. 14). Mais la thématisation de l’être comme tel suppose un changement d’“attitude”, ou, comme l’appelle parfois Sartre, de “conduite”, à l'égard de l’existant, par lequel ce dernier devient un centre d’intérêt. Or, si l’être n'est pas une qualité parmi d'autres de l’existant, qu’il est “la condition de tout dévoilement” (Sartre, 1943: p. 15), et qu’il est d’emblée manifesté comme phénomène d’être dans le rapport que nous avons avec les existants (la table est, même si ce n'est pas son existence qui m’intéresse, mais ses qualités sensibles, pratiques, esthétiques, etc.), toute conduite à son égard suppose de s’interroger sur l’être du phénomène — l’être comme condition du dévoilement, et non comme dévoilé. Et cet être du phénomène, ou être trans-phénoménal, n’est rien d’autre que la conscience, ou “pour-soi”. Ainsi, le phénomène constitue, en tant que “relatif-absolu”, le fil directeur méthodique à partir duquel interroger les manières (ou conduites) dont le pour-soi en vient à dévoiler l’existant et son être. Phénoménologies « de » la littérature 43 De cette analyse, on peut tirer la conclusion suivante : si l’enjeu de L’Être et le Néant est ontologique, puisqu’il y est question de l’être du phénomène, l’angle sous lequel elle est traitée est phénoménologique au sens de la phénoménologie constitutive : (a) la distinction entre le concept d’“en-soi” et celui de “phénomène” recouvre celle entre le “phénomène-fait” et le “phénomène-phénomène”, et repose également sur une différence d’évidence ou de transitivité : l’en-soi est “transcendant”, il pourrait être différemment de ce qu'il apparaît (être douteux), tandis que le phénomène est “immanent”, l’être de l'existant n’étant rien d’autre que son apparence (apparence non-douteuse), conformément au nouveau modèle du “fini-infini” — l’existant comme phénomène est la série totale de ses apparitions possibles. (b) L’en-soi et le phénomène comme relatif-absolu ne sont pas deux objets distincts, mais le même objet vu différemment, i.e. dans deux attitudes ou conduites différentes : l’attitude non- phénoménologique, et l’attitude phénoménologique. (c) Le phénomène est corrélatif, i.e. impensable sans la condition de son dévoilement, le pour-soi ou la conscience. Le domaine phénoménologique est donc unifié par les corrélations constitutives de la conscience ou du “pour-soi” — corrélations que ce domaine couvre. (d) Ce qui intéresse la phénoménologie sartrienne, ce sont plus précisément les formes essentielles, ou conduites, par lesquelles le pour-soi manifeste l’existant dans son être et son être-tel. De ce point de vue, à travers la question ontologique, c’est bien un programme de fondement phénoménologique des sciences (au sens large spécifié plus haut) que Sartre se fixe, comme l’attestent en particulier le chapitre sur la psychologie existentiale, et la conclusion sur les développements attendus de la phénoménologie en direction du thème moral. Ainsi, L’Être et le Néant propose un projet phénoménologique qui rejoint la conception du “phénomène” et le programme général de fondation des sciences de la phénoménologie constitutive. 1.3. La phénoménologique constitutive de Husserl face à l’herméneutique phénoménologique de Ricœur Maintenant que nous avons fourni une détermination générale de la matrice des “phénoménologies constitutives”, et que nous avons montré, sur le cas de Husserl et Sartre, sa capacité à englober certaines entreprises phénoménologiques dans l’unité d’une “famille”, il devrait être possible de cerner le caractère alternatif de l’entreprise phénoménologique husserlienne vis-à-vis de celle ricœurienne. Une prise de position explicite à ce sujet s’avère d’autant plus nécessaire que, d’une part, Ricœur lui- même tend à atténuer la différence qui sépare les deux phénoménologies, en attribuant aux phénomènes de Husserl un certain nombre de traits “herméneutiques” qui relèvent plutôt de sa propre conception du phénomène par excellence déformalisé en termes de “sens” (caché à dévoiler) (Ricœur, 1975a: 61-81 et supra) ; et que, d’autre part, il est tout à fait indéniable que Husserl se sert d’un lexique que l’on retrouve également dans l’herméneutique de Ricœur (l’Auslegung, le sens, le fondement et l’origine, etc.). Les cinq thèses suivantes devraient cependant nous permettre d’insister davantage sur le caractère alternatif des deux projets. (Thèse 1) Tout comme Ricœur, Husserl considère l’idée de phénoménologie et celle de synthèse comme intimement liées : il y a phénoménologie dès lors qu’il y a synthèse, et inversement. Mais sous la plume de Husserl la conscience, temporelle et intentionnelle, devient le nom de cette instance synthétique d’unification du multiple. Ce que la réduction phénoménologique révèle, en effet, ce n’est pas une entité fondamentale mais cachée (le monde comme sens pathique, comme sens pratique, 44 Claudio Majolino, Aurélien Djian comme sens temporel), distincte d’une autre entité, dérivée mais visible (le monde comme totalité des étants observables), mais une corrélation structurelle entre l’unité visée comme sens et la multiplicité synthétique éprouvée comme vécus de conscience. De ce point de vue, l’idée de corrélation constitutive du phénomène s’avère tout à fait cruciale, et cela pour une double raison. D’une part, puisqu’il s’agit d’une corrélation constitutive, elle met nécessairement en relation des termes dont “l’un ne va pas sans l’autre, et vice versa”. Or, puisque la conscience est précisément l’un des deux termes corrélatifs de la structure du phénomène, Husserl peut affirmer sans difficulté que là où il y a conscience, il y a eo ipso phénomène au sens de la phénoménologie, et donc il y a du “sens”. Mais il en va tout à fait autrement chez Ricœur, car, d’un point de vue herméneutique, il ne suffit pas qu’il y ait des hommes pour qu’il y ait des phénomènes, et donc du “sens”. Encore faut-il que ce sens soit désocculté ou phénoménalisé, ce qui, dans le cas qui est le nôtre, n’advient pas sous l’action de la conscience mais à travers une imagination productrice désubjectivisée (conçu comme modèle du logos par excellence). Une phénoménalisation qui prend une forme inventive ou créatrice. D’autre part, en tant que corrélation constitutive, celle-ci n’est pas à comprendre comme le rapport de la conscience à quelque chose de transcendant comme tel, mais, nous l’avons vu, à l’unité de quelque chose d’apparaissant tel qu’il apparaît à la conscience par des modes de synthèse propres et spécifiques. Par conséquent, le “sens” ricœurien est une entité (bien qu’il ne soit pas un étant), précisément dans la mesure où il n’est pas constitué, mais inventé/crée. De ce point de vue, qu’il s’agisse d’une entité d’un genre spécial, structurellement cachée, ne change rien à l’affaire. (Thèse 2) Ce qu’on appelle constitution, c’est donc ce rapport synthétique au sein de la corrélation entre une multiplicité de conscience effectivement vécue et l’unité d’un sens intentionnellement visé. Et ce rapport, puisqu’il s’agit justement d’un rapport de constitution, est irréductible autant au rapport de “compréhension” qu’à celui d’“interprétation” propres à l’herméneutique phénoménologique. Deux conceptions de la synthèse s’affrontent donc ici : d’un côté, la synthèse de l’hétérogène (Ricœur), pour autant qu’elle n’implique ni corrélation, ni constitution, mais crée/invente, c’est-à-dire interprète une entité sui generis, en l’occurrence le “sens” ; de l’autre, la synthèse corrélative/constitutive et intentionnelle (Husserl), en tant qu’unité de sens d’une multiplicité de conscience. (Thèse 3) Si l’objet de la phénoménologie de Husserl, ce sont les corrélations constitutives de conscience, le concept husserlien de “sens” apparaît alors comme étant sans commune mesure avec celui de Ricœur. Il ne s’agit pas d’une entité, crée ou inventée, distincte d’autres entités comme l’étant ou l’être ; il n’est pas structurellement masqué par nos intérêts quotidiens, précisément parce que, une fois la réduction opérée, la conscience comme conscience intentionnelle est donnée avec l’apparaissant, son sens. Autrement dit, c’est purement et simplement le corrélat constitutif de la conscience. (Thèse 4) Extrait du modèle du phénomène par excellence pour être transplanté dans celui du phénomène constitutif, le phénomène cesse d’être l’enjeu ultime d’une révélation par désoccultation, pour devenir le champ d’une expérience d’un nouveau genre, l’expérience phénoménologique accomplie dans l’épochè, champ qu’il s’agit pour le phénoménologue de parcourir et de décrire eidétiquement. Plus précisément : contrairement à Ricœur, il ne s’agit pas du terminus de l’entreprise phénoménologique ; mais il ne s’agit pas non plus du point de départ au sens cartésien d’une “prémisse apodictiquement certaine pour des raisonnements devant nous mener à une subjectivité transcendantale” (Husserl, 1973a: 23/57). En tant que champ, et même en tant que champ infini d’expérience, il faut d’abord le “dégager” (Husserl, 1973a: 26/62) par le biais de la réduction, s’y “abandonner” (Husserl, 1973a: 25/60), le “parcourir” (Husserl, 1973a: 26/61). Et, pour autant que Phénoménologies « de » la littérature 45 l’ego peut dans cette expérience “s’expliquer lui-même indéfiniment et systématiquement”, “de ce fait, ce moi constitue un champ d’investigation possible, particulière et propre” (Husserl, 1973a: 26/62). (Thèse 5) Enfin, en décrivant le champ des corrélations de conscience, le phénoménologue a certes en vue quelque chose comme un fondement et une origine. Husserl utilise d’ailleurs explicitement ce lexique ce que vise la recherche, ce sont les “sources de la connaissance” (Erkenntnisquellen), ce sont les origines (Ursprünge) qui sont à saisir par la vision générique, ce sont les données absolues génériques qui représentent les mesures de base générales sur lesquelles doit être mesuré tout sens, et par suite aussi tout droit, de la pensée confuse, et par lesquelles doivent être résolues toutes les énigmes qu’elle pose dans son rapport à l’objet (Husserl, 1973b: 55-6/80). Il est clair cependant que la fondation ou la justification des origines dont il est ici question ne se rapporte pas à une entité particulière. Autrement dit, ce n’est pas du sens, en tant que fondement ou origine de l’étant ou de l’être comme tel, qu’il s’agit, mais de la fondation des sciences — et, comme nous l’avons indiqué plus haut, d’une manière plus générale, des formes instituées du savoir, de l’agir et du sentir. Le lexique de la fondation et de l’origine est donc articulé chez Husserl à la thèse selon laquelle la réponse apportée à tout question scientifique posée dans l’attitude naturelle sur tel ou tel étant (“qu’est-ce c’est ?”, “quelles sont les propriétés de tel ou tel ?”, “pourquoi est-ce comme cela plutôt qu’autrement ?”, etc.) ne peut être ultimement justifiée qu’une fois que l’on aura répondu à cette autre question : comment en vient-on à reconnaître tel ou tel étant comme étant tel ou comme étant tout court ? Comment se constituent-ils le sens d’être et d’être-tel de tel ou tel étant, qu’il s’agisse d’une chose ou d’un groupe social, d’une propriété ou d’un tout, d’une essence ou d’un individu, etc ? Autrement dit, ce sont les sources de la connaissance dans tous les domaines (savoir théorique, action pratique, sentir axiologique) qu’il s’agit ici de clarifier, non l’origine de l’étant ou de l’être — quel que soit le sens qu’une telle entreprise pourrait avoir. La conjonction de ces cinq thèses — portant sur la conscience, la synthèse, le sens, le champ et le fondement/origine — devrait suffire à indiquer, d’une manière certes encore lacunaire, le caractère alternatif de la phénoménologie husserlienne, fondée sur une autre matrice structurelle-générative du concept de phénomène que celle générée par les nombreuses re-formalisations et dé-formalisations du concept de phénomène par excellence. Or, l’introduction de ce nouveau modèle du phénomène bouleverse complètement le paysage conceptuel de l’imagination fixé par Ricœur. 2. Le fictum et la phantasia 2.1. Les bouleversements husserliens de l’imagination Le premier bouleversement est une conséquence directe de la Thèse 1. Par rapport à Ricœur, Husserl opère en effet une réduction drastique du champ d’application de l’imagination. Car si la conscience est le nom de l’instance de synthèse du phénomène, l’imagination cesse de jouer le rôle universel qui lui est attribué par Ricœur, pour devenir un mode parmi d’autres qu’a la conscience de faire d’une multiplicité une unité. Autrement dit, si tout phénomène consiste en une synthèse de l’hétérogène (pour parler comme Ricœur), et que tout phénomène imaginaire est un cas particulier de synthèse de 46 Claudio Majolino, Aurélien Djian l’hétérogène, toute synthèse de l’hétérogène n’est pas pour autant imaginaire. Ce qui ne signifie pas, cependant, que l’imagination husserlienne ne soit pas appelée à jouer un rôle crucial dans l’entreprise phénoménologique. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler la fameuse thèse des Ideen I que “la ‘fiction’ constitue l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences eidétiques ; la fiction est la source où s’alimente la connaissance des ‘vérités éternelles’”. Mais quelle que soit l’importance de ce rôle, l’imagination husserlienne reste malgré tout une structure de la corrélation bien délimitée, distincte par exemple de la perception, du souvenir, du jugement, etc. — et cela bien qu’elle puisse s’y articuler de multiples manières. En somme, dans un régime de phénoménologie constitutive, “imagination” n’est plus le nom de la synthèse comme telle, mais d’un mode particulier de la synthèse de conscience — ce que Husserl appelle : “phantasia”. Le deuxième bouleversement suit immédiatement le premier. Puisque l’imagination cesse d’être le nom de la synthèse de l’hétérogène comme telle pour devenir un mode de la synthèse parmi d’autres (extrêmement important, mais toujours particulier) ; et puisque le “sens” n’est plus une entité, structurellement cachée, fondement d’autres entités, mais le corrélat intentionnel d’une multiplicité synthétique de conscience, en tant qu’origine du sens d’être et d’être-tel — alors, la tâche d’une phénoménologie de l’imagination change drastiquement. En effet, il ne s’agit plus désormais de clarifier la contribution de l’imagination à la révélation de l’origine cachée de l’étant ou de l’être, mais de décrire les structures et les formes eidétiques de la corrélation de phantasia, pour autant que celle- ci constitue l’origine d’où est tiré le sens d’être et d’être-tel de ce type bien particulier de corrélats visés que l’on appelle fictions. Une telle entreprise a finalement comme but de “fonder” ces disciplines scientifiques et ces pratiques instituées du savoir, de l’agir et du sentir, qui s’occupent du domaine général et des espèces de fiction : parmi elles, on trouve la critique littéraire, l’écriture créative, et, d’une manière générale, ce que l’on pourrait appeler une science de la littérature fictionnelle. Ce qui nous amène au troisième bouleversement : désindexée du concept de différence entre l’originaire et le dérivé, la notion d’imagination résiste ainsi à la nécessité d’un premier dédoublement fondé sur le type de fonction assumé par l’imagination (production-synthèse vs. reproduction- association) pour constituer la phantasia en concept générique, lui-même conçu comme une espèce de genres plus amples (vécu, vécu intentionnel, vécu objectivant, vécu intuitif), et susceptible à son tour de spécifications variées, auxquelles correspondent des types de corrélation eidétiquement distincts. Ce qui fixe toute la suite de notre propos : avant d’aborder le cas particulier de la phantasia littéraire, il nous faut d’abord déterminer précisément en quoi consiste la corrélation générale de phantasia. 2.2. La phantasia comme conscience donatrice d’une exception mondaine De ce point de vue, le texte n°18 du volume Husserliana XXIII est tout à fait décisif. Husserl commence par y indiquer que la phantasia doit être conçue comme une espèce du genre “conscience donatrice”, quitte à rattacher, d’une manière un peu inattendue, la “conscience donatrice” aux vécus intentionnels se rapportant à un individu (Individuum) : Si nous rapportons maintenant l’objet à la conscience, alors la conscience peut être, en ce qui concerne individu, une conscience donatrice (Beziehen wir nun den Gegenstand auf das Bewusstsein, so kann das Bewusstsein hinsichtlich eines Individuums gebendes Bewusstsein sein) (Husserl, 1980 : 499). Phénoménologies « de » la littérature 47 Puisque la notion d’Individuum joue ici un rôle central dans la détermination de la conscience donatrice (et par conséquent de la phantasia), il est utile de s’y arrêter rapidement. Ce qui caractérise une telle conscience, explique Husserl, c’est la possession d’un contenu concret ou d’une essence individuelle. Comme tel, ce contenu constitue la singularisation d’une essence, et, si l’on se limite à lui, chaque individu singularisant cette essence se comporte par rapport aux autres comme la répétition des mêmes propriétés correspondant à l’essence en question. De ce point de vue, deux choses physiques éloignées dans le temps et l’espace, ou une chose physique réelle et une chose physique imaginée, peuvent être identiques du point de vue du contenu (par exemple répéter le même eidos rouge, les mêmes qualités tactiles, la même forme spatiale, etc.). Cependant, un tel contenu ou une telle essence est individuel dans la mesure où il se distingue de tout autre que nous appelons sa répétition : l’individu est une essence individuelle dans une différence individuelle (le tode ti) qui est différente pour chaque individu et qui est une détermination qui n’est donc pas répétable, pas susceptible de spécification (es unterscheidet sich von jedem anderen, das wir seine Wiederholung nennen: Das Individuum ist individuelles Wesen in einer individuellen Differenz (dem Tode ti), die fü r jedes Individuum eine andere ist und eine Bestimmung, die also nicht wiederholbar, nicht spezifizierbar ist) (Husserl, 1980: p. 499). Cette différence individuelle (ou tode ti), précise Husserl, constitue, en un sens, la “forme” de l’individu et se trouve assurée, en premier lieu, par la situation temporelle et, en second lieu, en ce qui concerne les objets étendus, par la situation spatiale. De ce point de vue, donc, toute conscience donatrice est une conscience d’individu en ce sens tout à fait particulier. À ce premier élément, il faut cependant ajouter que, en tant que conscience d’individu, tout vécu donateur est également intuitif : il y a l’individu, c’est-à-dire qu’il y a le contenu sous la forme de l’individualité. Il y a le contenu, et celui-ci n’est pas seulement conçu d’une manière générale, mais il est donné ; à cet égard, l’on dit quelque chose d’équivalent lorsqu’on parle d’“intuitivité” de la conscience (Husserl, 1980 : p. 500). Il en découle ainsi que des concepts tels que “conscience donatrice”, “conscience d’individus”, “conscience d’objets dotés d’un contenu et d’une forme temporelle (et éventuellement spatiale)” et “conscience intuitive” ont la même extension. Par conséquent, quelle que soit l’étroitesse de rapports qu’elle peut entretenir avec les actes d’abstraction idéante ou les actes catégoriaux — ce qu’exprime bien par exemple l’idée d’intuition des essences ou d’intuition catégoriale —, la conscience donatrice s’en distingue toujours d’une manière radicale. Or, si la phantasia est une conscience donatrice, sa différence spécifique par rapport aux autres formes de conscience d’individus (telle, par exemple, la perception) ne saurait évidemment résider dans son caractère plus ou moins intuitif, ni dans le fait que ses objets seraient dépourvus de contenus ayant une forme temporelle. Le seul critère de différence pertinent relève donc du caractère thétique de l’intuitivité qui lui est propre : Toute conscience donatrice d’individualité est intuitive, mais toute conscience intuitive d’individualité n’est pas donatrice d’individualité effective, elle peut être donatrice et quasi- donatrice (Jedes Individuelles gebende Bewusstsein ist anschaulich, aber nicht jedes anschauliche 48 Claudio Majolino, Aurélien Djian Bewusstsein von Individuellem ist Individuelles in Wirklichkeit gebend, es kann gebend und quasi gebend sein) (Husserl, 1980 : 500). Or, ce que Husserl appelle ici le caractère “quasi” propre de la phantasia n’est autre que le nom d’une structure d’unité-multiplicité très particulière, qui affecte également son corrélat, le quasi-individu. Plusieurs éléments doivent être soulignés ici. (1) CONSCIENCE DONATRICE. D’abord, Husserl appelle “conscience donatrice” au sens strict uniquement la conscience d’individus posés comme réels. De ce point de vue, non seulement la perception, mais le souvenir et l’attente sont des exemples de conscience donatrice à part entière. Mais alors que la perception, issue d’une série d’impressions primaires, ré-tensions et pro-tensions, est une conscience donatrice originaire, car donatrice d’individus sur le mode du présent (élargi), le souvenir et l’attente sont plutôt des consciences donatrices reproductrices, car les individus qu’elles intuitionnent sont donnés sur le mode du présent modifié (présent-passé, présent-futur). La phantasia, en revanche, pose certes l’individu auquel elle se rapporte sur tel ou tel mode temporel, mais jamais comme réel. Cela ne signifie pas qu’elle le pose en tant que non-réel, ni qu’elle cesse de le poser, ou qu’elle le pose en tant que possible, mais qu’elle le pose comme quasi-réel. C’est là un point crucial pour déterminer la portée du concept husserlien de phantasia : celle-ci n’est ni la négation (qui reste une modalité positionnelle parmi d’autres, voir Husserl, 1977: §106), ni la conscience de possibilité (comme conscience d’un exemple d’essence respectant les conditions formelles ou matérielles pour exister dans un monde), ni ne revient à la modification générale de neutralité (§109sq), qui s’applique autant aux individus qu’aux essences (je peux ne pas participer à la position d’existence d’un calcul arithmétique, et cela constitue sans doute un élément important de l’activité de l’arithméticien), et n’implique pas par conséquent l’élément structurel de la position quasi-réelle d’un quasi-individu, à savoir le temps. (2) QUASI-POSITION ET CONFLIT. Cette dernière remarque nous amène à la nature de cette quasi- position. Elle est “quasi” dans la mesure où l’individu qui est posé dans la phantasia, pour autant que cette dernière est une conscience donatrice, est posé dans le temps et l’espace, mais dans un temps et un espace qui n’ont aucun rapport avec ceux du monde réel dont nous faisons l’expérience. Il n’y a donc pas d’ajout d’expériences qui les mettraient en relation avec une réalité effective (c’est-à-dire avec un temps ou un lieu donné) (Husserl, 1980: 504). Or, Husserl explicite positivement cette absence de relation par le recours au concept de “conflit” (Widerstreit). L’individu posé dans la phantasia se manifeste en effet comme étant sans rapport spatio-temporel ou causal vis-à-vis de tout autre individu perçu ou conçu comme faisant partie du monde réel-effectif. S’il présuppose et renvoie à un tel monde, avec l’expérience perceptive ou les croyances empiriques qui l’accompagnent, c’est précisément dans la mesure où il n’en fait pas partie. Autrement dit, il apparaît comme une véritable exception au monde au sein même du monde : l’objet de phantasia apparaît intuitivement ici et maintenant sans s’intégrer à l’apparaître intuitif des autres objets empiriques ou perceptifs apparaissant ici et maintenant, chacun ayant son propre réseau causal ou motivationnel. Et c’est justement dans ce conflit entre l’apparaître temporel et l’être dans le temps du monde réel-effectif des individus perçus ou perceptibles — expérimentés comme existants ici et maintenant, mais aussi connus comme existants ailleurs et maintenant, ou ayant existé ici mais autrefois, ou, encore, ayant existé ailleurs et autrefois — que l’individu phantasmé est quasi-donné. Husserl appelle alors “fictum”, ou “fiction”, tout objet qui se manifeste présentement sans être effectivement présent ou, plus précisément, tout individu qui se manifeste au présent tout en étant en conflit avec ce qui est, a été, ou sera effectivement présent : Phénoménologies « de » la littérature 49 ce qui est en conflit avec la perception n’est pas présent ; l’objet de phantasia est impossible comme unité de coexistence avec le présent, non pas simplement objectivement impossible, mais aussi phénoménologiquement, en tant qu’il ‘est caractérisé comme irréconciliable avec lui. L’apparaissant en phantasia est donc non présent. Exprimé avec précision : l’objet primaire de la phantasia est un fictum (Husserl, 1980: 67-8). Or, si la fiction implique un conflit avec le monde réel, tout conflit n’est pas pour autant d’ordre fictionnel. Autrement dit, il ne suffit pas d’être en conflit avec l’expérience perceptible pour être un objet fictionnel. Après tout, précise Husserl, une illusion est, certes, en conflit avec l’unité de l’expérience perceptible, mais il ne s’agit pas pour autant d’une fiction, c’est-à-dire du corrélat d’un acte de phantasia. Le conflit engendré par l’illusion est en effet un conflit interne à l’unité de l’expérience perceptive du monde, et, en tant que tel, réconciliable avec celle-ci. L’illusion est, en un sens, une perception qui tourne mal, c’est-à-dire une perception (“le bâton vu dans l’eau est brisé”) qui brise l’unité de l’expérience réelle (“le bâton vu dans l’eau n’est pas brisé”) mais qui peut être résolue par une modification dans la détermination de l’objet, sur le mode du “ce n’est pas comme ceci, mais comme cela” (“le bâton vu dans l’eau n’est pas brisé mais droit, et cela bien que celui-ci continue à apparaître brisé”). L’illusion est donc un phénomène intrinsèquement perceptif. Il en va de même de l’hallucination : quelle que soit la complexité de ce phénomène, sur laquelle nous ne reviendrons pas ici, l’expérience de l’objet halluciné est, selon Husserl, également une perception qui tourne mal (“l’oasis vu dans le désert est”) qui aboutit finalement à une modification dans la position thétique de l’objet, c’est-à-dire la négation de son existence, qui résout le conflit initial (“l’oasis vu dans le désert n’est pas, et cela bien qu’on continue à la voir”). Or, il en va tout à fait autrement de la phantasia, dont le conflit ne saurait être résolu dans l’unité de l’expérience perceptive, puisqu’il s’agit justement d’une apparition qui n’a pas à être et n’a pas vocation à s’insérer dans le temps effectif du monde. Dans ce dernier cas, il y a certes un conflit avec l’unité de l’expérience perceptive, mais cette fois-ci le conflit relève d’une incompatibilité temporelle. Or, c’est précisément sur la base du mode d’apparaître (individuel) et du type de conflit avec l’unité de l’expérience (irrésoluble, car d’ordre temporel) qu’est fondé le caractère du “quasi” qui caractérise le concept technique de phantasia. La fiction est donc ce qui apparaît intuitivement dans un conflit jamais résolu avec l’expérience (présente ou présentable) du monde. Et puisque le conflit avec l’unité de l’expérience (perceptive ou positionnelle) est irréconciliable, l’apparaître d’un fictum est corrélé à une croyance qui n’est pas modalisée mais, dit Husserl, neutralisée ou irréalisée. Vis-à- vis d’une fiction, il n’y a pas d’erreur (“je croyais que c’était ainsi, mais maintenant je sais que c’est cela”) ni de correction épistémique (“ce n’est pas comme ceci, mais comme cela”) ou d’hallucination (“je croyais que cela était, mais en réalité il n’en est rien”). Avec la phantasia, nous sommes, écrit Husserl, par-delà la croyance et la non-croyance, la phantasia pure neutralise, modifie toute croyance, elle ne la modalise pas en une nouvelle croyance d’un être modalisé. Mais ne devrions-nous pas nous exprimer différemment ici ? Elle constitue pourtant des possibilités “idéales”, “pures”. Ce qu’on trouve là, c’est : tant que la croyance est encore là, l’attitude-de-phantasia nous en “délivre” (Husserl, 1980: 559). 50 Claudio Majolino, Aurélien Djian Une telle “délivrance” à l’égard de la croyance, fondée dans l’apparaître conflictuel de la fiction, est justement l’envers de la quasi-position. (3) STRUCTURE SPECIFIQUE D’UNITE DE LA MULTIPLICITE. Le caractère d’irréalité de la fiction se reflète finalement dans la structure très spécifique d’unité-multiplicité de la phantasia. La “délivrance” à l’égard de la croyance est, en effet, eo ipso une “délivrance” à l’égard du mode très spécifique d’unification du multiple propre de la visée perceptive. Husserl y insiste d’ailleurs à plusieurs reprises : c’est pourquoi nous disons qu’un individu fictif n’est rien, rien d‘effectivement réel, qu’il n’est pas un individu. Car un individu à proprement parler est un individu réel et effectif, et il est effectivement réel dans tel ou tel autre mode de la réalité effective (Husserl, 1980: 506). Cela tient au caractère d’arbitraire de la configuration de la phantasia (voir Majolino, 2018: 65), car les relations qui font tenir ensemble les éléments variables de la multiplicité de conscience en une unité de type particulier, c’est-à-dire la fiction, ne sont pas nécessairement déterminées par des contraintes ontologiques ou expériencielles (Husserl, 1980: 258). En effet, alors que, dans la perception, on doit pouvoir s’attendre à ce que les intentions temporelles soient limitées par certaines nécessités a priori, si ces intentions doivent pouvoir dévoiler un seul et même objet réel, il en va autrement de la phantasia. En tant que formation arbitraire, une unité de phantasia possède exactement et uniquement les traits qu’elle manifeste, en possède autant qu’elle en manifeste (pas moins, pas plus) et aussi longtemps qu’elle les manifeste. C’est précisément pourquoi l’individu fantasmé, le fictum apparaissant intuitivement en tant que conflit, n’est pas, à proprement parler, un individu : dans le monde, le monde effectivement réel, rien ne reste ouvert en soi, mais (…) en soi tout est individuellement pleinement déterminé. Le monde au-delà des constellations les plus éloignées que notre expérience a jusqu’à présent atteintes est inconnu, mais il est connaissable empiriquement, il est déterminé en soi, des expériences sont possibles (…) qui nous conduisent dans ce monde objective, ce monde étant en soi (Husserl, 1980: 523). Au contraire de l’individu réel qui peut être perçu, souvenu, attendu, etc., ce semblant d’individu fictif n’est jamais “individuellement pleinement déterminé”. Puisqu’aucun acte d’imagination “n’atteint jamais son terme” (Husserl, 1939: 202/207), l’objet de phantasia apparaît ainsi comme une unité a priori indéterminée, dont il reste toujours des propriétés à inventer, qui peuvent tout à fait entrer en contradiction avec les propriétés qui lui ont été précédemment assignées. En ce sens, l’arbitraire va de pair avec l’indétermination a priori et avec la liberté. L’unité visée par une conscience de phantasia est constituée par une multiplicité vécue qui s’étend d’une manière libre et arbitraire. (4) LIBERTE PAR RAPPORT AUX CONTRAINTES ONTOLOGIQUES DE LA REALITE. Cette liberté, cependant, doit s’entendre en un sens bien particulier. Il ne s’agit pas simplement du fait qu’une conscience imaginative, pour autant qu’elle est capable de produire certaines unités stables de phantasia, c’est-à-dire des fictions, qui ne sont rien dans le monde réel, est libre par rapport à celui-ci, c’est-à-dire qu’elle est capable de le mettre à distance, et éventuellement de le changer. Il s’agit, d’une manière plus fondamentale, d’une liberté par rapport aux nécessités ontologiques a priori qui caractérisent la réalité — toute réalité. Ce qui élargit sensiblement le spectre de l’imagination, bien au- delà du domaine de la fiction proprement dite. Car, libre par rapport aux contraintes a priori qui s’appliquent par exemple à la perception, au souvenir, à l’attente ou à l’intropathie, la phantasia peut Phénoménologies « de » la littérature 51 autant produire des fictions, des semblants d’individus toujours nouveaux et toujours arbitrairement indéterminés, qu’anéantir le monde lui-même et constituer une conscience intuitive d’un chaos de rudiments d’individus précaires et instables, corrélats d’une multiplicité de consciences contradictoires les unes avec les autres, incapables d’arrêter une conscience d’unité . 3. Phantasia(i) littéraire(s) Après avoir montré d’une manière générale comment le concept phénoménologique-constitutif de “phénomène” — conçu à partir de la structure corrélative de l’unité visée (de l’apparaissant) et de la multiplicité vécue (de l’apparition) (II.1) — impacte sur la conception husserlienne de la phantasia — conçue en tant que conscience quasi-donatrice de fictions, où une multiplicité vécue d’apparitions arbitraires et positionnellement désengagées vise l’apparaître d’un individu dont la temporalité contraste avec celle du monde effectif (II.2) — nous pouvons maintenant nous tourner vers le cas particulier des fictions de type littéraire. 3.1. Quelques remarques préliminaires Force est de reconnaître, pour commencer, que, stricto sensu, Husserl ne propose pas d’étude systématique consacrée à la phénoménologique de la littérature. Cela ne signifie pas pour autant que, dans plusieurs de ses textes publiés ou inédits, il n’ait pas donné suffisamment d’indications pour que l’on puisse en reconstruire les idées directrices (Husserl, 1952: 240-241, 243, 298 ; Husserl, 1939: §65; Husserl, 1975: 514-524). Par ailleurs, nous avons déjà eu l’occasion d’identifier au moins deux des aspects les plus caractéristiques d’une telle phénoménologie. En premier lieu, une phénoménologie husserlienne de la littérature doit considérer les fictions littéraires non pas comme des faits, mais, précisément, comme des “phénomènes” — et, plus précisément encore, comme des “phénomènes réduits” caractérisés par cette structure unité- multiplicité que nous avons déjà eu l’occasion de décrire en détail. En outre, puisque, d’une manière générale, la phénoménologie en tant que critique de la raison théorique, pratique et axiologique, a la fonction de “fonder” les diverses formes instituées du savoir, de l’agir et du sentir, en clarifiant leurs concepts ultimes, la tâche d’une phénoménologie de la littérature n’est, au fond, pas différente de celle d’une phénoménologie des mathématiques. C’est donc comme corrélation constitutive que le phénomène littéraire intéresse Husserl et pour autant que cela permet de clarifier les concepts fondamentaux de ce que, faute de mieux, nous pourrions appeler une “science” de la littérature. De ce point de vue, l’œuvre littéraire peut bien avoir des propriétés temporelles spécifiques dignes d’intérêt, comme l’affirme Ricœur ; et le lecteur peut bien être amené à se comprendre soi-même et son monde mieux qu’il ne les comprenait avant d’avoir lu le texte en question. La phénoménologie constitutive de la littérature devra, certes, rendre compte de tout cela. Mais elle ne le fera qu’en tant qu’il s’agit de phénomènes, et que leur description permettra On sait d’ailleurs le rôle philosophique que Husserl fait jouer à l’anéantissement du monde, qui repose sur la liberté de la phantasia, dans la justification de sa fameuse thèse, formulée au §49 des Ideen I, de l’être absolu de la conscience (voir Majolino, 2010). Il n’est pas exclu, cependant, que cette liberté se reflète également, à un degré ou un autre, dans la pratique d’un certain type de littérature (voir les exemples de La Nausée de Sartre et de Quarantine de Greg Egan évoqués dans Majolino, 2010: 631-633). 52 Claudio Majolino, Aurélien Djian d’établir les fondements de ces disciplines théoriques et pratiques qui s’occupent de faits littéraires dans l’attitude naturelle, qu’il s’agisse de la critique littéraire, de l’histoire de la littérature, des pratiques de l’écriture créative, etc. C’est un point d’ailleurs essentiel pour apprécier le caractère alternatif de l’entreprise husserlienne vis-à-vis de celle de Ricœur. En effet, chez ce dernier, la fonction de l’imagination productrice littéraire est suspendue à la tâche de dévoiler le sens temporel caché du monde. Cette conception entraîne la réduction de la lecture au rang de vecteur (au profit de l’imagination incorporée dans le texte lui- même), et le désintérêt, fondé sur l’élévation de l’être-affecté-par-le-passé à une structure universelle de la conscience historique, pour le pôle de l’écrivain ou de l’artiste. La phénoménologie constitutive, en revanche, libère l’imagination de la tâche de devoir révéler ou dévoiler quoi que ce soit, et, reconfigurée en termes de phantasia, la rattache à nouveau aux activités constitutives du lecteur et de l’auteur, qui deviennent dès lors des thèmes légitimes d’analyse phénoménologique. À la conception, pour ainsi dire, “unidimensionnelle” de l’imagination littéraire de Ricœur, en tant que productrice de variations imaginatives, se substitue ainsi une conception “pluridimensionnelle”, à savoir une phénoménologie des corrélations de phantasia co-impliquées dans le phénomène littéraire et constitutives de celui-ci : la phantasia institutrice de l’écrivain et la lecture fictionnelle du lecteur . Ce sont ces deux cas de phantasia, et plus précisément de phantasia reproductrices, que nous aborderons ici, pour autant qu’ils sont constitutifs du phénomène “littérature fictionnelle” . D’un point de vue phénoménologique, l’écrivain et le lecteur ne constituent pas nécessairement deux personnes ; l’écrivain étant également constitutivement son propre lecteur, avançant dans son travail en se lisant et se relisant, écrivain et lecteur sont également deux moments de la multiplicité constitutive de vécus de l’unité d’une fiction. Ce que Husserl a vu avec une grande précision, dans sa description du modeleur en terre glaise qui opère dans l’attitude pratique, vaut aussi pour l’écrivain de fiction : “quiconque fait du modelage en terre glaise doit l’avoir sous la main et la percevoir ; en outre, la figure à réaliser, il en a conscience à la manière d’un idéal auquel il tend (Zielidee) — quoique obscurément —, à la manière pour ainsi dire d’une δύναμις, et il prend conscience de chacune des formes intermédiaires qu’il crée comme d’une réalisation approchée, plus ou moins réussie ou ratée. Ce qui implique manifestement un processus de valorisation continu ; tous les états intermédiaires de l’activité de réalisation sont valorisés à leur manière ; ce que je vise à atteindre comme but doit avoir valeur pour moi. Ainsi, en tant que sujet naïf d’un tel acte pratique, je suis en même temps sujet de toutes sortes d’intentions d’acte ; celles-ci, il est vrai, en tant qu’elles sont des actes partiels se relient pour former l’unité d’un acte global (Gesamtakt)” (Husserl, 1959: 100/142). De la même manière, l’écrivain ne transcrit pas en mots des corrélats de son activité libre et créative d’imagination, selon le modèle romantique ou psychologique de l’auteur-créateur (pas plus que le sculpteur ne transpose dans la matière un objet qu’il aurait imaginé dans son esprit). En bon artisan, c’est en écrivant et en lisant ce qu’il écrit, dans une δύναμις, que l’écrivain de fiction met en forme la phantasia narrative. D’où l’œuvre constante de conception, de correction, de rature, de reconfiguration, de déstructuration et restructuration du plan d’une œuvre littéraire. L’écrivain est donc le premier lecteur de la fiction littéraire. Ce qui signifie également que le rapport du lecteur qua auteur constitue, vis-à-vis de son œuvre, une corrélation eidétiquement distincte par rapport à la corrélation entre le lecteur non-auteur et cette dernière — ce que Sartre a parfaitement analysé dans Qu’est-ce que la littérature ? (voir Djian 2022). On le voit, tout cela, vu d’un point de vue phénoménologique-constitutif, ne décrit pas une série de préliminaires extra-littéraires — ni même extra-phénoménologiques, comme c’est le cas dans l’herméneutique phénoménologique, exclusivement intéressée au dévoilement du “sens” via l’imagination productrice narrative incorporée au texte littéraire —, mais établit l’horizon même de constitution du phénomène littéraire lui-même. Pour des raisons d’espace, nous laisserons de côté d’autres corrélations constitutives du phénomène littéraire : 1) les corrélations intropathiques, celles par lesquels le lecteur et l’auteur sont eux-mêmes constitués intersubjectivement, dans la mesure où il s’agit de corrélations positionnelles, quoiqu’elles jouent évidemment un rôle important dans le fondement de la psychologie et de la sociologie de la littérature ; 2) la corrélation dans laquelle se constitue l’intrigue comme totalité unifiée de significations, qui est également positionnelle, se passe de la différence entre fictionnel et non-fictionnel dans la mesure où elle renvoie à des essences formelles (le texte comme totalité de significations), et qui fonde une discipline comme la narratologie ; 3) les formes plus complexes de corrélation, fondées sur les précédentes, comme par exemple celle dans laquelle la structure formelle de certaines intrigues est appréhendée comme manifestation de l’histoire et de la culture d’un peuple ou d’un groupe — qui relèvent de l’anthropologie littéraire. Phénoménologies « de » la littérature 53 Voici déjà quelques éléments préliminaires très généraux. Comment décrirons-nous à présent les corrélations de phantasia créatrice et de lecture fictionnelle ? 3.2. Phantasia perceptive et phantasia reproductrice La première étape est de distinguer, au sein du genre de la phantasia, entre phantasia perceptive et reproductrice. Leur différence réside essentiellement dans le type de conflit sur la base duquel elles se produisent. D’un côté, souligne Husserl, la phantasia perceptive est “‘provoquée’ par des choses effectivement réelles, produite sur l’arrière-fond de perceptions et éventuellement d’autres expériences de choses effectivement réelles ” (Husserl, 1980: 516/487). C’est le cas, par exemple, de la conscience d’image : un tableau de mon ami Pierre est intégré à mon espace perceptif, accroché sur un mur, à côté d’autres tableaux, d’une porte, etc., et l’image de Pierre (image-objet), i.e. le quasi-Pierre imaginé, est figuré point par point, avec toutes ses quasi-propriétés, par les propriétés réelles (la forme, la couleur, etc.) de la base perceptive qui sert de tremplin. C’est à travers cette image-objet que la conscience d’objet se rapporte à mon ami Pierre réel (image-sujet). Cependant, quoique intégré à mon espace perceptif par le biais de la toile, l’image-objet de Pierre, avec son horizon d’arrière-plan, est en conflit latent avec les horizons d’arrière-plan de la réalité perçue : la commode à laquelle mon ami Pierre imaginé est adossée n’est pas dans la pièce dans laquelle la toile est accrochée, les murs de cette même pièce ne continuent pas ceux de la pièce dans laquelle Pierre imaginé se trouve, etc. Un autre cas est celui de la conscience de figuration théâtrale : “le roi au théâtre est un homme effectivement réel, avec des habits effectivement réels, sauf qu’en réalité bien évidemment l’homme comédien est ceci et cela et non pas roi, le manteau est un des costumes de théâtre et non pas un manteau de couronnement, etc. ” (Husserl, 1980: 509-510). Dans ce cas également, Œdipe sur scène est figuré point par point à travers un fonds de réalités proprement perçues (le comédien, ses gestes, ses déplacements, etc.) qui “offre exactement ce qu'est le ‘proprement perçu’ du fictum” (Husserl, 1980: 518). Et le conflit latent entre réalité et fiction s’actualise en déployant les deux lignes incompatibles d’intention d’horizon. La différence ici, c’est qu’aucune conscience d’image, en termes d’image-objet/image-sujet n’est requise pour constituer les différents éléments fictionnels de la figuration théâtrale (le palais, Œdipe, etc.) : elle peut certes se produire sur la base de la conscience de figuration théâtrale, lorsque je constitue un personnage comme image-objet d’un modèle, i.e. d’une image-sujet (le Rousseau sur scène, le véritable Rousseau) ; mais “absolument aucune conscience-de- figuration par image-copie n’a besoin d’être provoquée” (Husserl, 1980: 515/487). Qu’en est-il à présent de cette phantasia que Husserl appelle reproductrice ? Celle-ci, par rapport à la phantasia perceptive qui se produit sur le fond de réalités perçues, invente sans être fondée sur la perception concomitante d’une réalité servant, pour ainsi dire, de tremplin vers la fiction. À cette classe appartient la phantasia “au sens ordinaire” (Husserl, 1980: 504), par exemple “le centaure que je viens tout juste d’imaginer” (Husserl, 1980: 510). Mais y appartiennent également “les phantasiai reproductrices de l’art narratif”, qui nous intéressent principalement ici. Quelle est donc leur particularité par rapport à la phantasia ordinaire ? 54 Claudio Majolino, Aurélien Djian 3.3. Phantasia de l’art narratif Comme l’indique Husserl, “l’art est le domaine de la phantasia mise en forme” (Husserl, 1980: 514/486). Et cette mise en forme fait apparaître autour de l’œuvre d’art deux pôles corrélatifs : 1) Il y a, d’un côté, l’“artiste”— ce par quoi, on l’a vu, il ne faut évidemment pas entendre une personne, factuellement existante avec ses déterminations empiriques données, mais l’un des deux corrélats de la structure du phénomène. Artistique, pourrait-on dire, est toute conscience qui pratique un art et imagine en faisant. En ce sens, l’artiste ne se limite pas à produire une phantasia au sens ordinaire, mais la réalise dans un espace intersubjectif sous une forme ou sous une autre : sous la forme d’un tableau, d’un roman, d’une sculpture, une installation, une performance etc. De ce point de vue, ce que l’on appelle d’habitude, d’une manière un peu convenue, “création artistique” n’est, au fond, pour Husserl, rien d’autre qu’une phantasia pratique-axiologique : pratique — parce que l’artiste ou l’écrivain produit des conflits imaginaires en faisant (en pétrissant, en écrivant, en dessinant etc.) ; axiologique — car il imagine en évaluant au fur et à mesure ce qu’il fait (en corrigeant, en modifiant, en validant etc.). Cela explique d’ailleurs pourquoi le spectateur potentiel, qui reçoit l’œuvre déjà façonnée, n’est pas extrinsèque par rapport à la constitution de l’œuvre elle-même en tant que phénomène, puisque celle-ci est déjà évaluée au moment même de sa production . 2) Mais cela veut dire ainsi que le pôle subjectif qui constitue l’œuvre est déjà multiple, car il inclut déjà, d’une manière structurelle, la fonction du récepteur. En effet, si l’artiste évalue l’œuvre en train de se faire, en la faisant, celle-ci, en tant que phénomène, est également corrélée à la multiplicité virtuellement infinie du faire évaluatif de ses autres récepteurs possibles. Dans le cas de l’art narratif, il apparaît clairement que l’unité du phénomène littéraire est constituée par une multiplicité vécue d’actes de phantasia mise en forme par une écriture-lecture évaluative. Deux multiplicités vécues dont les sujets correspondants s’appellent « écrivain » et « lecteur » et qui, dans certains cas particuliers (c’est-à-dire lorsque l’auteur est le premier lecteur de son œuvre, celui qui lit et évalue en écrivant, que cette dernière soit achevée ou non) sont la même personne. Les “phantasiai reproductrices de l’art narratif ” dont il était question plus haut se distinguent donc de la phantasia au sens ordinaire par le fait qu’elles couvrent deux types eidétiquement distincts de phantasia reproductrice, et deux corrélations différentes de conscience, noués autour de l’œuvre d’art narrative. D’un point de vue phénoménologique-constitutif, la question est alors double : (1) S’il est vrai que toute phantasia, par son caractère de quasi, se caractérise par un conflit (actuel ou latent) avec la réalité, tel que ses objets ne sauraient s’intégrer dans l’unité de concordance de notre monde, quel type de conflit caractérise les phantasiai reproductrices de l’art narratif ? (2) Quelle est la particularité des deux corrélations qui entrent en jeu dans “le domaine de l’art narratif” et définissent son caractère fictionnel, à savoir la phantasia narrative productrice et la phantasia narrative réceptrice, ou, plus simplement, l’écriture et la lecture fictionnelles ? 3.4. Le conflit littéraire Commençons par ce que ces deux séries de multiplicités vécues ont en commun, ce qui nous permettra de répondre à la première question. Voir ci-dessus la note sur la question de la δύναμις. Phénoménologies « de » la littérature 55 — Premièrement, en tant que phantasiai, elles désignent toutes deux une conscience donatrice quasi-posant ses quasi-individus comme quasi-existant, quasi-individualisés dans un temps et un espace différent de ceux de notre monde réel — c’est en cela que réside le caractère fictif de la phantasia. Leur structure d’unité-multiplicité est donc arbitraire et libre. Arbitraires, ces séries de phantasiai le sont dans la mesure où le quasi-individu imaginé n’est pas d’emblée complètement déterminé, mais l’est autant et aussi loin que cela est fixé par la phantasia de l’écrivain, tandis que le reste est non seulement indéterminé mais indéterminable par l’un et l’autre (tant que l’écrivain ne s’est pas mis à la tâche). Mais libres, elles le sont aussi, dans la mesure où, les quasi-individus qui peuplent l’art narratif formant des unités arbitraires, la constitution de celles-ci est relativement indépendante des contraintes ontologiques qui régissent par exemple la perception d’un individu réel : pour le lecteur comme pour l’écrivain fictionnels, un même personnage ou un même événement peut par exemple posséder des propriétés contradictoires, et malgré tout exister au sein du quasi-monde de la fiction. C’est ainsi, par exemple, que l’entrée de D’Artagnan chez les mousquetaires peut être décrite de façon contradictoire au chapitre XXVIII et XLVII des Trois Mousquetaires (Dumas, 2001: 1021, note 1 de la page 73), et pourtant constituer pour le lecteur et l’auteur fictionnels un même événement doté de propriétés contradictoires, sans que cette contradiction ne soit et ne puisse être tranchée par l’un ou par l’autre (puisque Dumas a clôt l’écriture du roman par une évaluation finale, et que le lecteur n’est pas l’écrivain) — de telle manière que cet événement existe avec ses propriétés contradictoires, actuellement et potentiellement indécidables. Et si le résultat, à savoir un quasi-individu doté de propriétés contradictoires, n’est pas à proprement parler souhaité par Dumas, qui, au contraire, s’efforce tout au long de son œuvre de proposer au lecteur un monde fictionnel concordant, il en va tout autrement de certaines fictions littéraires volontairement déstructurées : le furtif du roman éponyme d’Alain Damasio, par exemple, se caractérise précisément par son inconsistance — du point de vue des règles ontologiques de l’expérience de toute réalité —, c’est-à-dire constitue une identité de traits (successifs) incompatibles, une inconsistance justifiée narrativement par le fait qu’il possède des “capacités mimétiques” et une “prodigieuse faculté de métamorphose en composant son corps avec l’environnement” (Damasio, 2019: 17), qui lui permettent d’acquérir (et de perdre) des propriétés essentielles — raison pour laquelle chaque furtif peut tantôt flotter, tantôt voler, tantôt courir, “comme tous les furtifs” (Damasio, 2019: 14). — Ensuite, en tant que phantasia reproductrice, le type de conflit qui sert de tremplin à l’écriture et à la lecture fictionnelles n’est pas avec un fonds de réalités proprement perçues et figurant le quasi- individu point par point, i.e. que ce conflit ne repose pas sur la perception préalable d’une réalité donnée. Ce qui fait du Paris du Comte de Monte-Christo un Paris fictionnel, pour la phantasia du lecteur comme de l’écrivain fictionnels, c’est qu’il s’y produisent des événements impliquant des personnages dont on sait qu’ils n’ont pas eu lieu, et qui ne s’intègrent pas à l’unité de concordance de notre monde réel (même passé). Ce qui fait de la vie du narrateur Marcel une vie littéraire, c’est que, pour l’auteur comme pour le lecteur, on sait que ce n’est pas celle de l’auteur (voir Genette, 1972: 73- 74 ; Djian 2020). Évidemment, si un tel savoir est nécessairement impliqué dans toute lecture de la part de l’auteur, comme le souligne Sartre à raison (Sartre, 1948: 49), le cas du lecteur non-auteur autorise également d’autres formes de réception, qui reposent sur le fait que ce dernier découvre l’œuvre en la lisant, c’est-à-dire ne l’invente pas. Ainsi, contrairement au lecteur-auteur, un lecteur non-auteur peut se tromper, et recevoir une œuvre fictionnelle comme non-fictionnelle. C’est un point qui est d’ailleurs fondamental du point de vue d’une phénoménologie constitutive de la littérature, dont 56 Claudio Majolino, Aurélien Djian l’ambition est de “fonder” les formes de savoir et de pratiques littéraires, ce qui suppose de décrire comment une conscience en vient à reconnaître une œuvre comme fictionnelle (ou non), à justifier de son statut (fictionnel ou non), et corrélativement rendre compte des opérations spécifiques de fondation des jugements selon qu’ils portent sur des œuvres fictionnelles, ou non. C’est d’ailleurs dans cette description qu’il faut chercher la clarification ultime du fait que, comme l’écrit Genette, l’on peut “recourir à toutes sortes de documents extérieurs”, y compris à L’histoire de France de Michelet, pour étudier les événements qui y sont racontés, tandis que “telle n’est pas la ressource de [celui] qui s’intéresse (…) aux événements racontés par le récit que constitue la Recherche du temps perdu (…) : aucun document extérieur à la Recherche, et spécialement pas une bonne biographie de Marcel Proust, s’il en existait, ne pourrait le renseigner [sur] ces événements” (Genette, 1972: 73) (plus de détail infra.) . — Troisièmement, en tant que phantasia mise en forme narrativement, l’écriture et la lecture fictionnelles ne se limitent pas à être des phantasiai reproductrices au sens ordinaire, mais sont médiatisées par l’écriture qui donne à l’œuvre une objectivité : l’écrivain fait plus qu’imaginer, il écrit (et il lit ce qu’il écrit en l’évaluant au fur et à mesure) ; le lecteur fait plus qu’imaginer, il lit (et il lit ce qui a été écrit et validé jusqu’à un certain point). On peut à présent répondre à la première question que nous nous étions posée : le type de conflit qui sert de tremplin à l’établissement d’une phantasia littéraire n’est évidemment pas perceptif, comme c’est le cas dans la conscience théâtrale ; il s’agit d’un conflit épistémique : ce qui est écrit (du point de vue de l’auteur) et ce qui est lu (du point de vue du lecteur, que ce lecteur soit considérée qua auteur-lecteur ou non) est, non pas perçu, mais su — à tort ou à raison — comme étant incompatible avec l’expérience de notre monde réel, et cela même s’il s’y réfère, en tout ou en partie. Ce qui nous amène maintenant à notre seconde question : en quoi consiste la différence entre écriture et lecture fictionnelles ? 3.5. Écriture et lecture fictionnelles Un telle différence réside tout d’abord dans l’aspect suivant. Comme le souligne Husserl, dans le cas de la lecture, les phantasiai n’y sont pas accomplies par nous librement (seul l’artiste créateur a ici liberté, et il ne l’exerce que dans un assujettissement à l’idéal esthétique), mais elles ont leur objectivité, elles nous sont prescrites, imposées, de façon analogue à celle dont nous sont imposées les choses de la L’erreur n’est évidemment qu’une forme parmi d’autres de réception propre au lecteur non-auteur, reposant sur la connaissance (ou la méconnaissance) du conflit temporel que l’œuvre littéraire entretient avec notre expérience du monde réel — savoir rendu plus incertain par le caractère reproducteur des phantasiai littéraires, qui ne sont pas fondées sur un conflit au sein de la perception externe, comme c’est le cas au théâtre. La lecture d’une même œuvre reconnue comme fictionnelle peut (lorsqu’elle n’est pas celle de l’auteur, et que le lecteur adopte la conduite adéquate) initier, c’est-à-dire être prolongée dans, bien des “applications”, c’est-à-dire des modélisations de notre expérience du monde réel, qui vont au-delà de celles anticipées par l’auteur. Et, là encore, cela s’explique par le fait que chaque lecteur n’invente pas l’œuvre mais la découvre, et qu’il le fait, à la fois à un certain moment de son existence, dans un certain lieu, en fonction de certaines expériences qu’il a faites (ou qu’il fait, ou qu’il fera), etc. L’usage des fictions au-delà des intentions (et des espérances) éventuelles de l’auteur (esthétiques, idéologiques, historico-documentaires etc.) trouve ici sa justification phénoménologique dans une description de la phantasia reproductrice du lecteur non-auteur, des entrelacements d’actes de type différent (objectivant ou non-objectivant) et des attitudes (théoriques, pratiques, axiologiques). Phénoménologies « de » la littérature 57 réalité effective, comme quelque chose que nous devons accepter. Analogue, et cependant bien entendu pas tout à fait de la même manière (Husserl, 1980: 519/489). Deux points méritent ici d’être soulignés : (1) d’abord, si nous avons vu plus haut que toute phantasia était libre, c’est-à-dire indépendante par rapport aux nécessités a priori auxquelles répond le monde réel (et les corrélations dans lesquelles ce dernier se constitue), avec l’écriture fictionnelle, nous avons affaire à une autre forme de liberté. Celle-ci s’oppose cette fois-ci à l’absence de liberté du lecteur : la liberté est en effet inhérente à tout acte de création, puisqu’il s’agit de la liberté d’inventer les personnages, leurs propriétés, les événements, l’intrigue dans laquelle ils prennent place. Autrement dit, ce n’est pas nous, lecteurs, qui décidons quand et comment D’Artagnan rencontre Milady pour la première fois, mais bien Dumas ; en ce sens, la mise en forme du lecteur-auteur Dumas était libre, celle du lecteur-lecteur que nous sommes ne l’est pas. (2) Cependant, cela ne signifie pas que l’artiste en général, l’écrivain fictionnel en particulier, se définisse par le fait de posséder une liberté absolue : aussi libre que soit la phantasia, capable d’imaginer des êtres dotés de capacités les rendant incohérents du point de vue d'une expérience de la réalité — par exemple, le furtif, capable d’acquérir ou de perdre des propriétés essentielles au gré de métamorphoses volontaires ou d’actes de mimétisme avec les objets environnant —, et même d’anéantir jusqu’au monde lui-même dans sa structure de concordance, l’artiste se distingue du rêveur comme du phénoménologue par le fait qu’il “ne l’exerce que dans un assujettissement à l’’idéal esthétique” (Husserl, 1980: 519/489). On retrouve ici la question de l’évaluation, dont nous avons parlé plus haut. C’est là d’ailleurs le fondement d’un critère couramment utilisé dans le jugement critique porté sur une œuvre d’art : la justification des choix faits par l’écrivain dans la création de son œuvre — choix inhérents à la liberté de la phantasia narrative — doit être produite en considération de l’idéal esthétique ou pratico-axiologique projeté par ce dernier — et qui peut tout à fait être reconstitué à partir des autres œuvres, des entretiens, des manifestes écrits par l’auteur en question. Et c’est d’après le degré selon lequel la liberté de l’œuvre est (ou non) en accord avec un tel idéal esthétique que l’on peut juger objectivement de la réussite ou de l’échec d’une œuvre. Dans ce cas, il s’agit évidemment d’un critère objectif, qui est indifférent au plaisir subjectif que l’on peut prendre (ou non) à lire telle ou telle œuvre . De ce point de vue, ce n’est pas parce que l’œuvre est fictionnelle que la connaissance de cette dernière réside exclusivement dans des jugements portant sur l’“univers”, les personnages et l’intrigue fictifs qui y sont phantasmés. L’expression “connaître une œuvre fictionnelle” n’est en effet pas sans équivoque, car l’apparition, avec l’institution d’une phantasia de lecture, d’un narrateur fictionnel — qu’il soit interne à l’intrigue, comme dans Les furtifs, ou non, qu’il soit un personnage principal ou un témoin, qu’il soit omniscient, ou non (voir Genette, 1972: 203sq.) — à côté de l’auteur réel, trace deux lignes d’investigations, correspondant à deux attitudes distinctes, dont la phénoménologie doit rendre compte : d’une part, la “connaissance de l’œuvre” au sens de l’“univers” fictionnel vu à travers les yeux du narrateur fictif — connaissance dont la source est cet “univers” lui-même ; d’autre part, la En ce sens, l’utilisation contemporaine du terme de “poétique” est précisément fondée dans le fait que toute œuvre fictionnelle est le résultat d’un processus d’écriture impliquant l’évaluation d’un idéal esthétique, et la justification des choix de l’écrivain suppose de relever la disparité (ou, au contraire, l’adéquation) entre “le programme opératoire que l’artiste chaque fois se propre ; l’œuvre à faire telle que l'artiste, explicitement ou implicitement, la conçoit”, et le “résultat” (Eco, 1965: 10-12). 58 Claudio Majolino, Aurélien Djian “connaissance de l’œuvre” qua texte imaginé et mis en forme par un auteur réel, dont les motivations réelles, et notamment l’idéal esthétique ayant présidé à la création, restent à éclaircir — dans ce cas, la “connaissance de l’œuvre” prend sa source dans la vie de l’auteur, les témoins de celle-ci, etc. Il suffit alors d’ajouter le pôle du lecteur réel, pour couvrir l’ensemble des objets, distincts quoique corrélés, de ce domaine unitaire qu’on appelle celui de l’“œuvre littéraire”. Ainsi, le fait qu’une critique littéraire jugeant (notamment) de l’adéquation (ou non) du projet poétique de l’auteur avec le résultat (le livre), une psychologie (et une sociologie) de la création artistique comme celle que propose Bachelard dans sa Poétique de la rêverie, une théorie de la réception de l’œuvre par des lecteurs et des publics de lecteur différents, et une théorie de l’“univers” fictionnel — le fait que toutes ces disciplines soient possibles en même temps, et qu’il n’y ait aucun sens, ni à exclure les uns au profit d’un autre (la narratologie au profit de la psychologie, la psychologie au profit de la critique, etc.), ni même à les hiérarchiser, réside dans le fait qu’il s’agit à chaque fois d’explorer des domaines d’objet distincts, manifestés dans des types d’attitude spécifiques, ce qui fonde la légitimité de chacune de ces sciences. Et l’expression de “connaissance de l’œuvre” est sauvée de l’équivocité pure et simple par l’unité que procure à toutes ces sciences la corrélation nécessaire entre la phantasia mise en forme, l’auteur et le lecteur. Maintenant, au contraire de l’écriture fictionnelle, qui ressemble par sa liberté d’invention à la phantasia au sens ordinaire, l’absence de liberté du lecteur rapproche la phantasia du lecteur de la perception, avec laquelle elle n’est pas sans “analogie”. D’un côté, l’analogie réside dans le fait que, dans la lecture, nous n’inventons rien et nous découvrons tout. Comme l’indique Husserl, les phantasiai reproductrices de l’art narratif nous sont aussi imposées. Dans le cas précédent [i.e. la conscience de figuration théâtrale], elles sont imposées par la suite des perceptions qui entrent en jeu en conflit d’expérience constant, et dans le cas présent par la suite des mots prononcés ou écrits (Husserl, 1980: 519/489). Ainsi, comme dans l’expérience perceptive du monde factuel, la quasi-expérience en littérature se détermine au fur et à mesure de la lecture par l’actualisation d’un horizon qui n’est pas inventé, mais dont la déterminabilité est prescrite a priori par la quasi-objectivité du “monde” imaginaire, sur la base de ce que l’écrivain a imaginé et mis en forme : la détermination a posteriori de cet horizon, qui est quasi-motivé par l’unité de la quasi-expérience passée, implique la quasi-découverte du “monde” imaginaire, la quasi-modalisation d’intentions qui ne s’inscrivent pas dans l’unité concordante de la quasi-expérience, etc. En cela, le “monde” fictionnel est objectif, comme le monde factuel : le roman, la pièce de théâtre ont une “existence” intersubjective, conforme à leur fonds d’image et à leur enchaînement d’image déterminés, en ceci que quiconque menant à apparition, dans les circonstances appropriées, les objets d’expérience “qui figurent”, et n’accomplissant pas les conflits dépendants de la subjectivité en cause, suit librement l’intention artistique, etc., mène, et doit mener à quasi expérience la même part de vie feinte, de destin feint, etc. (Husserl, 1980: 520/490). L’analogie avec la perception, aussi pertinente soit-elle, touche cependant sa limite au moment d’aborder la structure de quasi-monde du monde artistique, qui se reflète dans la différence de structure d’horizon des deux corrélations : si le monde réel est complètement déterminé a priori, et à déterminer Phénoménologies « de » la littérature 59 a posteriori en dévoilant les horizons de notre expérience, l’arbitraire du quasi-monde implique que ce dernier n’est déterminé a priori qu’aussi loin que l’a imaginé l’écrivain — le reste étant non seulement indéterminé, mais indéterminable, quoique le lecteur ou l’écrivain puisse toujours l’inventer à leur tour. Ainsi, du quasi-monde livré par l’écrivain, le lecteur fictionnel découvre tout, et, pour tout ce que l’écrivain n’a pas inventé, c’est au lecteur de le faire, et il peut le faire aussi arbitrairement qu’il le souhaite. Là encore, la mise en évidence de cette particularité du quasi-monde et de la structure d’horizon de la corrélation de lecture n’est pas sans importance pour une phénoménologie constitutive, notamment pour ce qui est de la méthode qu’une telle corrélation prescrit à toute exploration théorique de l’“univers” des œuvres littéraires fictionnelles. Car, contrairement au cas de la création littéraire ou des lecteurs réels (ou des publics de lecteur réels) que nous avons abordés plus haut, vis-à-vis desquels on peut en principe faire appel à des éléments de la vie de l’auteur ou du lecteur dans le but, soit de juger de l’accord entre idéal esthétique et choix de l’écrivain, ou d’élucider ses motivations créatives, soit de clarifier les raisons qui ont poussé un lecteur (ou un public) à comprendre et à se positionner, pratiquement ou esthétiquement, de cette manière à l'égard de l’œuvre (plutôt que d'une autre), toute connaissance portant spécifiquement sur l’œuvre littéraire fictionnelle devra chercher dans la phantasia de lecture et dans ses horizons, et en eux uniquement, l’évidence où elle puise sa justification (voir Djian 2020). Conclusion 1. Résultats Quel sens devrions-nous donner, alors, à l’expression de “phénoménologie de la littérature” ? On l’a vu, une telle question n’a pas de réponse simple, et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce qu’il n’y a pas de sens univoque ou d’“essence” de la phénoménologie, car il n’existe aucune manière d’unifier tous ces projets philosophiques contemporains que l’on qualifie de “phénoménologiques” à partir d’un seul et même concept, problème ou méthode. Ensuite, et par voie de conséquence, parce que, on l’a vu, le sens même de l’expression “phénoménologie de la littérature” varie également en fonction de l’idée de phénoménologie mobilisé. Cependant, si la pluralité et la diversité factuelles des phénoménologies exclut d’emblée toute approche essentialiste, une telle exclusion n’implique pas pour autant qu’il y aurait autant de concepts de “phénoménologie” que de projets qui se qualifient de phénoménologiques, et, par conséquent, autant de “phénoménologies de la littérature” que de phénoménologies. C’est à ce moment précis qu’intervient le recours à l’unité du concept de “phénomène” compris en tant que matrice structurelle-générative permettant de refuser l’alternative entre essentialisme et nominalisme et montrer l’émergence de, au moins, deux “familles” de phénoménologies : l’une générée à partir de la matrice du “phénomène par excellence” (entité cachée mais fondatrice, origine qui ne se montre pas de ce qui se montre de prime abord et le plus souvent), l’autre par celle du “phénomène réduit” (structure corrélative de l’apparaissant et de l’apparition, unité visée d’une multiplicité éprouvée). Ayant ainsi identifié deux “familles” de phénoménologies à partir des variations établies sur la base de ces deux concepts matriciels de “phénomène”, il a donc été possible d’aborder le deuxième volet du problème, à savoir la question de la phénoménologie de la littérature. Et puisque tous les 60 Claudio Majolino, Aurélien Djian projets phénoménologiques factuels qui se sont penchés sur la littérature ont abordé le phénomène littéraire à partir du concept d’imagination, il a été nécessaire articuler les trois moments suivants. Il fallait d’abord dégager les deux concepts matriciels (heideggerien ; husserlien) de “phénomène” (phénomène par excellence ; phénomène réduit) à l’origine des deux “familles” de phénoménologies (herméneutique phénoménologique ; phénoménologie constitutive) et illustrer leur mode de fonctionnement à partir de quelques exemples précis (Heidegger et Husserl ; Ricœur et Sartre). Il fallait ensuite examiner le cas exemplaire de deux auteurs (Ricœur ; Husserl), appartenant aux deux “familles” de “phénoménologies” susnommées (herméneutique ; constitutive), qui auraient explicitement développé un phénoménologique concept d’“imagination” (imagination productrice ; phantasia mise en forme) capable de rendre compte du phénomène tout à fait particulier de l’imagination littéraire. Cela nous a finalement permis d’identifier le double sens du génitif figurant dans l’expression “phénoménologie de la littérature”. Qu’est-ce que donc une “phénoménologie de la littérature” ? Chez Ricœur, la phénoménologie herméneutique a pour but de dévoiler le phénomène par excellence du “sens”, et s’articule avec une conception de l’imagination productrice (définie par opposition à l’imagination reproductrice) qui est le moyen universel — ou le logos par excellence — de la manifestation d’un tel “sens” de prime abord et le plus souvent caché. Dès lors, l’imagination incorporée dans toute œuvre de littérature, c’est-à-dire l’imagination productrice narrative littéraire, n’est autre qu’un cas particulier de cette imagination pour ainsi dire “dévoilante” qu’est l’imagination productrice tout court. Et, plus précisément, il s’agit de cette imagination qui dévoile cet aspect particulier du sens (distinct de celui qu’est manifesté, par exemple, par la métaphore ou par l’imagination de l’action) qu’est le temps comme temps humain. De ce point de vue, lorsque l’on parle d’une “phénoménologie de la littérature” chez Ricœur, la préposition “de” à la fonction d’un génitif subjectif : c’est en effet à la littérature qui revient l’appellatif de “phénoménologie”, car c’est l’œuvre littéraire elle-même qui a le pouvoir de dévoiler le sens caché du temps humain. Quant à Husserl, si la tâche de la phénoménologie constitutive est de clarifier d’une manière ultime les concepts fondamentaux de toute forme instituée du savoir, de l’agir et du sentir par le recours aux phénomènes réduits et à la description de leurs structures corrélatives, alors l’imagination — dûment réinterprétée phénoménologiquement en termes de phantasia — apparaît comme une structure de la corrélation gouvernée par des lois tout à fait spécifiques (la quasi-position, arbitraire et libre vis-à-vis des contraintes ontologiques de l’expérience de toute réalité, d’une fiction en conflit avec le temps du monde réel). A partir de là, la phénoménologie constitutive peut poursuivre le travail de description jusqu’aux structures de corrélations particulières caractéristiques de la phantasia littéraire. Parmi celles-ci, Husserl en identifié déjà deux : la phantasia mise en forme par l’activité pratico-axiologique de l’écriture par l’écrivain-lecteur et reconstituée par l’activité pratico-axiologique du lecteur-lecteur. Une telle première ébauche des structures de la phanasia littéraire, bien qu’encore incomplète, contribue déjà à clarifier quelques-uns des concepts fondamentaux engagés dans les pratiques du savoir, de l’agir et du sentir littéraires : la critique littéraire, l’histoire de la littérature, la théorie des “univers” fictionnels, etc. Cette fois-ci, la préposition “de” au sein du syntagme “phénoménologie de la littérature”, n’a pas la fonction d’un génitif subjectif (la littérature comme phénoménologie) mais celle d’un génitif objectif. Car c’est la phénoménologie qui porte sur la littérature, dans toutes les dimensions (théorique, pratique, axiologique) et qui en fait, pour ainsi dire, son thème. Phénoménologies « de » la littérature 61 2. Limites Or, à la lecture de ces résultats croisés on pourrait sans doute objecter — et cela à très juste titre — que notre étude sur la “phénoménologie de la littérature”, menée à partir des concepts matriciels du phénomène par excellence et du phénomène réduit, finit par passer sous silence bien des questions extrêmement importantes liées au sujet traité. Pour commencer, la délimitation même du domaine des “fictions littéraires” à l’intérieur du vaste champ de la “littérature”, aurait pu conduire à la discussion de l’un des problèmes les plus anciens de la théorie littéraire, à savoir celui des “genres” ou “modes littéraires”, et notamment de la distinction entre poésie et prose fictionnelle (voir Genette 1979). En outre, si nous avons certes examiné l’aspect proprement narratif attribué par Ricœur à l’imagination productrice incorporée dans les textes fictionnels, nous n’avons rien dit de spécifique au sujet de l’approche phénoménologique constitutive de la narrativité — et cela alors même que Husserl insiste à plusieurs reprises sur le fait que les phantasiai corrélatives des fictions littéraires constituent des “phantasiai reproductrices de l’art narratif”. Enfin, le lecteur attentif aura remarqué que la dimension proprement linguistique des fictions littéraires a été, purement et simplement, mise de côté. Comment justifier de telles omissions ? La réponse à un telle question est double. D’un côté, étant donné le caractère exploratoire de cette étude, il aurait été tout simplement impossible de traiter de tous les aspects liés aux deux acceptions de la phénoménologie de la littérature pris en examen. Certains de ces aspects ont d’ailleurs déjà fait l’objet d’études détaillées — des études auxquelles nous pourrions déjà renvoyer ; d’autres restent entièrement à explorer. Ainsi, d’une certaine manière, ces omissions pourraient s’expliquer déjà d’une manière contingente. Mais, d’un autre côté, si des questions cruciales telles que la différence entre poésie et prose, le statut phénoménologique-constitutif de la narration ou la spécificité de l’imagination langagière à l’œuvre dans la littérature, restent pour l’instant aux marges de notre étude, c’est précisément en raison de l’angle d’attaque choisi. En effet, s’il est vrai que la conception du “phénomène” et de l’“imagination” propre à chacune de ces deux “familles” de phénoménologies étudiées impacte sur la manière qu’elles ont de penser le rapport entre “phénoménologie” et “littérature” (génitif objectif ou subjectif), elle impacte également sur la façon dont celles-ci appréhendent et articulent entre eux les différents aspects et problèmes plus spécifiquement “littéraires” relatifs aux fictions. Ainsi, par exemple, une phénoménologie herméneutique comme celle de Ricœur, fondée sur l’élévation de l’imagination au rang de logos par excellence du phénomène par excellence (le sens), conduit à une conception univoque de la “littérature” où toute littérature est, par définition, imaginaire (quoiqu’elle ne soit pas nécessairement fictionnelle), la poésie y compris. Ce qui distingue la prose littéraire, dès lors, c’est qu’elle n’est pas seulement imaginaire, mais aussi narrative (au sens de la production d’intrigues) et fictionnelle (par opposition avec les récits historiques). Et tous les aspects et problèmes qui entrent dans le champ “littéraire” au sens strict, c’est- à-dire celui des œuvres d’art littéraires — quoiqu’ils puissent par ailleurs déborder celui-ci, comme c’est le cas de la narration, de la langue, ou du temps —, pour autant qu’ils contribuent au dévoilement du sens humain, relèvent du concept d’imagination. Autrement dit, dans les fictions littéraires, la mise Voir, par exemple, Ricœur 1970, Djian 2020 et Ingarden 1983 pour l’aspect linguistique des fictions littéraires ; Sartre 1948 pour une théorie des attitudes poétique et prosaïque ; Djian 2022 pour un examen de cette dernière ; Iser 1976 et Ingarden 1983 pour la question de l’intrigue. 62 Claudio Majolino, Aurélien Djian en intrigue est imaginaire ; la narration est une imagination linguistique ; le temps est refiguré de manière imaginaire ; la prose fictionnelle est imaginaire, tout comme la poésie, et même l’histoire. Or, il en va tout autrement pour une phénoménologie constitutive, en raison même de la conception du “phénomène” autour duquel elle gravite. A la conception univoque de la “littérature” propre de l’herméneutique phénoménologique s’oppose ainsi une conception équivoque. Il suffit, pour s’en rendre compte, de partir de la différence entre poésie et prose. Celle-ci est abordée, notamment dans Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre, à partir de la distinction de deux attitudes (poétique et prosaïque) relevant de deux actes fondamentalement distincts, la perception externe et l’imagination (voir, sur tout cela, Djian 2022). En effet, alors que, pour le poète, les mots sont des choses parmi les choses, “des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l’herbe et les arbres” (Sartre, 1948: 19), et sont par conséquent perçues avec tous les traits qui reviennent aux objets perceptifs (observés et débordants, donnés intuitivement comme présents dans la passivité), pour le prosateur, les mots sont des “vitres” qu’il s’agit de traverser vers des objets imaginaires qu’il ne perçoit pas, mais qu’il invente au fur et à mesure — d’où le fait que “jamais Proust n’a découvert l’homosexualité de Charlus, puisqu’il l’avait décidée avant même d’entreprendre son livre” (Sartre, 1948: 49) . Les objets que le prosateur dévoile à travers le langage sont donc imaginés avec tous les traits qui reviennent aux objets imaginaires (quasi-observés et pauvres, donnés intuitivement comme absents sur le mode de la spontanéité). Cette thèse, on le voit, est rendue possible par la conception sartrienne du “phénomène” : puisqu’il s’agit d’étudier les formes de corrélation de conscience, l’imagination n’apparaît que comme un type de corrélation, gouvernée par un type de lois structurelle. Et, par cela même, elle vient réorganiser autrement le champ “littéraire”. En effet, si le fait de produire des fictions constitue bien un trait essentiel de la prose littéraire, la distinction avec la poésie n’est plus pensée, ni à l’intérieur du concept d’imagination, ni à partir de la propriété de produire des intrigues (ou non). Autrement dit, “fiction” n’est plus la différence spécifique du “récit littéraire” vis-à-vis du “récit historique” ; “narration” n’est plus la différence spécifique de l’histoire et de la prose littéraire vis-à-vis de la poésie ; et “imagination” n’est plus le concept général à partir duquel on peut penser tous ces “objets”, car seule la prose littéraire est imaginaire et fictionnelle, et que rien n’indique (pour l’instant) que la littérature fictionnelle soit nécessairement narrative au sens de la production d’intrigues. À l’univocité de la littérature comme genre (fondée sur le caractère imaginaire) se substitue donc un concept “équivoque” : “littérature” peut vouloir dire autant poésie (où les mots sont des objets perceptifs) que prose littéraire (qui est un objet imaginaire), qui ne sont donc pas coordonnés comme espèces au sein d’un même genre — toute la question, dès lors, étant de savoir si, et comment, elles sont malgré tout connectées, de telle manière à ne pas réduire le sens de “littérature” a une équivocité pure et simple. La question de la différence entre poésie et prose, telle qu’elle est abordée par la phénoménologie constitutive, nous a donc déjà forcé à déborder du champ limité du concept d’“imagination”, vers l’opposition entre perception externe (attitude poétique) et imagination (attitude prosaïque) . Mais une telle transgression est tout autant exigée dès lors que l’on veut traiter des autres aspects que nous avons signalés. L’intrigue, considérée d’un point de vue formel, c’est-à-dire pour autant qu’elle concerne la structure et l’enchaînement de la signification des phrases — ce que Greimas appelle Husserl aurait dit plutôt : “puisqu’il l’avait imaginée par une phantasia mise en forme par l’acte même de l’écrire et d’évaluer la justesse de ce qui est écrit”. La stratégie husserlienne pour rendre la parole poétique analogue à la chose “perceptive” est bien plus complexe que celle de Sartre et nécessiterait l’introduction du concept technique d’attitude. Cf. Majolino 2020. Phénoménologies « de » la littérature 63 “l’organisation syntagmatique de la signification” (Greimas, 1976: 7) — relève de ce que Husserl appelle l’acte de formalisation, par lequel nous dégageons des essences formelles (des types de signification et leurs corrélats objectifs, voir Husserl, 1984: 51-55/100-103). Or, contrairement à la phantasia, la formalisation est un acte positionnel et indifférent au caractère fictionnel ou non- fictionnel de ce qui est raconté. Autrement dit, un même type d’intrigue peut tout à fait se matérialiser dans des histoires fictionnelles et non-fictionnelles — après tout, que À la recherche du temps perdu soit un roman ou une autobiographie, l’intrigue est la même, et son étude ne suppose aucune prise de position à l’égard du statut de l’histoire racontée. Évidemment, une discipline comme la narratologie n’est possible que dans le cadre d’une attitude théorique accomplissant ce type d’acte de formalisation — c’est précisément cela qu’est le Maupassant de Greimas. Il en va de même du statut linguistique de la fiction littéraire, qui relève du caractère mis en forme de la phantasia. Là encore, toute considération linguistique est fondée sur l’examen d’une partie de l’énoncé, c’est-à-dire “l’habillage linguistique, le grammatical”, abstraction faite du “sens de l’énoncé” et de “l’objectivité au sujet de laquelle l’énoncé dit quelque chose” (Husserl, 1984: 36/85). Elle est rendue possible par un acte catégoriel-signitif par quoi une multiplicité de sons (ou de traces d’encre sur le papier) se manifeste comme un mot ou un énoncé ; et repose sur un acte positionnel (c’est du français, c’est de l’allemand, etc.) d’ordre évaluatif-intersubjectif — puisqu’il s’agit d’étudier un produit culturel intersubjectif — isolant la dimension grammaticale de l’énoncé. L’ensemble des considérations d’ordre grammatical, qui jouent un rôle essentiel dans l’analyse d’une œuvre littéraire, sont fondées sur ce type d’acte, qui, là encore, est indifférent à la question de savoir si, oui ou non, le texte est fictionnel, et débordent par conséquent le champ de la phantasia. Si tout cela est juste, les omissions ci-dessus s’expliquent par des raisons qui sont moins contingentes que structurelles. Il apparaît alors que l’angle d’attaque choisi (le triplet “phénomène”, “imagination”, “fiction littéraire”) a précisément l’avantage de permettre d’étudier le moment même où phénoménologique herméneutique et phénoménologie constitutive de la littérature se croisent, pour ainsi dire, autour de la production imaginaire de fictions littéraires — avant que leurs chemins s’éloignent définitivement. Et l’approche de la phénoménologie en termes de “familles”, non seulement n’est pas remis en cause par le fait que ces aspects et problèmes n’ont pas été traités en détail dans cette étude, mais l’explique — car le modèle du “phénomène par excellence” aboutit à une généralisation de l’imagination comme logos par excellence, tandis que celui de l’“unité de la multiplicité de conscience” conduit à un multi-corrélationisme qui exclut de trouver dans l’imagination la réponse à toutes les questions qui se posent autour de l’objet “littéraire”. Ainsi, l’une des conclusions auxquelles aboutit cette étude est justement dans le fait de pouvoir aborder ces questions liées à la littérature (la différence poésie/prose ; la narration et la mise en intrigue ; l’imagination langagière) en les recontextualisant et en les reformulant en fonction de la “famille” de phénoménologie prise en considération — tâche qui ne pourrait qu’être l’objet d’un autre travail. 3. Ouvertures Reste, à présent, à évaluer philosophiquement les résultats que nous avons obtenu. Il est clair, en effet, que le tableau de la phénoménologie “de” la littérature que l’on vient de brosser est autant historique que philosophique. L’hypothèse qu’on ne pouvait s’attaquer à cette question qu’en faisant le détour par une autre, plus intrigante peut-être encore — “qu’est-ce que la phénoménologie ?” —, une question qu’il nous a fallu nous-même reformuler — “quel concept de phénomène pour quelle ‘famille’ de 64 Claudio Majolino, Aurélien Djian phénoménologies?” —, et qui nous a mené à identifier deux concepts matriciels et structurels- génératifs de “phénomène” permettant de dégager deux “familles” de phénoménologie, l’a suffisamment montré. Mais, surtout, à travers cette opération théorique, il nous a semblé possible d’indiquer les moyens de revenir sur la question, évoquée par Jacques Colette, du caractère surprenant de la rencontre entre phénoménologie et littérature — une rencontre qui semblait impossible sur le terrain de la phénoménologie husserlienne. Mais la phénoménologie husserlienne et, de façon générale, la phénoménologie constitutive initiée par ce dernier, est-elle vraiment dépourvue des moyens de penser la littérature ? Doit-elle renoncer à son rapport privilégié aux sciences, qui l’a marqué dès ses débuts, pour y parvenir ? À l’aune de ce qui vient d’être dit, quel que soit son caractère alternatif vis-à-vis de l’herméneutique phénoménologique, et indépendamment des réserves et des critiques que cette dernière croit devoir lui adresser, la réponse semble être négative. Car, si nos remarques sont correctes, cette même phénoménologie qui a fait ses preuves avec les mathématiques, la logique et les sciences de la nature, concernée par toutes les formes instituées du savoir, de l’agir et du sentir, peut également se pencher, d’une manière tout à fait légitime et prometteuse, sur les phénomènes littéraires. Mais ce n’est pas tout. L’absence d’une conception du phénomène qua phénomène par excellence constituera sans aucun doute un défaut funeste pour certains, car comment penser le caractère “fondamental” de l’entreprise phénoménologique, dont l’ambition (contemporaine) est de repenser de fond en comble l’activité philosophique elle-même (comme le démontre la définition heideggerienne de la philosophie dans le §7 d’Être et Temps), s’il ne s’agit pas de penser une entité elle-même fondamentale — quoiqu’elle soit, et d’autant plus qu’elle est, cachée ? Mais, justement : la phénoménologie constitutive de matrice husserlienne est fondamentale ; seulement, elle l’est, non pas dans la mesure où elle s’occupe d’une entité fondamentale (l’être, le sens, la vie, Autrui, etc.) plutôt que d’une entité dérivée (l’étant), mais parce qu’elle vise à “fonder”, c’est-à-dire à clarifier les concepts fondamentaux de toutes les formes et espèces de théorie, de pratique et d’évaluation. Car on tend à l’oublier : le concept fondamental de la phénoménologie husserlienne n’est pas celui de subjectivité transcendantale (en tant que phénomène par excellence) mais celui de phénomène (dont la subjectivité et l’intersubjectivité transcendantales ne constituent qu’une partie corrélative à l’intérieur d’une structure d’unité-multiplicité) (cf. Majolino 2012). Or, le prix que paye la phénoménologie constitutive — ne pas travailler avec un concept de “phénomène” qua phénomène par excellence — est également celui qui lui donne son caractère multidimensionnel. Et cela est particulièrement visible dans le cas particulier d’une phénoménologie “de” la littérature. L’herméneutique phénoménologique de Ricœur, gravitant tout entière autour du “phénomène par excellence” et de l’imagination qua manifestation du sens cachée, paye ce prix de son “unidimensionnalité” ; son intérêt exclusif pour l’imagination narrative littéraire incorporée dans l’œuvre littéraire, et pour la manifestation du sens du temps, à la fois l’autorise et la contraint à évacuer le pôle de l’auteur et du lecteur, dont la phénoménologie constitutive montre pourtant la corrélation nécessaire avec la phantasia mise en forme dans l’œuvre littéraire, prise en tant que “phénomène”. Et, en les évacuant, elle finit par négliger toutes les formes théoriques, pratiques et évaluatives qui leur sont consacrés : on en saura pas plus sur l’activité du critique littéraire, évaluant l’adéquation entre la poétique d'un auteur et ses choix libres ; ni sur les contraintes motivationnelles (personnelles ou sociales) qui opèrent sur l’écrivain au moment d’écrire son livre, et qui le poussent à évaluer et réaliser son œuvre en fonction de tel ou tel autre idéal ou critère esthétique (classique, avant-garde, kitch, etc.); ni sur l’histoire de sa réception chez certains lecteurs (ou publics de lecteur), sur leur évaluation et sur Phénoménologies « de » la littérature 65 leurs usages pratiques. Et, dans tous les cas, non seulement on n’en saura pas plus, mais la prétention à de telles réflexions est d’ailleurs sapée par la structure d’être-affecté-par-le-passé de la conscience historique. La phénoménologie herméneutique n’a rien à dire, en tant que phénoménologie, au critique littéraire, au sociologue ou à l’historien de la littérature. Une fois de plus, il en va tout autrement de la phénoménologie constitutive. Celle-ci, n’ayant pas pour tâche de manifester une entité cachée, quoique fondamentale (le sens), dans la mesure où elle gravite tout entière autour du “phénomène” comme corrélation de conscience, peut (et doit) incorporer dans son programme et son domaine, sous le nom des différentes corrélations de phantasia de l’œuvre littéraire, l’ensemble des objets exclus par une conception de littérature comme phénoménologie, à savoir les phantasiai de l’écrivain et du lecteur et, avec elles, l’ensemble des formes théoriques, pratiques et axiologiques auxquelles elles peuvent donner lieu. C’est ce que nous avons appelé la “pluridimensionnalité” de la phénoménologie constitutive. Le caractère alternatif des deux “familles” de phénoménologie étudiées — herméneutique phénoménologique et phénoménologie constitutive —, fondées sur deux concepts matriciels — heideggerien et husserlien — de “phénomène” — phénomène par excellence et phénomène réduit — et de leur manière de penser une phénoménologie “de” la littérature — littérature comme phénoménologie, phénoménologie portant sur la littérature —, n’exclut donc ni qu’une phénoménologie constitutive d’inspiration husserlienne de la littérature ait les moyens de penser cette dernière, ni que ces moyens puissent avoir, vis-à-vis de l’herméneutique phénoménologique, quelques avantages. Quant à savoir si celle-là serait mieux armée que celle-ci, c’est ce que seuls les résultats obtenus par la mise en œuvre d’une telle phénoménologie “de” la littérature (génitif objectif) pourront permettre de montrer. Bibliographie Colette, J. (2004). “Veiller sur le sens absent. Littérature et phénoménologie”. Critique, 2004/10, 819- Damasio, A. (2019). Les furtifs. Paris: Gallimard. Djian, A. (2022). “L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire. Réflexion autour de L’œuvre ouverte de Umberto Eco”. Phainomenon. Journal of Phenomenological Philosophy. 32, 119-163. Djian, A. (2021). Husserl et l’horizon comme problème. Une contribution à l’histoire de la phénoménologie. Villeneuve d’Ascq: Presses Universitaires du Septentrion. Djian, A. (2020). “L’idée d’une science littéraire et la phénoménologie de la lecture”. Methodos, 20. Djian, A. (2018). “L’horizon et le destin de la phénoménologie”. Revue Philosophiques, 45(2), 343- Djian, A., Majolino, C. (2020). “Phenomenon”. In: D. De Santis, B. C. Hopkins, C. Majolino (ed.). The Routledge Handbook of Phenomenology and Phenomenological Philosophy. London: Routledge, 352-367. Djian, A., Majolino, C. (2018). “What ‘phenomenon’ for hermeneutics? Remarks on the hermeneutical vocation of phenomenology”. In: P. Fairfield, S. Geniusas (ed.). Hermeneutics and Phenomenology. Figures and Themes. London-Oxford-NY: Bloomsbury, 48-64. Dumas, A. (2001). Les trois mousquetaires. Paris: Gallimard. Eco, U. (1965). L’œuvre ouverte. Paris: Éditions du Seuil. 66 Claudio Majolino, Aurélien Djian Genette, G. (1979). Fiction et diction. Précédé de Introduction à l’architexte. Paris: Éditions du Seuil. Genette, G. (1972). Figures III. Paris: Éditions du Seuil. Greimas, A. J. (1976). Maupassant. La sémiotique du texte : exercices pratiques. Paris: Éditions du Seuil. Heidegger, M. (1967). Sein und Zeit. Tü bingen: Max Niemeyer Verlag (Être et Temps. Trad. E. Martineau). Husserl, E. (1973a). Husserliana I. Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge. Ed. S. Strasser. La Haye: Martinus Nijhoff (1994. Méditations cartésiennes et les conférences de Paris. Trad. M. de Launay. Paris: PUF). Husserl, E. (1973b). Husserliana II. Die Idee der Phenomenologie. Fü nf Vorlesungen. Ed. W. Biemel. La Haye: Martinus Nijhoff (2013. L’idée de la phénoménologie. Cinq leçons. Trad. A. Lowit. Paris: PUF). Husserl, E. (1977). Husserliana III-1. Ideen zu einer reinen Phenomenologie und phenomenologischen Philosophie. Erstes Buch: Allgemeine Einfü hrung in die reine Phenomenologie 1. Halbband: Text der 1.-3. Auflage–Nachdruck. Ed. K. Schuhmann. La Haye: Martinus Nijhoff (1950. Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique. Tome premier. Introduction générale à la phénoménologie pure. Trad. P. Ricoeur. Paris: Gallimard). Husserl, E. (1952). Husserliana IV. Ideen zur einer reinen Phenomenologie und phenomenologischen Philosophie. Zweites Buch: Phenomenologische Untersuchungen zur Konstitution. Ed. M. Biemel. La Haye: Martinus Nijhoff (1982. Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. Livre second. Recherches phénoménologiques pour la constitution. Trad. E. Escoubas. Paris: PUF). Husserl, E. (1959). Husserliana VIII. Erste Philosophie (1923/4). Zweiter Teil: Theorie der phenomenologischen Reduktion. Ed. R. Boehm. La Haye: Martinus Nijhoff (1972. Philosophie première (1923-1924). Deuxième partie : Théorie de la réduction phénoménologique. Trad. A. L. Kelkel. Paris : PUF). Husserl, E. (1975). Husserliana XVIII. Logische Untersuchungen. Erster Teil. Prolegomena zur reinen Logik. Text der 1. und der 2. Auflage. Ed. E. Holenstein. La Haye: Martinus Nijhoff (2009. Recherches logiques. 1 : Prolégomènes à la logique pure. Trad. H. Élie, A. L. Kelkel et R. Schérer. Paris: PUF). Husserl, E. (1980). Husserliana XXIII. Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung. Zur Phenomenologie der anschaulichen Vergegenwartigungen. Texte aus dem Nachlass (1898-1925). Ed. E. Marbach. La Haye: Martinus Nijhoff (2002. Phantasia, conscience d’image, souvenir. De la phénoménologie des présentifications intuitives. Textes posthumes (1898-1925). Trad. R. Kassis et J-F Pestureau, révision de J-F. Pestureau et M. Richir. Grenoble: Jérome Million). Husserl, E. (1984). Husserliana XXIV. Einleitung in die Logik und Erkenntnistheorie. Vorlesungen 1906/07. Ed. U. Melle. La Haye: Martinus Nijhoff (1998. Introduction à la logique et   la théorie de la connaissance (1906-1907). Trad. L. Joumier. Paris: Vrin). Husserl, E. (1939). Erfahrung und Urteil. Untersuchung zur Genealogie der Logik. Ed. L. Landgrebe. Prague: Academia Verlagsbuchhandlung (2006. Expérience et Jugement. Recherches en vue d une généalogie de la logique. Trad. D. Souche-Dagues. Paris: PUF). Ingarden, R. (1983). L’œuvre d’art littéraire. Paris: L’Âge d’Homme. Iser, W. (1976). Der Akt des Lesens. Theorie ästhetischer Wirkung. Stuttgart: Wilhelm Fink. Phénoménologies « de » la littérature 67 Majolino, C. (2020). “Husserl and the Reach of Attitude”. Philosophische Forschungen, 20-21, 85- Majolino, C. (2018). “Within and beyond productive imagination. A Historical-Critical Inquiry into Phenomenology”. In: S. Geniusas (ed.). Stretching the Limits of Productive Imagination: Studies in Hermeneutics, Phenomenology and Neo-Kantianism. New York: Rowman & Littlefield, 47- Majolino, C. (2017). “The Infinite Academy. Husserl on How to be a Platonist with (some) Aristotelian Means”. New Yearbook of Phenomenology and Phenomenological Philosophy, 2017, 164-221. Majolino, C. (2012). “Multiplicity, Manifolds and Varieties of Constitution: A Manifesto”. The New Yearbook for Phenomenology and Phenomenological Philosophy, 12, 155-182. Majolino, C. (2010). “La partition du réel. Remarques sur l’eidos, la phantasia, l’effondrement du monde et l’être absolu de la conscience”. In: C. Ierna et al. (ed). Philosophy, Phenomenology, Sciences. Dordrecht: Springer, 573-660. Ricœur, P. (1985). Temps et Récit. 3. Le temps raconté. Paris: Éditions du Seuil. Ricœur, P. (1984). Temps et Récit. 2. La configuration dans le récit de fiction. Paris: Éditions du Seuil. Ricœur, P. (1983a). Temps et Récit. 1. L’intrigue et le récit historique. Paris: Éditions du Seuil. Ricœur, P. (1983b). “De l’interprétation”. In: P. Ricœur. Du texte à l’action. Paris: Édition du Seuil, 1986, 11-35. Ricœur, P. (1976). “L’imagination dans le discours et dans l’action”. In: P. Ricœur. Du texte à l’action. Paris: Édition du Seuil, 1986, 213-236. Ricœur, P. (1975a). “Phénoménologie et herméneutique”. In: P. Ricœur. Du texte à l’action. Paris: Édition du Seuil, 1986, 39-72. Ricœur, P. (1975b). La métaphore vive. Paris: Éditions du Seuil. Ricœur, P. (1973-1974). “Les directions de la recherche philosophique sur l’imagination”. In: P. Ricœur. Recherches phénoménologiques sur l’imaginaire. I. Paris: Centre de Recherches Phénoménologiques, 1–8 ; “Imagination productive et imagination reproductive selon Kant”. In: P. Ricœur. Recherches phénoménologiques sur l’imaginaire. I. Paris: Centre de Recherches Phénoménologiques, 9–13 ; “Husserl et le problème de l’image. I et II”. In: P. Ricœur. Recherches phénoménologiques sur l’imaginaire. I. Paris: Centre de Recherches Phénoménologiques, 24–26, 27–30 ; “Métaphore et image”. In: P. Ricœur. Recherches phénoménologiques sur l’imaginaire. I. Paris: Centre de Recherches Phénoménologiques, 66– 72 (Non-publié). Ricœur, P. (1970). “Qu’est-ce qu’un texte ? Expliquer et comprendre”. In: P. Ricœur. Du texte à l’action. Paris: Édition du Seuil, 1986, 153-178. Sartre, J-P. (1948). Qu’est-ce que la littérature ? Paris: Gallimard. Sartre, J-P. (1943). L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique. Paris: Gallimard. Taylor, G. H. (2006). “Ricœur’s Philosophy of Imagination”. Journal of French Philosophy, 16, 93- AURÉLIEN DJIAN received his PhD from the University of Lille (France) in 2017. He recently published a book dealing with the concept of horizon in Husserl’s phenomenology, Husserl et le problème de l’horizon. Une contribution à l’histoire de la phénoménologie. His current research is 68 Claudio Majolino, Aurélien Djian devoted to the contemporary philosophy of literature, especially to the relationship between Husserl- inspired philosophies and literature. CLAUDIO MAJOLINO is Associate Professor in Philosophy of Language at the University of Lille/UMR-CNRS 8163 STL. In the last fifteen years he has authored, edited and translated several books and articles on phenomenology, ontology and the history of philosophy. His most recent publications include Sémiotique, Grammaire et Logique. De la scolastique tardive à la philosophie austro-allemande (ed. with H. Leblanc) (2021), The Routledge Handbook of Phenomenology and Phenomenological Philosophy (ed. with D. De Santis and B. Hopkins) (2020) and Phenomenology and the History of Platonism (ed. with D. De Santis) (2020). AURELIEN DJIAN a obtenu son titre de docteur en philosophie de l’Université de Lille (France) en 2017. Il a récemment publié un livre traitant du concept d’horizon dans la phénoménologie de Husserl, “Husserl et le problème de l’horizon. Une contribution à l’histoire de la phénoménologie”. Il consacre à présent son activité de recherche à l’histoire contemporaine de la philosophie de la littérature, et en particulier à la relation que les philosophies d’inspiration husserlienne entretiennent avec la littérature. CLAUDIO MAJOLINO est Maître de Conférence en philosophie du langage à l’Université de Lille/UMR-CNRS 8163 STL. Dans les quinze dernières années il a signé, publié et traduit plusieurs livres et articles sur la phénoménologie, l’ontologie et l’histoire de la philosophie. Parmi ses publications récentes : Sémiotique, Grammaire et Logique. De la scolastique tardive à la philosophie austro-allemande (éd. avec H. Leblanc) (2021), The Routledge Handbook of Phenomenology and Phenomenological Philosophy (éd. avec D. De Santis and B. Hopkins) (2020) et Phenomenology and the History of Platonism (éd. avec D. De Santis) (2020). http://www.deepdyve.com/assets/images/DeepDyve-Logo-lg.png Phainomenon de Gruyter

Phénoménologies « de » la littérature – phénomène, imagination, fictions littéraires

Phainomenon , Volume 32 (1): 54 – Dec 1, 2021

Loading next page...
 
/lp/de-gruyter/ph-nom-nologies-de-la-litt-rature-ph-nom-ne-imagination-fictions-litt-fedFZNqI24
Publisher
de Gruyter
Copyright
© 2021 Claudio Majolino et al., published by Sciendo
eISSN
2183-0142
DOI
10.2478/phainomenon-2021-0012
Publisher site
See Article on Publisher Site

Abstract

This paper intends to offer a first sketch of a pluralist account of contemporary phenomenologies “of” literature. It does so (1) by distinguishing two phenomenological “families” — hermeneutical phenomenology and constitutive phenomenology —, illustrated by two different authors — Ricœur and Husserl —, each of which relies on a distinctive account of the notion of “phenomenon”— qua hidden entity providing the ground for what shows itself first and foremost, and qua intended unity of a multiplicity of conscious experiences —; (2) by fleshing out the two conceptions of “imagination” — productive imagination and phantasia — these accounts of the “phenomenon” give rise to; and finally, (3) by underlining the way in which these two phenomenological accounts lead to alternative ways of apprehending the specific phenomenon of fictional imagination — narrative literary imagination vs. reproductive phantasia of the narrative work — thus specifying two relevant senses in which the tasks of a “phenomenology of literature” could be understood. Such a complex path should enable us to justify the following claim: while hermeneutical phenomenology “of” literature aims at uncovering literature itself as a form of phenomenology, a constitutive phenomenology “of” literature rather understands its task as a way to clarify the fundamental concepts of a whole host of theoretical and practical disciplines about literature. Hence the ambiguity of the genitive “phenomenology of literature”, which could be read either as ascribing phenomenology to literature itself (subjective genitive), or as turning phenomenology towards literature (objective genitive). In its conclusion, this paper will tentatively assess the resources of a Husserl-inspired constitutive phenomenology of literature. Keywords: phenomenology, literature, imagination, Husserl, Ricœur ISSN: 0874-9493 (print) / ISSN-e: 2183-0142 (online) DOI: 10.2478/phainomenon-2021-0012 16 Claudio Majolino, Aurélien Djian Résumé Cet article vise à proposer une première esquisse pluraliste d’une histoire des phénoménologies contemporaines “de” la littérature. Il opère (1) en dégageant deux “familles” de phénoménologie — l’herméneutique phénoménologique et la phénoménologie constitutive —, représentées ici par deux auteurs — Ricœur et Husserl —, et mobilisant les ressources de deux modèles de la notion de “phénomène” — comme entité cachée, fondement de ce qui se montre de prime abord, et comme unité d’une multiplicité de conscience ; (2) en distinguant les deux conceptions de l’“imagination” — imagination productive et phantasia — issues de ces deux modèles du “phénomène” ; (3) enfin, en montrant que ces deux cadres théoriques aboutissent à des manières alternatives d’appréhender le phénomène spécifique d’“imagination littéraire” — imagination narrative littéraire vs. phantasia reproductrice de l’art narratif — et ce qui est en jeu dans une phénoménologie “de” la littérature. Cette façon de procéder nous permettra de justifier la thèse suivante : alors qu’une phénoménologie herméneutique “de” la littérature a pour but de dévoiler la littérature elle-même comme une forme de phénoménologie, une phénoménologie constitutive de la littérature, au contraire, comprend sa tâche comme celle d’une clarification phénoménologique des concepts fondamentaux d’un ensemble de disciplines pratiques et théorétiques portant sur la littérature. D’où l’ambiguïté du génitif dans l’expression “phénoménologie ‘de’ la littérature”, qui peut être compris soit comme attribution de la phénoménologie à la littérature elle-même (génitif subjectif), soit comme le fait pour la phénoménologie de porter sur la littérature (génitif objectif). En conclusion, cet article tentera d’apprécier certaines des ressources d’une phénoménologie constitutive de la littérature, inspirée par Husserl. Mots-clefs: phénoménologie, littérature, imagination, Husserl, Ricœur Introduction Que le chemin de la phénoménologie dût inévitablement croiser celui de la littérature et de la poésie, c’est ce qui aurait pu surprendre les premiers lecteurs de Husserl, philosophe de l’arithmétique et de la logique (Colette, 2004 : 81). C’est ainsi que s’exprimait, non sans quelques raison, Jacques Colette, dans une étude encore récente consacrée aux rapports entre littérature et phénoménologie. La rencontre des deux “disciplines” y apparaissait comme à la fois inévitable et surprenante. Inévitable — car l’ambition d’une approche philosophique se mesure notamment à l’aune de son pouvoir de s’attaquer aux affaires humaines les plus diverses. Or, comment imaginer qu’une entreprise aux ambitions aussi démesurées que la phénoménologie ne finisse, tôt ou tard, par croiser les chemins de la littérature ? Surprenante — car rien n’aurait pu laisser croire que la créature philosophique inventée par Husserl, mathématicien et logicien de formation, aurait eu les moyens nécessaires d’aborder la complexité foncière des phénomènes littéraires. D’autres phénoménologies le feront à sa place, moins alourdies par le lest des Phénoménologies « de » la littérature 17 sciences, davantage éloignées des mythes de la subjectivité moderne. La question se pose pourtant de savoir si la phénoménologie husserlienne était effectivement dépourvue des moyens pour penser la littérature, et pourquoi les phénoménologies post-husserliennes seraient mieux armées qu’elle vis-à- vis d’une telle tâche. La réponse à cette double question, cependant, ne saurait être simple. Il faudrait d’abord que l’on précise en quoi consiste exactement ce prétendu clivage entre les “deux” phénoménologies, celle de Husserl, d’un côté, et celles des Merleau-Ponty, des Lévinas, des Michel Henry, des Ricœur ou des Marion, de l’autre — plus à même, semblerait-il, d’aborder la richesse des phénomènes littéraires. Autrement dit, il faudrait se demander si l’histoire un peu convenue du rapport de la phénoménologie husserlienne aux sciences et à la subjectivité suffirait à rendre compte d’un tel écart. Il faudrait, en outre, que l’on s’explique au sujet de ces fameux “moyens” conceptuels que l’une et l’autre voie de la phénoménologie auraient su déployer afin de penser la littérature d’une manière soi-disant “phénoménologique”. Et, finalement, il serait également nécessaire de préciser la formule, assez vague, de “rencontre entre phénoménologie et littérature”. En effet, même l’expression apparemment claire de “phénoménologie de la littérature” acquière deux sens très différents selon que le génitif qui y figure est compris en un sens objectif ou subjectif. Car une chose est de faire de la littérature elle- même une phénoménologie, une phénoménologie qui puisse, comme l’indique le titre de l’étude de Colette “Veiller sur le sens absent”; une autre est de faire porter la phénoménologie sur la littérature, clarifier ses concepts fondamentaux par cette même méthode qui aura amené Husserl, dès le départ, à clarifier les concepts fondamentaux d’autres formes du savoir humain, des mathématiques à l’éthique, des sciences de la nature à la théologie. Le présent travail entend donc prendre au sérieux ce génitif ambigu présent dans l’expression “phénoménologie de la littérature”, et cela en procédant à partir de trois groupes de questions : (1) Qu’est-ce que la phénoménologie ? Comment comprendre l’écart, s’il en est, entre ce que Husserl appelle “phénoménologie”, et ces projets post-husserliens, divers et variés, parfois extrêmement hétérogènes, que l’on qualifie également de “phénoménologiques“? (2) Qu’est-ce qu’une approche phénoménologique de l’imagination ? Comment déterminer le rôle et justifier l’importance d’un tel concept au sein de la phénoménologie ? (3) Qu’est-ce qu’une phénoménologie de l’imagination productrice de fictions littéraires ? Comment déterminer le sens exact et la portée d’une entreprise susceptible d’être qualifiée de “phénoménologie de la littérature“? Le premier groupe de questions, en raison de son extrême généralité, semble déjà particulièrement difficile, peut-être même impossible à aborder dans l’espace limité d’une étude dont l’objet ultime voudrait être la littérature. Comme les études classiques d’Herbert Spiegelberg l’ont montré, le “mouvement phénoménologique” s’avère en réalité trop riche et diversifié pour être réduit à une série de doctrines ou de gestes canoniques, partagés par des auteurs aussi divers qu’Husserl, Heidegger, Reinach, Ingarden, Sartre ou Merleau-Ponty. En outre, aussi étrange que cela puisse paraître, aucun consensus n’existe parmi les “phénoménologues” eux-mêmes à l’égard de la définition ou du statut de la phénoménologie en tant que telle. Ce que les uns considèrent comme une méthode, est pour les autres une discipline à part entière, pourvue d’un domaine thématique propre (les fameux “phénomènes”) ; ce que les uns subordonnent à la métaphysique, n’est pour les autres que le préalable nécessaire de celle-ci, alors que d’autres encore y voient une discipline “métaphysiquement neutre” et même une “anti-métaphysique”. Dans un tel contexte, la question “Qu’est-ce que la phénoménologie ?” risque de rester sans réponse, à moins de vouloir dresser, tout simplement, la 18 Claudio Majolino, Aurélien Djian longue liste, toujours incomplète, de celles et ceux qui, au cours de l’histoire factuelle, se sont nommés, pour une raison ou une autre, “phénoménologues”. Mais, d’autre part, si l’on en reste au simple catalogue des “phénoménologies” historiques, il est encore plus difficile de comprendre en quoi le projet husserlien se démarquerait des autres et, surtout, pourquoi une telle différence le rendrait apriori incapable de dire quoi que ce soit de significatif au sujet de la littérature. L’appel au rôle central attribué par Husserl aux sciences et celui plus crucial encore conféré à la subjectivité, permettrait-il d’expliquer une telle incapacité de principe ? Rien n’est moins sûr, et c’est précisément l’histoire diversifiée du “mouvement phénoménologique” qui semble le prouver. Car s’il en était ainsi, on ne devrait rien trouver de valable dans les pages d’Ingarden sur l’ontologie phénoménologique de la littérature, puisque celui-ci affiche le même intérêt à l’égard des sciences et aux questions des fondements de ces dernières qu’Husserl. Et si c’était la centralité accordée à la subjectivité qui faisait obstacle à une phénoménologie de la littérature, comment expliquer le cas de Sartre, dont le sujet factuel et fini n’est, du moins en un sens, pas moins constitutif que le sujet transcendantal husserlien ? Or, si toute approche essentialiste de la question “Qu’est-ce que la phénoménologie ?” semble exclue, et si l’approche factuelle est à la fois trop dispersée et peu concluante, il reste malgré tout une autre voie, que l’on pourrait qualifier de structurelle-générative. L’idée est au fond la suivante : toute approche susceptible d’être qualifiée de “phénoménologique” repose, d’une manière explicite ou implicite, sur un concept de “phénomène” bien particulier, et c’est d’un tel concept qu’elle tire sa légitimité. La question est donc de savoir si, au sein de la tradition dite “phénoménologique”, il existe un nombre fini de matrices conceptuelles, des manières typiques non seulement de penser la structure et l’unité du concept de phénomène, mais aussi, moyennant une série d’aménagements, d’en générer des variantes. Si tel était le cas, sans vouloir réduire les diverses entreprises labellisées “phénoménologiques” à une définition univoque, on aurait identifié ce que l’on pourrait appeler des “familles” de phénoménologies, regroupées autour de l’unité générative d’un concept structurel de “phénomène” bien déterminé. En répondant au premier groupe de questions, le présent travail s’appuie donc sur une longue série de travaux préalables consacrés précisément à l’idée d’une cartographie des phénoménologies établie à partir des différentes manières de concevoir l’unité, la structure et le pouvoir génératif du concept de “phénomène” (Majolino, 2017 ; Djian, 2018 ; Djian/Majolino, 2018 ; Djian/Majolino, 2020). Ces études ont permis d’identifier au moins deux matrices structurelles-génératives du concept de “phénomène” et, sur cette base, au moins deux grandes “familles” de phénoménologies : celle que nous avons qualifiée de ’“phénoménologie herméneutique”, et dont les divers concepts de phénomène sont générés par un dispositif particulier nommé “re-formalisation”, à partir d’une matrice heideggerienne ; et la famille des “phénoménologies constitutives”, dont la matrice est plutôt husserlienne, mais qui déborde le cadre des œuvres de Husserl lui-même. Dans le premier cas, comme nous le verrons plus en détail dans les pages qui suivent, le concept phénoménologique de “phénomène” s’établit par l’identification d’un phénomène par excellence, fondement originaire caché de quelque chose qui se montre de prime abord et le plus souvent ; dans le deuxième, la structure du phénomène est pensée moins à partir du couple conceptuel de l’originaire (non manifeste) et du dérivé (manifeste de prime abord) qu’en termes d’unité (manifestée) d’une multiplicité (manifestante) (Majolino, 2012 ; Majolino, 2017). Ayant répondu d’une manière non essentialiste à la question “Qu’est-ce que la phénoménologie ?” — en identifiant deux “familles” de phénoménologies, chacune caractérisée par la présence de variantes du concept de phénomène générées à partir de l’une des deux matrices structurelles que l’on Phénoménologies « de » la littérature 19 vient d’identifier — il sera désormais possible de passer au deuxième et au troisième groupe de questions. On pourra ainsi se demander comment ces deux phénoménologies, à partir de leurs différences structurelles propres, arrivent finalement à établir ces fameux “moyens” nécessaires à l’élaboration d’une phénoménologie de la littérature. Or, force est de constater que l’un de ces moyens conceptuels les plus significatifs n’est autre que le concept d’imagination. Il est en effet difficile, voire impossible, de trouver un seul auteur au sein du “mouvement phénoménologique” — peu importe sa “famille” d’appartenance — ayant abordé la littérature en faisant l’économie du concept d’imagination. Ce qui nous reste à établir, cependant, est la manière dont un tel concept est mobilisé par les différentes familles. Car comment les diverses matrices structurelles-génératives du concept de phénomène impactent-elles la manière de concevoir les traits caractéristiques et les fonctions d’une phénoménologie de l’imagination ? En essayant de répondre à ce nouveau groupe de questions, il s’agira donc d’établir si, et dans quelle mesure, le concept phénoménologique d’imagination se voit modifié au gré des variations de ce concept de phénomène qui en détermine la nature “phénoménologique”. Et, plus particulièrement encore, en montrant comment chaque manière de concevoir l’unité et la structure du phénomène modifie le sens et la portée d’une phénoménologie de l’imagination, il sera finalement possible de s’interroger sur les différences de ressource respective des deux familles de phénoménologies lorsqu’elles abordent, chacune à partir du concept de phénomène qui lui est propre, la question de la spécificité de cette forme d’imagination qu’est l’imagination productrice de fictions littéraires . Voici donc tracé l’itinéraire du présent travail et les trois notions autour desquelles il gravite : (1) ayant redéfini la phénoménologie à partir de l’idée d’une pluralité de matrices structurelles-génératives du concept de phénomène, (2) on en montrera les effets sur l’élaboration d’une phénoménologie de l’imagination et, finalement, (3) sur une phénoménologie de la littérature. Une telle démarche devrait nous permettre de comprendre le sens philosophique à accorder à l’ambiguïté du génitif dans l’expression “phénoménologie de la littérature”. Il se pourrait, en effet, que cette ambiguïté entre l’idée d’une phénoménologie portant sur la littérature et une littérature comme phénoménologie s’explique moins par la présence ou l’absence de préjugés scientistes ou subjectivistes, que par les effets de différentes manières de concevoir l’unité et la structure des phénomènes. Un dernier mot pour délimiter notre champ d’étude. Si la présence de Husserl en tant que représentant de la famille des “phénoménologies constitutives” semble aller de soi, il en va tout autrement de la famille des “phénoménologies herméneutiques”. Qui pourrait-on évoquer pour illustrer non seulement les traits généraux d’une telle famille, mais aussi les effets particuliers du concept de phénomène qui la constitue sur les projets d’une phénoménologie de l’imagination d’abord, et d’une phénoménologie de l’imagination littéraire ensuite ? Heidegger, dont le rôle est tout à fait déterminant dans la constitution de la matrice structurelle-générative du concept de phénomène par excellence, La question de l’articulation entre les deux matrices structurelles-génératives du concept de “phénomène” et, partant, du lien entre les deux “familles de phénoménologies” qui en découlent, déborde largement le cadre de cette étude. Elle ne sera donc pas traitée ici. Nous ne discuterons pas non plus d’autres matrices éventuelles (celle de Brentano, Scheler ou Peirce in primis) pouvant générer d’autres familles de phénoménologies. Le lecteur attentif remarquera que notre analyse de l’articulation entre imagination phénoménologique et fictions littéraires laissera de côté une série de problèmes généraux liés au thème de la fiction dont l’importance ne saurait être sous-estimée. Tels sont, par exemple, les problèmes liés à l’articulation entre fiction, narration et production d’intrigues ; ou encore à la différence entre fiction et histoire, entre fictions littéraires et non littéraires, entre fiction littéraire prosaïque, poétique ou dramatique, etc. Sans pouvoir en fournir un traitement exhaustif, nous reviendrons cependant sur quelques- uns de ces problèmes dans la Conclusion. 20 Claudio Majolino, Aurélien Djian jouera certainement un rôle central dans l’étude du premier groupe de questions. Mais il est douteux que l’on puisse aller jusqu’au bout du questionnement et trouver dans les textes heideggeriens quelque chose que l’on pourrait qualifier, d’une manière non artificielle ou arbitraire, de phénoménologie de l’imagination littéraire. Un tel parcours — allant de la phénoménologie (herméneutique) à l’imagination et de l’imagination à la littérature — apparaît en revanche d’une manière tout à fait explicite et cohérente dans l’œuvre de Paul Ricœur. C’est donc la phénoménologie herméneutique ricœurienne qui nous servira d’élément de contraste avec la phénoménologie constitutive husserlienne. Un tel choix semble d’ailleurs pleinement justifié au regard des trois groupes de questions directrices dont procède notre travail. (1) Tant Husserl que Ricœur ont ouvertement reconnu et thématisé le lien entre le concept de phénomène et l’élaboration du projet même d’une phénoménologie ; (2) l’un et l’autre ont consacré un nombre conséquent de recherches, extrêmement complexes et raffinées, à l’étude phénoménologique de l’imagination ; et (3) si l’un a élaboré explicitement une phénoménologie de l’imagination littéraire (Ricœur), l’autre a fourni suffisamment d’indications pour qu’un lecteur attentif puisse en reconstruire les traits saillants (Husserl). Mis côte-à-côte, les parcours qui mènent Ricœur et Husserl de la phénoménologie à la littérature permettent donc de tracer, avec une grande précision, les deux directions philosophiques annoncées par la simple ambiguïté grammaticale d’un génitif. Première Partie Ricoeur : le sens caché, l’imagination productrice et les variations littéraires Introduction A l’égard des trois groupes de questions directrices indiquées plus haut, la position de Ricœur peut être décrite de la manière suivante. (1) Tout d’abord, il s’agit d’une herméneutique phénoménologique fondée sur le concept de “sens” compris en tant que phénomène par excellence — un “sens” qui est donc (de prime abord) non manifeste et qu’il s’agit dès lors de rendre manifeste. Plus précisément, l’entreprise de Ricœur est, comme nous le verrons d’ici peu, une herméneutique phénoméno-logique où le concept formel de “phénomène par excellence” (qu’elle partage avec tous les autres membres de la famille des “phénoménologies herméneutiques”) est déformalisé en termes de “sens” (§I.1). (2) Or, la détermination du “sens” comme “phénomène par excellence” de l’herméneutique phénoménologique ricœurienne entraîne l’élévation de l’imagination productrice au rang de moyen universel d’interprétation. Pour le dire autrement, l’imagination productrice (par opposition à l’imagination reproductrice) devient la manière dont l’herméneutique phénoméno- logique de Ricœur déformalise la notion formelle de “logos” par excellence (§I.2) (qu’elle partage avec tous les autres membres de la famille des “phénoménologies herméneutiques”) Nous ne nous intéresserons dans ce qui suit qu’à la période de la production ricœurienne durant laquelle il définit explicitement son objet comme étant celui du sens (voir Ricoeur 1975a et notre analyse infra). Phénoménologies « de » la littérature 21 (3) Dans un tel contexte, l’analyse ricœurienne de l’imagination productrice à l’œuvre dans la littérature fictionnelle gravite entièrement autour du problème du dévoilement du sens caché. Plus précisément, (a) la littérature fictionnelle ne dévoile qu’un aspect seulement du phénomène du sens, à savoir celui du temps humain, et (b) elle le fait sur un mode tout à fait particulier, distinct quoique corrélatif du mode de l’histoire, à savoir celui des variations imaginatives (§I.3). Pour toutes ces raisons, il apparaît que, du point de vue de Ricœur, le génitif de l’expression “phénoménologie de la littérature” signifie, en dernière instance, que la littérature elle-même est une phénoménologie. C’est cette thèse générale qu’il nous faut à présent justifier, en détaillant les trois points mentionnés ci-dessus. 1. Une herméneutique phénoménologique Du moins en un sens, le fait de qualifier le projet philosophique de Ricœur de “phénoménologie herméneutique” ou d’“herméneutique phénoménologique” devrait, tout simplement, aller de soi. De telles formules, largement utilisées par les commentateurs, apparaissent en effet déjà sous la plume de Ricœur lui-même, sans poser de problèmes majeurs. Mais une fois utilisée d’une manière très générale pour indiquer les traits caractéristiques de toute une famille de “phénoménologies” — allant de Ricœur à Heidegger, de Gadamer à Michel Henry, en passant par Levinas, Merleau-Ponty, Marion, et bien d’autres (voir Djian/Majolino, 2018 ; Djian/Majolino 2020 ; Djian, 2018) — l’expression “phénoménologie herméneutique” devient moins évidente, et même assez étrange. Car de quel droit pourrait-on affirmer que, par exemple, la phénoménologie de la vie d’Henry (qui ne se veut aucunement herméneutique), l’herméneutique de Gadamer (qui ne se veut aucunement phénoménologique) ou la pensée du dernier Heidegger (qui ne se veut ni phénoménologique, ni herméneutique) seraient malgré tout — volens nolens — des “phénoménologies herméneutiques”, au même titre que l’herméneutique phénoménologique de Ricœur ? Afin de répondre à cette question, il est nécessaire de montrer si et dans quelle mesure il est justifié d’affirmer que ces projets philosophiques, bien que divers, s’établissent tous à partir d’une même “déformalisation du concept formel de phénomène par excellence et de logos par excellence”. C’est sur cette base que nous pourrons alors construire un concept d’herméneutique phénoménologique capable d’inclure l’ensemble des entreprises philosophiques que nous venons d’indiquer. 1.1. Première étape : du formel au matériel Le point de départ de notre opération est le §7 d’Être et Temps, dans lequel Heidegger détermine la méthode phénoménologique appropriée à son ontologie fondamentale. Qu’est-ce que la phénoménologie ? — se demande-t-il, avant de procéder en deux étapes. Dans un premier moment, Heidegger décompose puis recompose le concept complexe de ”phénoménologie” à partir des deux concepts élémentaires qui le constituent, à savoir le concept de “phénomène” et celui de “logos”. Puis, en introduisant les notions de signification “formelle” et “matérielle” d’un concept, il suggère de 22 Claudio Majolino, Aurélien Djian “déformaliser” le concept formel — donc indéterminé — de phénoménologie ainsi obtenu (avec ses composantes élémentaires) en lui donnant un contenu matériel déterminé. Une telle déformalisation, conclut Heidegger, peut se faire d’une double manière : soit d’une façon qu’il qualifie de “vulgaire”, soit d’une manière “phénoménologique” : si dans une telle saisie du concept de phénomène, l’indétermination subsiste touchant l’étant qui est advoqué comme phénomène, et si en général la question reste ouverte de savoir si ce qui se montre est à chaque fois un étant ou un caractère d’être de l’étant, c’est qu’on se sera borné à obtenir le concept formel de phénomène. Mais que l’on entende par ce qui se montre l’étant qui, au sens de Kant par exemple, est accessible grâce à l’intuition empirique, et alors le concept formel de phénomène trouve son application correcte. Le phénomène ainsi employé remplit la signification du concept vulgaire de phénomène. Cependant, ce concept vulgaire n’est pas le concept phénoménologique de phénomène (Heidegger, 1927: 31/44). Le but et la façon de procéder de Heidegger étant à présent fixés, il reste à clarifier les différentes étapes de cette dernière. Heidegger commence par établir le “concept formel de phénoménologie”. A partir du sens originaire formel des concepts de “phénomène” (ce qui se montre) et de “logos” (laisser ce qui se montre se montrer à partir de soi-même), il obtient le concept toujours formel de “phénoménologie”. Phénoménologie veut donc dire ἀποφαίνεσθαι τὰ φαινόμενα, faire voir à partir de lui-même ce qui se montre tel qu’il se montre à partir de lui-même. Tel est le sens formel de la recherche qui se donne le nom de phénoménologie Mais ce n’est alors rien d’autre qui vient à l’expression que la maxime formulée plus haut : “Aux choses mêmes!” (Heidegger, 1927: 34/47, nous soulignons). Ce concept formel, précise Heidegger, est extrêmement général et ne fait rien d’autre que formuler un précepte méthodologique universel (aux choses elles-mêmes !), s’appliquant d’une manière non- discriminée à toute discipline théorique ou scientifique qui rejette les envolées spéculatives ou les constructions arbitraires. Par contrecoup, et précisément en raison de sa formalité, un tel concept demeure insuffisant : il ne permet pas de caractériser spécifiquement l’entreprise ontologique d’Être et Temps. Car, en ce sens formel, l’ontologie comme science est tout autant phénoménologique que la physique, les mathématiques, la géométrie, la logique, etc. Dès lors, ce n’est qu’en déformalisant le concept formel, c’est-à-dire en le déterminant par un concept de teneur matérielle, remplissant, pour ainsi dire, l’expression indéterminée du “quelque chose qui se montre”, que l’on pourra parvenir à l’aspect phénoménologique propre à l’ontologie. Or, deux déformalisations sont possibles. — D’une part, on peut remplir le “quelque chose qui se montre” par le concept matériel d’“étant”. Dans ce cas, on obtient le concept “vulgaire” de phénomène, et, à partir de là, le “concept (déformalisé) vulgaire de phénoménologie” : faire voir à partir de lui-même l’étant tel qu’il se montre à partir de lui-même. Pris en ce sens, le domaine d’application du concept de phénoménologie est bien plus étroit. Si le concept formel s’applique à toute discipline théorique qui suit la consigne “aux choses elles- “Mais par rapport à quoi le concept formel de phénomène doit-il être dé-formalisé (entformalisiert) en concept phénoménologique, et comment celui-ci se distingue-t-il du concept vulgaire ?” (Heidegger, 1927: 35/47). Phénoménologies « de » la littérature 23 mêmes”, ici, seules les disciplines matérielles de l’étant — telle la physique (en tant que science de l’étant chosique), la biologie (en tant que science de l’étant vivant) ou la psychologie (en tant que comme science de l’étant psychique) — semblent susceptibles d’être qualifiées de phénoménologiques. — Cependant, le concept formel de phénoménologie peut également se déformaliser à travers le “concept phénoménologique de phénomène”. Celui-ci désigne alors ce que nous avons appelé plus haut le phénomène par excellence (in einem ausnehmenden Sinne, in einem ausgezeichneten Sinne), et qualifie ce qui de prime abord et le plus souvent ne se montre pas, mais est le fondement (l’origine, i.e. l’être) de ce qui se montre de prime abord et le plus souvent (le dérivé, i.e. l’étant) (Heidegger, 1927: 35/47). Voici donc le “concept phénoménologique (déformalisé) de phénoménologie” : faire voir à partir de lui-même l’être tel qu’il se montre à partir de lui-même. Désormais, seule l’ontologie s’avère être une discipline phénoménologique. Et seule l’ontologie a véritablement besoin de la phénoménologie. Car c’est précisément parce que l’être, contrairement à l’étant, ne se montre pas de prime abord, qu’il y a spécifiquement besoin d’une méthode ad hoc pour le phénoménaliser. Reste une dernière question : si l’être se cache de prime abord et le plus souvent, comment le manifester ? Il faut, comme le suggère la définition du concept formel de logos, le “laisser se montrer à partir de soi-même”, contre “la naïveté d’une ‘vision’ gratuite, ‘immédiate’ et irréfléchie” (Heidegger, 1927: 37/48). Et, puisqu’un tel “laisser se montrer” consiste, du point de vue formel, en une explicitation, toute phénoménologie est intrinsèquement “herméneutique” (logos herméneutique = explicitation). Cela dit, ce n’est pas en ce sens que l’ontologie est phénoméno-logique. De même que c’est à la déformalisation phénoménologique, i.e. au phénomène par excellence, que s’intéresse l’ontologie, de même, ce n’est pas n’importe quel logos qui intervient, mais le logos déformalisé de façon phénoménologique. Autrement dit, la déformalisation phénoménologique du concept de phénomène s’accompagne d’une déformalisation corrélative de son logos herméneutique : il s’agit, contre la compréhension de l’être proposée de prime abord par le Dasein dans sa situation de déchéance, rabattant l’être sur l’étant, d’expliciter le sens de l’être à partir d’une analytique existentiale du Dasein. Et, là encore, seule l’ontologie a véritablement besoin de l’herméneutique : c’est lorsqu’il est question du phénomène déformalisé de façon non-vulgaire, c’est-à-dire par la référence à un phénomène par excellence qui, origine inapparente de l’étant, se dérobe de prime abord à la manifestation, que l’herméneutique est particulièrement exigée. On parvient ainsi à la définition heideggerienne de la philosophie. Celle-ci n’est autre qu’une ontologie dont la méthode est herméneutique-phénoménologique, une discipline qui a pour tâche de laisser le phénomène par excellence — ce qui, pour Heidegger, est l’être (phénoménologie au sens phénoménologique) — se montrer soi-même à partir de soi-même (herméneutique) et, plus précisément, d’expliciter le sens de l’être en général à partir d’une analytique du Dasein, dans la mesure où celui-ci est cet être pour qui il y va en son être de son être (Heidegger, 1927: 38/34) (herméneutique au sens non-vulgaire, i.e. phénoménologique). 1.2. Seconde étape : la reformalisation du matériel Voilà pour le concept heideggerien de phénoménologie, mis en place dans Être et temps. Cependant, aussi “non-vulgaire” soit-il, celui-ci est encore trop étroit pour justifier l’application du terme de “phénoménologie herméneutique”, non seulement à Ricœur, mais également à toute une série d’entreprises phénoménologiques à première vue assez hétérogènes. Qui plus est, on sait que Ricœur 24 Claudio Majolino, Aurélien Djian critique systématiquement la primauté du sujet explicitant avancée dans Être et Temps. Et l’on sait également qu’une telle primauté est également critiquée par Heidegger lui-même, après le célèbre “tournant”, celle-ci étant finalement considérée comme le trait principal de cette métaphysique moderne de la subjectivité qu’il s’agit désormais de dépasser. En somme, pour que le concept phénoménologique de phénoménologie introduit dans le §7 puisse conduire à un concept de phénoménologie herméneutique suffisamment large, une seconde étape s’avère nécessaire. On l’a vu, dans Être et Temps, ce concept phénoménologique de phénoménologie coïncide, en amont, avec la déformalisation phénoménologique (vs. vulgaire) du concept formel de phénoménologie (correspondant à la maxime vide “aux choses-mêmes”) et se conçoit, en aval, comme l’explicitation du sens de l’être en général à partir d’une analytique du Dasein. Or, ce qui arrive chez les successeurs de Heidegger n’est autre qu’une reformalisation du concept phénoménologiquement déformalisé de phénoménologie élaboré dans le §7 d’Être et Temps. En somme, au lieu de considérer, à la manière de Heidegger, les concepts de phénomène par excellence et de logos par excellence (“laisser se montrer ce qui se cache de prime abord et le plus souvent et constitue le fondement de ce qui se montre”) comme des concepts matériels (l’“être” et “l’explicitation à partir d’une analytique du Dasein”) et à partir de la déformalisation non vulgaire (l’ “étant”, “l’explicitation de l’étant”) du concept formel de phénomène (“ce qui se montre en lui-même”), ceux-ci sont traités à nouveau (a) comme des concepts formels, (b) susceptibles d’être déformalisés autrement que par le concept matériel d’“être” et d’“explicitation de l’être à partir d’une analytique du Dasein”. Une telle opération de reformalisation rend ainsi possible la génération d’une multiplicité de deformalisations du concept phénoménologique de phénomène par excellence, alternatives à celle proposée par Heidegger lui-même dans Être et Temps : la “vie” (Henry), la “chair” (Merleau-Ponty), “Autrui” (Lévinas) ou encore le “sens” (Ricœur). L’ontologie herméneutico-phénoménologique présentée dans le §7 d’Être et Temps apparaît alors comme une variante parmi d’autres de ce thème : une variante où le concept phénoménologique reformalisé du “laisser se montrer à partir de soi-même le phénomène par excellence, i.e. ce qui se cache de prime abord et le plus souvent et constitue le fondement de ce qui se montre”, prend les traits de l’être de l’étant compris par le Dasein, qui le laisse se montrer en l’explicitant. Pris en ce sens, l’expression “phénoménologie herméneutique” s’applique donc, d’une manière univoque, à toute entreprise philosophique générée par le dispositif de ce que l’on pourrait appeler la reformalisation de la déformalisation phénoménologique (=non vulgaire) du concept formel de phénoménologie établi par Heidegger au § 7 de Être et temps. Et c’est en ce sens précis que nous allons comprendre ici l’herméneutique phénoménologique de Ricœur, c’est-à-dire à la fois comme une entreprise philosophique originale, tout à fait irréductible à celles de Gadamer, Lévinas, Henry, Marion, etc., mais également comme faisant partie, comme celles-ci, d’une même famille phénoménologique. Une appartenance et une originalité qui se manifestent, précisément, par la manière inédite qu’a Ricœur de déformaliser le concept reformalisé de phénomène par excellence et de logos par excellence. Et c’est précisément à ce point de l’analyse que les notions de sens et d’imagination productrice entrent en jeu. Phénoménologies « de » la littérature 25 2. Le sens et l’imagination productrice L’article “Phénoménologie et herméneutique en venant de Husserl” constitue une pièce essentielle du dossier herméneutico-phénoménologique de Ricœur. L’enjeu de ce texte, en effet, n’est pas historique : d’un côté, il ne s’agit pas d’une “contribution à l’histoire de la phénoménologie, à son archéologie”, mais d’“une interrogation sur le destin de la phénoménologie aujourd’hui” ; de l’autre, “avec l’herméneutique non plus”, il n’est pas question de procéder en historien, même du présent : quelle que soit la dépendance de la méditation qui suit à l’égard de Heidegger et surtout de Gadamer, ce qui est en jeu, c’est la possibilité de continuer à philosopher avec eux et après eux — sans oublier Husserl. Mon essai sera donc un débat au plus vif de l’une et de l’autre possibilité de philosopher et de continuer à philosopher (Ricœur, 1975a: 43). Il s’agit donc pour Ricœur d’approcher de façon systématique ces deux traditions, dans le but de préciser la contribution originale qu’il souhaite leur apporter. Et cette contribution prend le point de départ suivant : dès lors qu’elle abandonne la prétention idéaliste que lui prête parfois Husserl, la phénoménologie montre son “appartenance” à l’herméneutique dans la mesure où d’une part, l’herméneutique s’édifie sur la base de la phénoménologie et ainsi préserve ce dont pourtant elle s’éloigne : la phénoménologie reste l’indépassable présupposition de l’herméneutique. D’autre part, la phénoménologie ne peut se constituer elle-même sans une présupposition herméneutique (Ricœur, 1975a: 44). Il reste à présent à voir en quel sens la position philosophique de Ricœur, telle qu’il la conçoit explicitement et de façon systématique dans le reste de l’article, peut apparaître comme une variante du concept structurel-génératif de “phénoménologie herméneutique” que nous venons d’introduire (cf. §1.1). Autrement dit, l’herméneutique ricœurienne est-elle phénoménologique dans la mesure où elle déformalise d’une manière originale un concept de phénomène par excellence reformalisé, qu’elle a pour tâche de laisser se montrer à partir de soi-même ? Mais si tel est le cas, quel est le contenu destiné à opérer une telle déformalisation ? 2.1. Le sens comme phénomène par excellence En ce qui concerne la référence au phénomène par excellence, Ricœur est tout à fait explicite. En effet, après avoir défini “la plus fondamentale présupposition phénoménologique d’une philosophie de l’interprétation”, à savoir que “toute question portant sur un étant quelconque est une question sur le sens de cet ‘étant’”, Ricœur ajoute : ainsi, dès les premières pages de Sein und Zeit, nous lisons que, la question oubliée, c’est la question du sens de l’être. C’est en cela que la question ontologique est une question phénoménologique. Elle n’est une question herméneutique que dans la mesure où ce sens est dissimulé, non certes en lui-même, mais par tout ce qui en interdit l’accès. Mais, pour devenir question herméneutique — question sur le sens dissimulé —, il faut que la question centrale de la phénoménologie soit reconnue comme question du sens (Ricœur, 1975a: 61). 26 Claudio Majolino, Aurélien Djian Cette première thèse est cruciale à un double titre. D’abord, il apparaît que le concept de “sens” porte tous les traits formels du phénomène par excellence. — Une dissimulation structurelle. En effet, non seulement le “sens” est dissimulé ou caché, mais il l’est structurellement, en raison de l’“appartenance” de l’homme (Ricœur, 1975a: 64), de prime abord et le plus souvent, à l’étant plutôt qu’à son sens. Cette appartenance — concept d’inspiration gadamérienne — est conçue ici à la manière de la déchéance quotidienne du Dasein, qui se maintient jusque dans la pratique des sciences positives : le “choix pour le sens” (Ricœur, 1975a: 63) qu’implique l’“attitude phénoménologique” (Ricœur, 1975a: 62) entraîne la suspension d’un côté de l’attitude quotidienne “où le monde est manifesté (…) comme ensemble d’objets manipulables” (Ricœur, 1975a: 59), comme “réalité quotidienne” (Ricœur, 1975a: 60), et de l’autre de “l’attitude naturaliste- objectiviste” (Ricœur, 1975a: 62) du scientifique centré sur l’étant. C’est avec cette suspension, conçue, comme nous le verrons d’ici peu, à la manière d’un acte de “distanciation”, que “la phénoménologie commence”, “lorsque, non contents de ‘vivre’ — ou de ‘revivre’ —, nous interrompons le vécu pour le signifier”. Ainsi, elle “rend thématique ce qui était seulement opératoire. Par là même, elle fait apparaître le sens comme sens” (Ricœur, 1975a: 64, c’est nous qui soulignons). — Le caractère fondamental du sens. Au caractère structurellement caché s’ajoute ensuite la thèse de l’aspect fondamental de la relation au sens par rapport à celle à l’égard de l’étant. Alors que, dans l’expérience quotidienne, nous “adhérons purement et simplement” (Ricœur, 1975a: 64) au monde des objets manipulables, que nous ne parlons que des “objets qui répondent à un de nos intérêts, notre intérêt de premier degré pour le contrôle et la manipulation”, l’attitude phénoménologique thématise le sens que ces étants ont pour nous, et, en le manifestant, déploie “de nouvelles dimensions de réalité” (Ricœur, 1976: 246), essaye “des idées nouvelles, des valeurs nouvelles, des manières nouvelles d’être au monde” (Ricœur, 1976: 245). La poésie, par exemple, est (implicitement) phénoménologique dans la mesure où elle suspend notre intérêt pour les objets manipulables et “laisse-être notre appartenance profonde au monde de la vie, laisse-se-dire le lien ontologique de notre être aux autres êtres et à l’être. Ce qui ainsi se laisse dire est ce que j’appelle la référence de second degré, qui est en réalité la référence primordiale” (Ricœur, 1976: 246). De ce point de vue, attribuer au sens les traits formels du “phénomène par excellence” — structurellement caché dans notre expérience et nos discussions quotidiennes, et fondamental par rapport à l’étant manipulable ou objectif — semble déjà entraîner l’herméneutique phénoménologique de Ricœur dans les sillons de l’ontologie phénoménologie d’Être et Temps, dont elle se réclame par ailleurs explicitement. Il n’en est pourtant rien. Ricœur définit la phénoménologie en des termes extrêmement formels : toute question à propos de n’importe quel étant (“un étant quelconque”) est phénoménologique pour autant qu’elle a à voir avec le sens de cet étant. Et cela vaut tout autant pour la question de l’être que pour celle portant sur tout étant dont nous pouvons faire l’expérience de façon quotidienne. Ce qui importe à la phénoménologie, poursuit-il, c’est que la question porte sur le sens caché par nos intérêts pratiques ou positivistes de l’un ou de l’autre. De ce point de vue, l’effort engagé par Heidegger pour distinguer deux manières distinctes (vulgaire et phénoménologique) de déformaliser le phénomène est réduit à néant. Le phénomène de Ricœur, en tant que sens caché, est “Toute question portant sur un étant quelconque est une question sur le sens de cet ‘étant’. Ainsi, dès les premières pages de Sein und Zeit, nous lisons que, la question oubliée, c’est la question du sens de l’être” (Ricœur, 1975a: 61). Phénoménologies « de » la littérature 27 ipso facto phénomène par excellence — un phénomène déjà formel dans la mesure où il est susceptible de multiplies variations de contenu (sens de l’être vs. sens de tel ou tel étant). Cependant, il serait faux d’affirmer qu’il s’agit là d’un concept purement formel : le concept de phénomène à l’œuvre dans la phénoménologie de Ricœur n’est ni complètement indéterminé (“ce qui se montre soi-même à partir de soi-même”), ni complètement déterminé comme étant ou être (l’étant mondain qui se montre de prime abord et le plus souvent dans notre expérience quotidienne vs. l’être structurellement caché qui a besoin d’être phénoménalisé). Il est, certes, déterminé — mais en tant que “sens” de ceci ou de cela. C’est précisément dans ce décalage que réside l’originalité de la variation proposée par Ricœur vis-à-vis du thème formel de toute phénoménologie herméneutique. Et c’est cette variation que nous pouvons appeler “herméneutique phénoménologique du sens”. 2.2. Le logos du sens Qu’en est-il à présent du logos par excellence, par quoi le phénomène par excellence (= le “sens”) doit se montrer soi-même à partir de soi-même ? C’est ici qu’entre en scène le deuxième volet de l’approche ricœurienne, à savoir l’idée selon laquelle l’herméneutique serait le présupposé même de la phénoménologie. Toute phénoménologie, écrit Ricœur, pour autant qu’elle a comme thème le sens caché d’un étant quelconque, doit “concevoir sa méthode comme une Auslegung, une exégèse, une explicitation, une interprétation” (Ricœur, 1975a: 69). Or, le concept d’interprétation introduit ici est pris dans le filet d’un réseau conceptuel bien déterminé qu’il s’agit à présent de démêler. — L’appartenance. Un tel concept renvoie d’abord à la notion d’appartenance, que nous avons évoquée plus haut : à la relation “sujet-objet”, à laquelle “ressortit l’exigence de chercher ce qui fait l’unité du sens de l’objet et celle de fonder cette unité dans une subjectivité constituante” (Ricœur, 1975a: 49), et qui se conclut dans un acte d’intuition ou de vision (Ricœur, 1975a: 46, 54), Ricœur oppose l’appartenance comme “relation d’inclusion qui englobe le sujet prétendument autonome et l’objet prétendument adverse” (Ricœur, 1975a: 49), “par quoi celui qui interroge a part à la chose même sur laquelle il s’interroge” (Ricœur, 1975a: 50). — Compréhension et interprétation. Cette relation, définie négativement comme finitude, est ensuite explicitée positivement à partir de l’analyse heideggerienne de l’être-au-monde, qui “exprime mieux le primat du souci sur le regard et le caractère d’horizon de ce à quoi nous sommes liés” (Ricœur, 1975a: 50), et de la structure d’anticipation de la compréhension que l’interprétation a pour but de développer, de telle manière que “la notion de ‘sens’ obéit à [la] double condition du als et du vor- (…). Ainsi le champ de l’interprétation est aussi vaste que la compréhension, laquelle couvre toute projection de sens dans une situation” (Ricœur, 1975a: 52). En ce sens, le couple compréhension- interprétation met fin à la thèse, propre à l’idéalisme husserlien, d’un sens que je pourrais dominer du regard et fixer une fois pour toutes, en vue d’un “procès ouvert” (Ricœur, 1975a: 54) portant sur un sens débordant (Ricœur, 1975a: 80). Un sens d’abord caché dans la compréhension quotidienne (qui se maintient jusque dans l’attitude naturaliste-objectiviste promouvant la relation sujet-objet), puis infiniment explicité dans l’interprétation, par un acte de distanciation à l’égard de notre expérience quotidienne. Dès lors, comme le suggère Ricœur, on peut appeler “vérité” le procès infini d’interprétation par quoi le sens d’abord caché est manifesté — à condition, là encore, de ne pas réduire cette manifestation de vérité à l’adéquation à un donné (propre à la relation sujet-objet), et de la 28 Claudio Majolino, Aurélien Djian concevoir plutôt comme une invention, pris dans “son sens [dédoublé], qui implique à la fois découvrir et inventer” (Ricœur, 1975b: 387-388). — L’imagination. C’est à ce point de l’analyse que le concept d’imagination entre en jeu. Un concept qui, on le devine déjà, gravite tout entier dans l’orbite de l’herméneutique phénoménologique du sens et tire de celle-ci ses déterminations essentielles. Tout d’abord, conformément à l’opposition entre l’attraction quotidienne pour l’étant, d’un côté, et la thématisation (= l’interprétation du sens caché) de l’autre, la conception ricœurienne de l’imagination se trouve dédoublée en imagination reproductrice et imagination productrice. Ce point apparaît d’une manière particulièrement saillante dans les cours professés par Ricœur sur le thème de l’imagination entre 1973-1974 (voir Taylor 2006 ; Majolino 2018) où celui-ci défend notamment trois thèses. La première thèse relève de l’histoire philosophique du concept d’imagination. Ricœur maintient que — “d’Aristote à Spinoza l’image demeure un doublet de la perception : elle représente quelque chose qui a déjà été perçu, puis qui est représenté mentalement, puis qui est substitué à la chose, enfin qui est pris pour la chose” (Ricœur 1973-4, 9) ; — Kant rompt avec cette tradition du paradigme de l’original et de l’image-copie en distinguant l’imagination reproductrice (image-copie) de l’imagination productrice (image-synthèse) — au “prix d’une subjectivation entière du problème de l’imagination, placé sous l’empire du ‘je pense' et de sa puissance synthétique, et, finalement, dans la mouvance de la génialité” (Ricœur 1973-4, 5) ; — la phénoménologie de l’imaginaire élaborée par Husserl et Sartre marque un retour à l’imagination reproductrice ; — et, finalement, une herméneutique phénoménologique de l’imagination doit garder l’essentiel de la percée kantienne de l’imagination productrice, tout en évacuant la subjectivation moderne du problème de l’imagination et liant ainsi le sort de l’imagination productrice à celui du langage. La deuxième thèse, quant à elle, est davantage philosophique et porte sur le contenu même de cette histoire du concept d’imagination. Ricœur affirme désormais que le primat de l’imagination reproductrice dans l’histoire n’est pas fortuit, mais repose sur le lien secret unissant la tradition philosophique occidentale avec la métaphysique de la présence : “finalement, c’est une philosophie du plein de l’être qui exclut qu’une fonction de l’absence puisse avoir un caractère originaire” (Ricœur 1973-4, 4). De ce point de vue, c’est précisément par l’importance qu’elle accorde à la présence que la philosophie occidentale regarde l’image comme la copie d’un modèle, i.e. la réduplication d’une présence originaire mais manquante dans une présence non-originaire, ou dérivée, mais disponible, entretenant avec la première (devenu modèle) un lien plus ou moins fidèle de ressemblance. Comme faculté de “représenter” une présence originaire in absentia, l’imagination, que l’on peut qualifier désormais de reproductrice, possède alors un statut précaire, intermédiaire entre des facultés positives corrélées à la présence originaire elle-même (la perception et la compréhension, la sensation et le concept), et condamnée à un rôle de production d’illusion (vs. la vérité de la sensation et du concept en eux-mêmes chez Aristote par exemple). Certes, l’image peut en un sens être vraie, en fonction du degré de fidélité à son modèle qui sert alors de critère ; mais plus elle est vraie, plus elle est prise pour la chose qu’elle copie, plus elle trompe : “l’imagination est essentiellement puissance trompeuse” (Ricœur 1973-4, 4). Phénoménologies « de » la littérature 29 La troisième thèse, enfin, concerne la contribution de Ricœur à la philosophie de l’imagination. Kant a en effet inauguré “la percée en direction d’une philosophie moderne de l’imagination” en opérant plusieurs “coups” philosophiques : — il a dédoublé l’imagination (reproductrice vs. productrice) ; — il a lié le sort de l’imagination productrice à la problématique de la synthèse et de la schématisation, par quoi l’imagination cesse d’être une faculté intermédiaire pour devenir médiatrice entre la sensibilité et l’entendement, en reconnaissant ainsi la fonction originaire (vs. dérivée) de l’absence (Ricœur 1973-4, 4) ; — il a privilégié “le problème de l’imagination, en tant que production d’images, [qui] l’emporte sur l’image en tant que reproduction des choses” (Ricœur 1973-4, 9). De ce point de vue, “la problématique kantienne rompt avec le primat ontologique de la présence, le primat épistémologique de la perception externe, le primat phénoménologique de la représentation, le primat critique de l’illusion” (Ricœur 1973-4, 9). Mais cette triple percée a comme prix la subjectivisation du problème de l’imagination, qui dépend désormais, d’une part, de l’activité transcendantale du “Je pense”, de telle manière que l’imagination productive se limite à “une phase de l’objectivation, un degré de la synthèse cognitive” (Ricœur 1973-4, 10) (première critique) ; et, d’autre part, du libre jeu avec les autres facultés sans schématisation de concept, par quoi l’imagination productrice échappe à son rôle cognitif pour être référée aux sensations de plaisir et de peine, sans acquérir donc “aucune dimension mondaine ou cosmique” (Ricœur 1973-4, 13). La contribution de Ricœur consiste alors à chercher à garder l’esprit de la percée kantienne, mais en en renouvelant la lettre : (a) l’imagination productrice, comme faculté originaire de l’absence, possède une place à part à côté de l’imagination reproductrice, faculté dérivée de l’absence indexée à la présence originaire ; (b) l’imagination productrice, comme synthèse et schématisation, possède une fonction “cognitive”, i.e. une dimension cosmique ou mondaine, mais celle-ci ne se réduit pas à la connaissance d’un objet par le sujet démiurge (Ricœur 1973-4, 10) ; (c) le rapport de l’imagination productrice au monde est plus fondamental, et doit donc être privilégié, par rapport à celui, dérivé, dans la mesure où il s’agit seulement de re-présenter une présence dans l’absence, de l’imagination reproductrice vis-à-vis de la présence originaire. Comme le souligne Ricœur, dans des termes qui ne nous sont pas inconnus, l’imagination, en suspendant notre rapport aux objets manipulables (Ricœur 1973-4, 72), est capable de présenter des manières d’être-au-monde. L’imagination ne pourrait-elle pas être ce par quoi je “figure”, “schématise”, “présente” des manières d’habiter le monde ? C’est par là qu’elle donne “plus” (Kant) à concevoir ; parce qu’il y aurait plus dans l’être au monde et dans ses virtualités existentielles, dans ses potentialités d’habiter, que dans tous nos discours (Ricœur 1973-4, 8). La thèse ricœurienne sur l’imagination peut à présent être reformulée dans les termes de son herméneutique phénoménologique du sens : — alors que l’imagination reproductrice, prise dans les filets de la relation sujet-objet, est obnubilée par l’étant comme présence dont nous faisons l’expérience quotidiennement, et qu’elle cherche tant bien que mal à re-présenter, l’imagination productrice, comme fonction synthétique de l’absence, rompt avec cette quotidienneté et constitue une puissance de manifestation du sens caché ; 30 Claudio Majolino, Aurélien Djian — alors que l’imagination reproductrice est gouvernée par l’idéal de la vérité-adéquation (sous la forme de la fidélité de la copie au modèle), l’imagination productrice relève de la vérité-révélation (l’invention comme découverte et création de manières d’être-au-monde). A-t-on alors justifié la thèse que nous avions formulée plus haut, à savoir que l’imagination productrice est le logos par excellence du sens comme phénomène par excellence (cf. §1.1)? Oui — pourvu que l’on arrive à construire, comme Ricœur commencera à le faire quelques années après les cours de 1973-1974, une théorie de l’imagination généralisant le modèle de l’imagination productrice au-delà du cadre discursif dans lequel celui-ci avait été initialement élaboré (l’innovation sémantique produite par la métaphore et par les récits historiques et littéraires), en l’appliquant au domaine pratique, et notamment à l’imaginaire social. Comme le souligne d’ailleurs Ricœur dans les premières lignes de son article “L’imagination dans le discours et dans l’action”, “il m’a paru, en effet, que, pour une théorie constituée dans la sphère du langage, la meilleure épreuve à laquelle pouvait être soumise sa prétention à l’universalité était d’interroger sa capacité d’extension à la sphère pratique” (Ricœur, 1976: 237). Cette condition étant satisfaite, on peut alors concevoir le texte — s’il est vrai que la métaphore est un poème en miniature (Ricœur, 1983b: 23) — et le travail de schématisation de l’imagination productrice qu’il implique, comme modèle, et concevoir l’action comme un texte. C’est ainsi que l’on peut finalement faire justice à la fonction universelle de l’imagination productrice, dans sa liaison avec le langage — et que l’on peut considérer cette dernière comme la variante de logos par excellence de l’herméneutique phénoménologique ricœurienne du sens. Or, si notre hypothèse au sujet de la solidarité entre conception de la phénoménologie et prise en charge du problème de l’imagination est correcte, le dédoublement de l’imagination (imagination reproductrice vs. productrice), qui correspond à celui entre étant et sens, puis le primat attribué à celle- ci sur celle-là (comme cela a été déjà le cas pour le sens vis-à-vis de l’étant), ne peut pas être la fin de l’histoire. En effet, on l’a vu, le sens est conçu par Ricœur de façon encore relativement formelle et il est donc encore susceptible de certaines variations de contenu (la question du sens de l’être, la question du sens de tel ou tel étant). Si tel est le cas, l’imagination productrice doit elle-aussi pouvoir subir ce type de variations. Plus précisément, à chaque variation de contenu du côté du sens doit correspondre une variation corrélative du côté de l’imagination productrice. Et c’est vers l’une de ces co-variantes que nous allons désormais nous tourner : l’imagination narrative littéraire du temps en tant que temps humain. 3. L’imagination narrative littéraire et les variations imaginatives Dans la mesure où, pour Ricœur, l’imagination littéraire est, avec l’histoire, un cas particulier d’imagination narrative (Ricœur, 1983a: 153-154), avant d’en venir à ce qui caractérise spécifiquement la première — à savoir les variations imaginatives qu’elle est seule capable de produire —, il nous faut d’abord commencer par déterminer les traits particuliers de la corrélation générale entre imagination narrative et temps. 3.1. La métaphore, l’agir et l’imagination narrative Commençons par le type de sens que l’imagination narrative est supposée rendre manifeste. Pour cela, il est utile de distinguer l’imagination narrative des deux autres types d’imagination productrice qui Phénoménologies « de » la littérature 31 occupent Ricœur autant dans Temps et Récit que dans les articles regroupés dans Du texte à l’action, à savoir la métaphore et l’action à faire (ou l’agir). — La métaphore et le sens pathique du monde. Du point de vue de la signification, la métaphore relève du même phénomène de l’innovation sémantique que le récit : de même que, comme nous allons le voir, le récit fait concorder le discordant ou l’hétérogène, la métaphore établit “une nouvelle pertinence dans la prédication” (Ricœur, 1983b: 24) sur la base de l’incompatibilité entre les deux termes qui figurent dans la phrase dans son interprétation littérale (“la nature est un temple, où de vivants piliers…”). Du point de vue de la référence, en revanche, la métaphore possède, selon Ricœur, une fonction redescriptive qui, d’une certaine manière, apparaît comme l’envers de la nouvelle pertinence instaurée par l’interprétation métaphorique. Conformément à la fonction de distanciation de l’imagination productrice, la métaphore suspend le “rapport direct du discours au réel déjà constitué, déjà décrit avec les ressources du langage ordinaire ou du langage scientifique” (Ricœur, 1983b: 27), et avec lui “le concept de vérité-vérification, corrélatif de notre concept ordinaire de réalité” (Ricœur, 1975b: 387). Cette suspension constitue alors la condition négative d’une fonction référentielle plus dissimulée du discours [par quoi celui- ci] porte au langage des aspects, des qualités, des valeurs de la réalité, qui n’ont pas d’accès au langage directement descriptif et qui ne peuvent être dits qu’à la faveur du jeu complexe de l’énonciation métaphorique et de la transgression réglée des significations usuelles de nos mots (Ricœur, 1983b: 27-28). Autrement dit, la métaphore suspend la relation sujet-objet — ce par quoi le monde est réduit à la totalité des objets ou des étants, gouvernés par nos intérêts de manipulation ou scientifiques (Ricœur, 1975b: 386-388) — au profit de la manifestation du monde comme sens. Mais la métaphore ne re- décrit pas le monde comme tel, elle “règne plutôt dans le champ des valeurs sensorielles, pathiques, esthétiques et axiologiques, qui font du monde habitable” (Ricœur, 1983a: 12 ; Ricœur, 1983b: 28). Elle révèle, certes, le monde dans ce qu’il a pour nous de sensé, mais “appréhendé sous l’angle (…) du pathos cosmique” (Ricœur, 1983a: 153) (sens pathique du monde). — L’agir et le sens pratique du monde. La “fonction projective” de l’imagination productrice, “qui appartient au dynamisme même de l’agir” (Ricœur, 1976: 249), participe quant à elle à l’invention du sens de l’action à faire, autant individuelle que sociale. Dans le cas de l’action individuelle, l’imagination productrice intervient à trois niveaux. Au niveau du projet, elle schématise le “réseau des buts et des moyens (…). C’est en effet dans cette imagination anticipatrice de l’agir que j’’essaie’ divers cours éventuels d’action et que je ‘joue’, au sens précis du mot, avec les possibles pratiques”. Au niveau de la motivation, l’imaginaire permet de se figurer le désir qui pousse à agir, et de distinguer ce dernier autant d’“une cause physiquement contraignante” que d’“une raison logiquement contraignante” (“je ferais ceci ou cela, si je le désirais”). Enfin, “au plan du pouvoir même de faire”, “c’est dans l’imaginaire que j’essaie mon pouvoir de faire, que je prends la mesure du ‘Je peux’. Je ne m’impute à moi-même mon propre pouvoir, en tant que je suis l’agent de ma propre action, que le dépeignant à moi-même sous les traits de variations imaginatives sur le thème du ‘je pourrais’, voire du 'j’aurais pu autrement, si j’avais voulu’” (Ricœur, 1976: 249-250). Dans le cas de l’action collective, en revanche, la fonction projective s’accompagne de la mise en jeu d’un imaginaire social exercé à travers des “pratiques imaginatives”, telles l’utopie et l’idéologie, qui assurent “la constitution du lien analogique entre moi et l’homme mon semblable” (Ricœur, 1976: 254). Dans tous les cas, qu’il 32 Claudio Majolino, Aurélien Djian s’agisse d’action individuelle ou collective, l’imagination productrice rompt avec la coercition exercée par le monde sur moi, dans sa dimension physique (coercition physique des objets) ou rationnelle (raison contraignante du sujet), pour que je puisse m’élever au rang d’acteur responsable, capable de m’imputer mon propre pouvoir, de me figurer mes propres désirs, de faire mes propres projets (sens pratique du monde). — L’imagination narrative et le sens du temps. Contrairement à l’imagination productive déployée par la métaphore et l’action, l’imagination productive à l’œuvre dans le récit est caractérisée par sa fonction mimétique. Conformément à l’usage du terme mimesis dans la Poétique d’Aristote, l’imagination mimétique produit l’imitation d’une action. En outre, contrairement au cas de l’agir, l’action imitée par la mimesis n’est plus “à faire” mais “déjà là” (Ricœur, 1976: 249). Ainsi, le récit se doit de révéler non pas les traits projectifs de l’action — pour rester à l’action individuelle : le projet d’un but et des moyens que j’ai à mettre en œuvre, la détermination des désirs qui me motivent, le test et l’imputation de mes possibilités d’action sous la forme de variations imaginatives sur le thème du “je peux” (je pourrais faire ceci ou cela, si…) —, mais ses caractères temporels. Et, plus précisément, il s’agit de révéler les traits temporels de l’action en ce qu’ils ont de proprement humain (Ricœur, 1983a: 17), c’est-à-dire de sensé (ce qui renvoie au sens temporel du monde). Cela ne signifie évidemment pas pour autant qu’une œuvre narrative ne puisse pas, par la suite, s’inscrire dans la projection imaginaire d’une action à venir (individuelle ou collective) . C’est d’ailleurs précisément cette possibilité dont Ricœur rend compte dans le chapitre consacré à la conscience historique dans Temps et Récit 3, notamment dans sa description de la structure de l’être-affecté-par-le-passé, qui garantit notre appartenance à telle ou telle tradition historiquement constituée — ce qui comprend également les traditions littéraires. Mais, justement, dans ce cas, la finalité propre de l’œuvre narrative, à savoir de refigurer le temps comme temps humain, passe à l’arrière-plan pour servir les exigences et les buts propres à l’agir : l’invention d’une action à faire. 3.2. Le sens du temps et la triple mimesis Qu’en est-il à présent de la thèse, formulée par Ricœur dès la première page de Temps et Récit, selon laquelle “le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière narrative ; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits de l’expérience temporelle” (Ricœur, 1983a: 17) ? Et en quoi peut-on considérer ce temps humain comme une variante du sens compris en tant que phénomène par excellence (cf. §1.2) ? Pour répondre à ces questions, il nous faut maintenant préciser davantage les traits phénoménologiques de l’imagination narrative ricœurienne. Nous avons déjà vu comment l’imagination productrice, en tant que faculté de l’absence, implique le moment de la distanciation par rapport à notre expérience quotidienne, réglée par des intérêts pratiques ou scientifiques, qui ouvre le champ du sens, c’est-à-dire d’un monde compris à travers des modes d’être-au-monde inédits. Or, c’est précisément cette même thèse que Temps et Récit met en œuvre à travers son examen de la structure mimétique moyennant laquelle le temps préfiguré est finalement refiguré après avoir été configuré d’une manière narrative. Mais si tel est le cas, le temps humain, en tant que temps refiguré, n’est autre que la variante de sens corrélative de l’imagination Après tout, l’utopie anarchiste des dernières pages du roman de science-fiction Les Furtifs d’Alain Damasio peut tout à fait constituer le modèle clarifiant et déterminant tout à la fois, i.e. inventant, mon propre projet, mes propres désirs et possibilités pratiques, personnelles et politiques. Sur ce point, cf. Djian 2022. Phénoménologies « de » la littérature 33 narrative. C’est ce que nous allons voir en revenant sur l’articulation de ce que Ricœur appelle la triple mimesis. — Mimesis I et les apories de la phénoménologie. Dans Temps et Récit, la fonction propre de l’imagination productrice, à savoir de neutralisation du rapport non-originaire entre sujet et objet, s’exerce sur ce que Ricœur appelle mimèsis I, c’est-à-dire le “monde de l’action” tel que nous le pré- comprenons (Ricœur, 1983a: 108). En effet, “c’est sur cette pré-compréhension, commune au poète et à son lecteur, que s’enlève la mise en intrigue et, avec elle, la mimétique textuelle et littéraire” (Ricœur, 1983a: 125). Or, l’un des traits de mimesis I est son “caractère temporel” (Ricœur, 1983a: 108), que la “praxis quotidienne” (Ricœur, 1983a: 119) conçoit à la manière de l’intra-temporalité heideggerienne (Ricœur, 1983a: 121), à savoir comme l’objet d’un calcul pratique (“maintenant que…”, “il est temps de…”, etc.). En somme, le temps quotidien, “c’est le temps des travaux et des jours” (Ricœur, 1983a: 123). De ce point de vue, c’est la dimension signifiante du temps qui se dérobe, au profit de la dimension ontique du temps observable, descriptible, calculable. Les différentes apories de la phénoménologie dont traite Ricœur dans le dernier tome relèvent également de mimèsis I : si toute phénoménologie du temps (qu’il s’agisse de celle d’Augustin, de Husserl ou de Heidegger) est par essence aporétique, c’est à cause de sa “tentative de faire apparaître le temps lui-même”, de son ambition de proposer “une appréhension intuitive de la structure du temps” en dépit de l’“inscrutabilité du temps” (Ricœur, 1983a: 156-157). Une telle aporie étant à la fois la plus “dissimulée” (Ricœur, 1985: 467), la “plus intraitable” et “la plus forte” (Ricœur, 1985: 438). Dans l’un et l’autre cas, donc, c’est le temps du monde réduit à ses caractéristiques ontiques (observable, intuitif, etc.), monde gouverné par nos intérêts quotidiens, pratiques et scientifiques, qu’a affaire la pré-compréhension de mimesis I. — Mimesis II et la synthèse de l’hétérogène. Mimesis II constitue ensuite le premier degré de distanciation par rapport à la quotidienneté de notre relation au monde et au temps. Et cette distanciation réside, comme on pouvait s’y attendre, dans le caractère producteur de la configuration narrative. Elle réside d’abord en celui-ci en tant que puissance d’absence, s’il est vrai que ni les événements passés dont il est question dans la science historique, ni les événements fictifs de la littérature, ne sont directement observables. C’est pourquoi Ricœur souligne d’emblée que “avec mimèsis II s’ouvre le royaume du comme si” (Ricœur, 1983a: 125), par quoi le rapport avec le monde empirique est neutralisé. Mais le caractère producteur de mimèsis II réside également, conformément au caractère d’innovation sémantique dont nous avons parlé plus haut, dans son activité synthétique : “elle fait médiation entre des événements ou des incidents individuels, et une histoire prise comme un tout” ; elle “compose ensemble des facteurs aussi hétérogènes que des agents, des buts, des moyens, des interactions, des circonstances, des résultats inattendus, etc.” (Ricœur, 1983a: 127) ; elle constitue une “synthèse de l’hétérogène”, ou synthèse des caractères temporels de l’intrigue, d’une part en tirant d’un divers successif d’événements “l’unité d’une totalité temporelle” (schématisme), d’autre part dans la mesure où “ce schématisme (…) se constitue dans une histoire qui a tous les caractères d’une tradition” reposant “sur le jeu de l’innovation et de la sédimentation”. Jeu qui “se déploie entre les deux pôles de l’application servile et de la déviance calculée, en passant par tous les degrés de la 'déformation réglée’”, et qui crée des “paradigmes” qui “naissent du travail de l’imagination productrice à ce niveau” (Ricœur, 1983a: 131-135). Or, c’est précisément cette synthèse de l’hétérogène qui constitue la clef permettant de résoudre (poétiquement) les apories de la phénoménologie. Limitons-nous ici à l’aporie de l’occultation mutuelle du temps objectif et du temps de la conscience, telle que Ricœur l’expose à travers le débat entre Husserl et Kant. 34 Claudio Majolino, Aurélien Djian La phénoménologie husserlienne du temps s’établit sur “la mise hors circuit du temps objectif” (Ricœur, 1985: 44), dans le but de décrire le temps phénoménologique au sein duquel celui-ci se constitue, et la conscience intime dans laquelle le temps phénoménologique lui-même se constitue. C’est dans ce cadre que les concepts de rétention et de souvenir secondaire sont mobilisés. Or, l’intentionnalité immanente dans laquelle se constitue le temps de la conscience présuppose sans cesse l’intentionnalité transcendante, i.e. portant sur le temps objectif, que la première est censée avoir mis hors circuit. C’est ainsi que rétention et souvenir secondaire, en tant que types de conscience intentionnelle, i.e. de conscience de quelque chose, reposent “sur la reconnaissance, que seule [la conscience transcendante] peut [leur] donner, d’un quelque chose qui dure” (Ricœur, 1985: 82) ; ou, pour le dire autrement, “le prix de la découverte husserlienne de la rétention et du souvenir secondaire, c’est l’oubli de la nature, dont le caractère de succession reste présupposé par la description même de la conscience intime du temps” (Ricœur, 1985: 109). Inversement, en liant le sort du temps à une ontologie déterminée de la nature, Kant ne s’est-il pas interdit d’explorer d’autres propriétés de la temporalité que celle que requiert son axiomatique newtonienne : succession, simultanéité (et permanence) ? Ne s’est-il pas fermé l’accès à d’autres propriétés issues des relations du passé et du futur au présent effectif ? (Ricœur, 1985: 109). Et, surtout, ces propriétés ne sont-elles pas toujours présupposées par une telle ontologie de la nature, dans la mesure où “les déterminations par lesquelles le temps se distingue d’une simple grandeur ne se soutiennent que par une phénoménologie implicite, dont l’argument transcendantal marque à chaque pas la place en creux” ? (Ricœur, 1985: 106). Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’aspect fragmentaire du temps, impliqué par l’idée de succession, ou de son caractère de totalité singulière, qui renvoient tous les deux à “l’expérience d’un horizon temporel”, par quoi la succession du temps et de ses différentes parties est constituée “phase par phase, fragment par fragment, sans jamais avoir l’objet tout entier à la fois sous le regard” (Ricœur, 1985: 90). Si cela est juste, alors il faut en conclure que la pensée du temps de la conscience occulte, tout en la présupposant, la pensée du temps de la nature, et inversement. En quoi l’imagination narrative, en tant que synthèse de l’hétérogène, permet-elle à présent de résoudre cette aporie ? Tout simplement car, selon Ricœur, elle s’avère capable de lier ensemble le temps de la conscience (présent-passé-futur) et celui du monde (succession, simultanéité, permanence), en prenant un divers d’événements qui se succèdent — de telle manière qu’il soit toujours légitime de demander “et après, que se passe-t-il ?” — et en l’unifiant sous la forme d’un tout temporel avec son début, son milieu, sa fin, et dans lequel se distribuent le présent, le passé et le futur des personnages de l’intrigue (qu’il s’agisse de personnages historiques ou fictifs). De ce point de vue, il s’agit, certes, d’une solution à l’aporie ; mais cette solution n’est que poétique, dans la mesure où elle n’est pas obtenue par le moyen théorique de la pensée du temps (en l’occurrence de la phénoménologie) mais avec les moyens de la narration. On peut maintenant conclure : alors que la pré-compréhension du monde de l’action réduisait ses caractères temporels à une série de traits ontiques, gouvernés par nos intérêts pratiques et théoriques — ces derniers conduisant à des apories toujours plus inextricables —, la configuration imaginative, par sa fonction d’absence et de synthèse, construit un temps à figure humaine, dans lequel le temps humain de la personne (avec son présent, son passé et son futur) est unifié à celui cosmique des astres. Phénoménologies « de » la littérature 35 — Mimesis III et la refiguration. Il suffit alors que l’intrigue narrative soit lue, et le monde du lecteur modélisé à travers celui du texte, pour que le temps configuré soit finalement refiguré, i.e. que le temps soit manifesté comme sens, ou temps humain, et que les apories phénoménologiques soient poétiquement résolues. Voilà la contribution propre de mimèsis III. Mais une telle conclusion doit être bien comprise, car la refiguration implique un concept de lecture bien particulier. Certes, dans la mesure où l’imagination narrative a pour but de refigurer le temps, il ne peut s’agir dans la lecture de comprendre l’intention de l’auteur, de laquelle le texte, en se fixant par écrit, s’est de toute façon autonomisé (Ricœur, 1975a: 53) : dans la mesure où le sens d’un texte s’est rendu autonome par rapport à l’intention subjective de son auteur, la question essentielle n’est pas de retrouver, derrière le texte, l’intention perdue, mais de déployer, devant le texte, le “monde” qu’il ouvre et découvre. Autrement dit, la tâche herméneutique est de discerner la “chose” du texte (Gadamer) et non la psychologie de l’auteur (Ricœur, 1975a: 58). Mais puisque l’imagination productrice incorporée dans le texte narratif est le médiateur permettant la refiguration du temps — c’est-à-dire le logos par excellence du sens du temps — la lecture ne saurait s’y substituer. En d’autres termes, ce n’est pas la lecture qui manifeste le temps humain ; elle en est le catalyseur, ou “l’ultime vecteur” (Ricœur, 1983a: 146), et elle en subit autant les effets que le monde qui se révèle devant elle : “se comprendre, c’est se comprendre devant le texte et recevoir de lui les conditions d’un soi autre que le moi qui vient à la lecture” (Ricœur, 1983b: 36 ; Ricœur, 1975a: 60). C’est seulement à cette condition que l’on évitera “le retour subreptice de la subjectivité souveraine” (Ricœur, 1975a: 60), relevant de la relation sujet-objet et que l’on essaye précisément de décrire comme non-originaire. En effet, “aucune des deux subjectivités, ni celle de l’auteur, ni celle du lecteur, n’est (…) première au sens d’une présence originaire de soi à soi-même” (Ricœur, 1983b: 36). La portée philosophiquement immense de la thèse, cohérente avec l’herméneutique phénoménologique développée par ailleurs par Ricœur, selon laquelle l’imagination productrice narrative constitue le logos par excellence du sens temporel humain du monde, a donc un double prix : celui d’exclure de l’équation herméneutique-phénoménologique la question de l’intention de l’auteur, dont le texte s’est rendu autonome en se fixant par écrit, et rendu par ailleurs non-reconstructible en raison de la structure d’être-affecté-par-le-passé de la conscience historique ; celui de réduire le lecteur au rôle de point de départ et de point d’arrivée d’un processus qui, essentiellement, lui échappe et doit lui échapper, pour que l’on puisse être fidèle à la critique de la conscience constituante (et, à travers elle, de la phénoménologie idéaliste de Husserl) (voir Ricœur, 1975a: 43-61). 3.3. L’imagination narrative littéraire et les variations imaginatives Jusqu’ici, on a montré que l’imagination narrative constituait la variante de logos par excellence capable de dévoiler un certain type de variante de sens, à savoir le sens du temps. Il reste à présent à considérer la contribution spécifique de la littérature à ce projet herméneutique-phénoménologique. Or, aux yeux de Ricœur, la particularité de la littérature réside dans les “variations imaginatives” qu’elle est la seule capable de produire. On demandera : variation par rapport à quoi ? Par rapport au tiers-temps inventé ou crée (Ricœur, 1985: 190) par le récit historique, qui consiste dans la “réinscription”, par le biais de connecteurs spécifiques (le calendrier, la suite des générations, les 36 Claudio Majolino, Aurélien Djian traces), “du temps phénoménologique sur le temps cosmique” ; c’est “ce phénomène de réinscription [qui] est l’invariant par rapport auquel les fables sur le temps apparaissent comme des variations imaginatives” (Ricœur, 1985: 229). Mais en quoi consiste, à proprement parler, cette réinscription par quoi un tiers-temps est inventé, et dans quelle mesure la littérature propose-t-elle des variations sur cet invariant ? Pour répondre à la première question, Ricœur prend l’exemple d’un connecteur de réinscription, à savoir le calendrier. Conformément à l’analyse de Benveniste, le calendrier possède trois traits essentiels : — “un événement fondateur, censé ouvrir une ère nouvelle [… qui] détermine le moment axial à partir duquel tous les événements sont datés” ; — “par rapport à l’axe de référence, il est possible de parcourir le temps dans les deux directions, du passé vers le présent, et du présent vers le passé” ; — “on fixe ‘un répertoire d’unités de mesure servant à dénommer les intervalles constants entre les récurrences de phénomènes cosmiques’. Ces intervalles constants, c’est l’astronomie qui aide, non à les dénommer, mais à les déterminer (le jour, le mois, l’année)” (Ricœur, 1985: 194). Or, deux points sont importants dans cette analyse. D’abord, c’est la parenté de ces trois traits à la fois avec le temps de la conscience et celui de la nature. D’un côté, le calendrier renvoie à un temps composé d’“instants quelconques”, à une “direction dans la relation d’avant et d’après, [qui] ignore l’opposition entre passé et futur” et “permet au regard de l’observateur de parcourir [le temps calendaire] dans les deux sens”, et à une “mensurabilité” des intervalles (Ricœur, 1985: 195), i.e. au temps de la nature. De l’autre, l’idée d’un “point zéro du comput” n’a de sens que par rapport à la notion de présent, i.e. un “événement nouveau qui rompt avec une ère antérieure et inaugure un cours différent de tout ce qui a précédé” ; l’idée du parcours en avant et en arrière jusqu’au point zéro repose sur “l’expérience vive de la rétention et de la protention” et sur “l’idée de quasi-présent”, à savoir que “tout instant remémoré peut être qualifié comme présent, doté de ses propres rétentions et protentions” ; enfin, la mesure “se greffe sur l’expérience qu’Augustin décrit très bien comme raccourcissement de l’attente et allongement du souvenir” (Ricœur, 1985: 196). Cela dit, cette parenté du temps calendaire avec les deux temps hétérogènes ne fait pas encore un temps inventé. Pour que celui-ci soit créé, il faut “une authentique création qui dépasse les ressources de l’un et de l’autre” (Ricœur, 1985: 196). Et cette authentique création réside précisément dans l’instauration du point zéro du comput : celui-ci n’est “ni un instant quelconque, ni un présent, quoiqu’il les comprenne tous les deux”. En effet, “à partir du moment axial, les aspects cosmiques et psychologiques du temps reçoivent respectivement une signification nouvelle”. Une fois le point zéro instauré, tous les événements “acquièrent une position dans le temps, définie par leur distance au moment axial”, tandis que “les événements de notre propre vie reçoivent une situation par rapport aux événements datés” (Ricœur, 1985: 196-197). C’est cette spécificité du moment axial qui donne au temps calendaire le statut d’un tiers-temps inventé, “’extérieur au temps physique comme au temps vécu” : “tous les instants sont des candidats de droit égal au rôle de moment axial” ; “rien ne dit de tel jour du calendrier, pris en lui-même, s’il est passé, présent ou futur” (Ricœur, 1985: 197). Si cela est juste, en quoi à présent la réinscription du temps psychologique sur le temps physique, opérée notamment par le biais du temps calendaire, constitue-t-il un invariant sur lequel la littérature propose des variations ? L’invariant consiste ici dans l’obligation de l’historien, attaché à reconstruire le passé réel, de raccorder les actions passées “à l’unique réseau spatio-temporel constitutif du temps chronologique”, i.e. par exemple de déterminer leur position sur un unique calendrier, qui se rapport à Phénoménologies « de » la littérature 37 l’unique monde existant, le nôtre. Chaque historien peut, certes, aborder la partie qu’il souhaite de l’histoire humaine, mais chaque événement ou groupe d’événements considérés devra être reversé à un seul et même temps, celui de notre univers, mesuré par tel ou tel calendrier — chacun étant, en principe, convertible dans l’autre. Or, c’est précisément de cette contrainte de l’historien que la littérature fictionnelle s’affranchit. Elle le fait sur la base “des ressources de la configuration narrative qui semblent propres au récit de fiction” par opposition au récit historique, i.e. des ressources spécifiques à l’imagination narrative littéraire, à savoir le dédoublement “en temps de l’acte de raconter et temps des choses racontées” (Ricœur, 1984: 14-15), et à la fictionalisation du premier, entrainant la distinction entre le narrateur fictif de l’auteur réel. Ce “privilège” de la fiction (Ricœur, 1984: 15, 115) fait que “chaque expérience temporelle fictive déploie son monde, et chacun de ces mondes est singulier, incomparable, unique” (Ricœur, 1985: 230-231). Ainsi, contrairement au cas du récit historique, chacun des événements fictifs, passés, présents ou futurs vécus par des personnages fictifs et racontés par les différents narrateurs fictifs des romans, épopées, tragédies, etc., n’a pas à être rapporté au temps de notre univers, mais à chaque fois au temps unique, doté de propriétés spécifiques, du monde particulier dans lequel ils est censé prendre place. De telle manière que “non seulement les intrigues, mais les mondes d’expérience qu’elles déploient ne sont pas (…) des limitations d’un unique monde imaginaire. Les expériences temporelles fictives ne sont pas totalisables” (Ricœur, 1985: 231). C’est précisément ce privilège de l’imagination littéraire, à savoir l’affranchissement par rapport à l’exigence de réinscription de l’historien, qui “a pour contrepartie positive l’indépendance de la fiction dans l’exploration de ressources du temps phénoménologique qui restent inexploitées, inhibées, par le récit historique” (Ricœur, 1985: 231). Au temps fixe de l’histoire font face les temps multiples de la fiction. En ce sens précis, la littérature fictionnelle propose des variations imaginatives du rapport invariable de réinscription du temps vécu sur le temps de notre unique monde propre à l’histoire. Ou, pour le dire de façon plus technique : l’imagination productrice narrative littéraire contribue à la manifestation du sens humain du temps, et à la résolution des apories de la phénoménologie, en proposant des variations imaginatives de la réinscription du temps vécu sur le temps du monde, grâce à son privilège, celui du dédoublement du temps de l’acte de raconter et temps des choses racontées. C’est ainsi, par exemple, que À la recherche du temps perdu repose sur le clivage entre temps du monde comme temps des signes (signes de la mondanité, de l’amour, des impressions sensibles, de l’art), et temps de l’apprentissage de ces signes, qui est aussi temps de la conscience — premier clivage qui conduit à un autre, celui entre temps perdu (temps révolu, temps dissipé “parmi des signes non encore reconnus comme signes”, temps dispersé “comme le sont les sites dans l’espace, que symbolisent les deux ‘côtés’ de Méséglise et de Guermantes”) et temps retrouvé (celui de la Visitation et de l’Illumination du narrateur, comprenant qu’il peut “retrouver” le temps perdu dans toutes ses dimensions en faisant une œuvre d’art) (Ricœur, 1985: 236-237). Ou encore, Mrs. Dalloway de Virginia Woolf décrit l’expérience-limite particulière que fait chacun de ses personnages d’un rapport du temps mortel au temps monumental (ainsi, pour Septimus, “l’impossible réconciliation entre le temps frappé par Big Ben et l’incommunicable rêve d’intégrité personnelle de l’infortuné héros, qui le conduit au suicide”) (Ricœur, 1985: 234). 38 Claudio Majolino, Aurélien Djian Deuxième Partie Husserl : la constitution du sens, la phantasia et les consciences littéraires Si nous quittons maintenant les analyses ricœuriennes — où la littérature (§I.3) est comprise sur la base d’une conception du logos par excellence comme imagination productrice (§I.2) établie à son tour au sein d’une phénoménologie herméneutique où le phénomène par excellence est déformalisé en termes de “sens” (§I.1) — et que nous nous tournons vers celles de Husserl, le paysage théorique change radicalement. Reprenons nos trois groupes de questions directrices : (1) Alors que, chez Ricœur, le sens est une variante de phénomène par excellence, le sens de la phénoménologie husserlienne relève d’une conception du phénomène pensé à partir de la structure de l’unité transcendante (visée) d’une multiplicité immanente (vécue ou éprouvée). (2) L’introduction de ce nouveau modèle structurel du phénomène conduit à une phénoménologie de ce que Husserl appelle la phantasia, ainsi qu’à une cartographie de ses modalités multiples, fondée sur l’idée de conflit avec le temps du monde réel. (3) Finalement, c’est la manière même de concevoir une phénoménologie de la littérature fictionnelle qui se trouve modifiée, autant dans son objet (les multiples corrélations de conscience à l’œuvre dans le phénomène littéraire vs. l’imagination littéraire incorporée au texte comme facteur de variations imaginatives) que dans ses enjeux (la fondation d’une science littéraire vs. la révélation d’aspects temporels du monde cachés dans l’expérience quotidienne). À la littérature comme phénoménologie (phénoménologie “de” la littérature = génitif subjectif), préconisée par Ricœur, se substitue ainsi chez Husserl une phénoménologie de la littérature (génitif objectif). 1. Une phénoménologie constitutive Commençons par dégager la matrice structurelle-générative définissant la “famille” des phénoménologies constitutives, qui peut être construite à partir de la — ou plutôt d’une certaine — phénoménologie husserlienne, et que nous allons opposer à la phénoménologie herméneutique dont la matrice est, comme nous l’avons montré, heideggerienne. 1.1. Husserl et l’idée de la phénoménologie Le concept de phénoménologie constitutive qui nous intéresse peut être établi à partir de L’idée de la phénoménologie (1907). Trois raisons justifient l’importance stratégique de cet ouvrage. D’abord, la portée universelle de l’entreprise phénoménologique y est explicitement reconnue. Il s’agit en effet, souligne Husserl, d’accomplir une “critique de la raison” sous toutes ses formes : théorique, pratique et axiologique (Husserl, 1973b: 14/117), qui couvre le domaine même de la philosophie. Ensuite, la modification que Husserl fait subir au concept de “phénomène” par rapport aux Recherches logiques y est particulièrement visible, car celui-ci est pour la première fois étudié à l’aide des notions cruciales de “réduction phénoménologique” et de “corrélation constitutive” qui, dans cet ouvrage, font l’objet d’un traitement détaillé (voir Djian-Majolino 2020). Enfin, l’exemple de phénoménologie qui y est Phénoménologies « de » la littérature 39 présenté permet d’établir un concept minimal et suffisant de phénoménologie constitutive susceptible d’être appliqué à l’ensemble de la phénoménologie transcendantale husserlienne à partir de 1907 et jusqu’à la Krisis, en dépit de ses enrichissements successifs (voir Djian 2021) ; et, de façon plus générale, il pourra être utilisé en tant que concept matriciel d’une famille dont Husserl n’apparaîtra à son tour que comme le premier des membres. En ce qui concerne le premier point, il est sans doute utile de rappeler que le rôle de la célèbre “réduction”, introduite dans L’idée de la phénoménologie, est de contribuer à résoudre ce que Husserl appelle “l’énigme de la transcendance”. “Transcendance” et “immanence”, précise Husserl, sont en effet des termes ambigus. D’une part, on appelle “transcendant” ce qui va au-delà du vécu de conscience, ce qui n’est pas réellement contenu dans son flux (par exemple, la chose perçue, les autres personnes appréhendés par l’expérience ordinaire, les nombres étudiés par le mathématicien, le centaure imaginé, etc.), s’opposant ainsi à l’immanence comme ce qu’y est réellement contenu (les contenus de sensation et de sentiments effectivement éprouvés, les appréhensions ou les actes intentionnels effectivement vécus — ce que Husserl appellera plus tard données hylétiques et noèses). D’autre part, et c’est là la signification qui nous intéresse, le terme de “transcendance” est aussi utilisé pour indiquer un mode de donnée. Cette fois-ci, est transcendant tout ce qui est au-delà du donné, ce qui n’a pas d’évidence absolue, tout ce dont l’être n’est pas pleinement assuré par l’apparaître. Envisagé du point de vue d’une critique de la raison théorétique, l’énigme de la transcendance peut donc se formuler de la manière suivante : “comment la connaissance peut-elle poser comme existant quelque chose qui n’est pas directement et véritablement donné en elle ?” (Husserl, 1973b: 35/60) . Or, une telle énigme, indique Husserl, ne saurait être résolue à l’intérieur de ce qu’il appelle l’“attitude naturelle”, car celle-ci se caractérise précisément par le fait de poser constamment de la transcendance, de présupposer l’existence de ce dont le doute n’est pas absolument exclu, à commencer par le monde (Husserl, 1973b: 17/37). Le propos de Husserl rappelle ainsi explicitement celui du Descartes de la Première méditation : en raison même de son mode d’apparaître, tout ce qui existe dans le monde et en tant que monde peut être eo ipso soumis au doute quant à son être (il y a une pierre ; il y a des nombres) et quant à son être-tel (ceci est une pierre ; 2 + 2 est égal à 4). En somme, puisque tout ce qui est mondain et le monde lui-même sont transcendants, ce n’est pas à l’intérieur du monde ou du mondain que l’énigme de la transcendance pourra être résolu. Cependant, à la fois fidèle et infidèle à la démarche cartésienne, Husserl propose, non pas de douter de l’existence du monde, mais de suspendre la validité de tout ce qui est frappé du sceau de l’existence, afin d’atteindre cette évidence que la transcendance elle-même ne pourrait assurer. Car si l’être est suspendu, il ne saurait y avoir d’écart possible entre être et apparaître. La solution à l’énigme de la transcendance implique donc le passage à une autre attitude que celle naturelle, ainsi qu’à une autre méthode issue d’une “dimension totalement nouvelle” (Husserl, 1973b: 24/46). Il s’agit, précisément, de cette attitude et de cette méthode qu’Husserl qualifie de “phénoménologiques”. Or, non seulement Husserl ne veut pas douter de l’existence du monde, il ne veut pas non plus rabattre l’“immanence” en tant qu’évidence absolue sur l’“immanence” comme présence réelle d’un vécu dans le flux de conscience. Et c’est précisément pour cette raison que la réduction phénoménologique doit prolonger le geste cartésien d’une manière, pour ainsi dire, non-cartésienne. En effet, en mettant entre parenthèses la position d’existence inhérente à l’attitude naturelle, la Cette approche se limite à la critique de la raison théorétique, mais s’élargit à la raison pratique et à celle axiologique. Nous ne pourrons pas nous arrêter sur ceux-ci ici. 40 Claudio Majolino, Aurélien Djian réduction fait apparaître, selon Husserl, la différence entre “le phénomène pur au sens de la phénoménologie et le phénomène psychologique” (Husserl, 1973b: 43/68). Alors que ce dernier, objet de la psychologie comme science empirique, constitue un fait mondain (Husserl, 1973b: 44/68), le premier ne se trouve à proprement parler nulle part dans le monde ; et alors que les phénomènes psychologiques sont aussi douteux que n’importe quel autre étant transcendant, seuls les phénomènes “au sens de la phénoménologie” apparaissent comme excluant tout doute. D’où le double croche-pied à Descartes : l’existence factuelle du monde est-elle douteuse ? Certes. Mais elle est tout aussi douteuse que l’existence factuelle de l’ego cogito avec tous ses actes psychologiques. En outre, il se trouve que, en tant que phénomène, c’est-à-dire par-delà l’existence et la non-existence, le monde est en réalité tout à fait indubitable — il est tout aussi indubitable que ce cogito qui lui est corrélé. Cette caractérisation préalable permet déjà de préciser plusieurs traits structurels du concept husserlien de “phénomène”. (a) D’une part, tout comme Heidegger, Husserl considère la signification du mot “phénomène” comme équivoque. Il distingue ainsi un concept proprement phénoménologique de phénomène d’un concept non-phénoménologique, qu’il qualifie à tour de rôle de “psychologique” ou, plus généralement, de “factuel”. Cependant, contrairement à Heidegger, Husserl ne distingue pas deux concepts de phénomène, et donc de phénoménologie, à travers l’axe du formel et du matériel. En d’autres termes, du point de vue husserlien, il n’y a pas et il ne saurait y avoir de concept formel de phénomène à déformaliser d’une manière vulgaire-dérivée ou originaire-phénoménologique. Ainsi, alors que le rapport entre les concepts phénoménologiques et non phénoménologiques de phénomène relève pour Heidegger d’une différence de déformalisation (l’étant vs. l’être), pour Husserl, il s’agit plutôt d’une différence d’évidence (la transcendance vs. l’immanence) ou, ce qui revient au même, de transitivité (le phénomène-fait, qui apparaît mais qui, au-delà de l’apparence, pourrait ne pas être ou être autrement qu’il n’apparaît vs. le phénomène-phénomène qui s’épuise dans et se “réduit” à son apparaître) . (b) D’autre part, l’objet désigné par le mot “phénomène”, tel qu’il est employé par Husserl, affiche déjà une certaine équivocité, car la différence entre phénomènes (au sens de la phénoménologie ou non) est plutôt dans la manière dont ceux-ci sont “vus”. En effet, il n’y a pas, stricto sensu, deux objets distincts, le phénomène-fait et le phénomène-phénomène, mais un seul et même objet susceptible d’être saisi thématiquement d’une manière double : soit via l’attitude naturelle, soit par l’attitude phénoménologique ; soit en embrassant la transcendance, soit en la mettant entre parenthèses ; ou, pour le dire en termes encore cartésiens, soit en tant que “douteux”, soit en tant qu’évident. (c) En outre, à cette première équivocité s’en ajoute une seconde, qui indique la véritable portée du domaine de la donnée absolue atteint dans l’attitude phénoménologique : “le mot phénomène — explique Husserl — a [un] double sens en vertu de la corrélation essentielle entre l’apparaître C’est d’ailleurs précisément ce qu’affirme Sartre au début de l’Être et le Néant : après la phénoménologie, “le dualisme de l’être et du paraître ne saurait plus trouver droit de cité en philosophie. L’apparence renvoie à la série totale des apparences et non à un réel caché qui aurait drainé pour lui tout l’être de l’existant. Et l’apparence, de son côté, n’est pas une manifestation de cet être. (…) un ‘paraître’ qui ne s’oppose plus à l’être, mais qui en est la mesure, au contraire. Car l’être d’un existent, c’est précisément ce qu’il paraît. Ainsi parvenons-nous à l’idée de phénomène, telle qu’on peut la rencontrer, par exemple, dans la ‘Phénoménologie’ de Husserl ou de Heidegger, le phénomène ou le relatif-absolu” (Sartre, 1943 : 12). De ce point de vue, Sartre a tout à fait raison d’attribuer — mutatis mutandis — une telle conception du phénomène à Husserl, un peu moins lorsqu’il inclut Heidegger dans la liste (Heidegger qui ne manquera pas, d’ailleurs, de se désolidariser du projet sartrien). Nous reviendrons (cf. infra. II.1.2.) sur le cas de la phénoménologie sartrienne, considérée comme une variante de la matrice husserlienne du phénomène. Phénoménologies « de » la littérature 41 (Erscheinen) et ce qui apparaît (Erscheinendem)”. Ainsi, si l’on en reste à la perspective de critique de la raison théorique mise en avant dans l’Idée de la phénoménologie, Husserl peut en conclure que la phénoménologie de la connaissance est la science des phénomènes de connaissance dans le double sens : des connaissances comme apparitions, figurations, actes de conscience, dans lesquels telles ou telles objectivités se figurent, deviennent objets de conscience (…) et d’un autre côté, de ces objectivités elles-mêmes, en tant que se figurant de la sorte (Husserl, 1973b: 14/116). Le phénomène de la phénoménologie husserlienne est donc un phénomène réduit, absolu, évident, immanent, à la fois apparaître et apparaissant. (d) Enfin, ce qui est également donné de manière absolue dans l’attitude phénoménologique, ce sont les formes essentielles de telles corrélations constitutives (Husserl, 1973b: 51/77), qui garantissent le statut scientifique de la phénoménologie (science eidétique vs. science factuelle) et de sa méthode (intuitive-descriptive vs. formelle ou exacte) (Husserl, 1973b: 47/36 ; 58/83). Ces différents traits du concept de phénomène, intrinsèquement lié à celui de réduction phénoménologique, nous permettent à présent de tirer une série de conclusions générales de toute importance. D’abord, (a) et (b) indiquent que ce qui est absolument donné n’est pas un “phénomène factuel” mais un “phénomène au sens de la phénoménologie”. Ensuite, l’idée de corrélation constitutive (c) implique que le phénomène de la phénoménologie est une unité visée dont le sens est constitué dans et par une multiplicité de vécus de conscience, intentionnels et non-intentionnels (voir Majolino 2012, 155–182). Et c’est précisément ce “champ des phénomènes purs” que la science eidétique autonome appelée “phénoménologie” doit explorer dans ses structures et ses formes essentielles (d). Grâce à cette compréhension assez subtile de la structure et de l’unité du phénomène, Husserl a finalement toutes les cartes en main pour résoudre la fameuse énigme de la transcendance. La phénoménologie constitue en effet, comme nous venons de le voir, la science eidétique des phénomènes au sens de la phénoménologie, c’est-à-dire des corrélations constitutives de conscience (apparitions/ce qui apparaît) accessibles par le biais de la réduction phénoménologique (par-delà l’existence et la non existence). Or, dans la mesure où ces corrélations forment un champ thématique donné de manière absolue, susceptible d’être décrit d’une manière eidétique, c’est par l’étude de ces corrélations que l’on comprend comment on en vient à poser de la transcendance (qu’il s’agisse de celle de l’être, de la valeur ou des buts). C’est donc à partir d’un tel concept de phénomène que la phénoménologie croit désormais pouvoir repenser de fond en comble l’unité de la philosophie dans ses dimensions théorique, pratique et axiologique. Et elle peut le faire en fixant les frontières de leurs domaines et de leurs méthodes respectives, en clarifiant les concepts fondamentaux de toute forme objectivement instituée du savoir, de l’agir et du sentir — non seulement les disciplines théoriques (les sciences) mais aussi celles pratiques (la morale, la politique) et axiologiques (esthétique) — par le recours aux différentes modalités de constitution de l’unité de sens des étants, des buts et des valeurs. Un enjeu que Husserl, avec le langage qui lui est propre, résume par la formule de “fondation phénoménologique des sciences”. Et c’est ce programme général, impliquant un usage bien déterminé du concept de phénomène, que l’on qualifiera de “phénoménologie constitutive”. 42 Claudio Majolino, Aurélien Djian 1.2. Sartre et l’ontologie phénoménologique Tout comme la construction de la matrice structurelle-générative de l’herméneutique phénoménologique, celle de la phénoménologie constitutive ne se justifie que par sa capacité à fonctionner comme une “famille”, i.e. à englober un certain nombre de projets phénoménologiques en dépit de leur diversité, Husserl — comme Heidegger vis-à-vis de l’herméneutique phénoménologique — n’en constituant que le premier membre. De ce point de vue, le cas de L’Être et le Néant de Sartre est particulièrement intéressant. Ce dernier propose en effet, dans son essai d’ontologie phénoménologique, une conception du “phénomène” en phase avec celle de la phénoménologie constitutive, qui le conduit au même programme général de fondation phénoménologique des sciences que s’était fixé Husserl. D’abord, la conception du “phénomène” de L’Être et le Néant permet le dépassement de tous les dualismes traditionnels (intérieur/extérieur, acte/puissance, apparence/essence), y compris celui de l’être et du paraître, vers une distinction plus radicale entre le fini et l’infini (Sartre, 1943: p. 11-13). Ainsi, après la phénoménologie, le dualisme de l’être et du paraître ne saurait plus trouver droit de cité en philosophie. L’apparence renvoie à la série totale des apparences et non à un réel caché qui aurait drainé pour lui tout l’être de l’existant. Et l’apparence, de son côté, n’est pas une manifestation de cet être. (…) un ‘paraître' qui ne s’oppose plus à l’être, mais qui en est la mesure, au contraire. Car l’être d’un existent, c’est précisément ce qu’il paraît. Ainsi parvenons-nous à l’idée de phénomène, telle qu’on peut la rencontrer, par exemple, dans la ‘Phénoménologie’ de Husserl ou de Heidegger, le phénomène ou le relatif-absolu (Sartre, 1943 : p. 12). Dès lors, l’existant, considéré en tant que phénomène, n’est rien d’autre que la série infinie de ses apparitions finies — la table comme phénomène n’est que la série totale de toutes ses apparitions perceptives possibles. Cela dit, c’est une chose de s’intéresser à l’existant, qui est (i.e. à la table), c’en est une autre de s’interroger sur son être ou son existence (sur le fait que la table est). Certes, comme le souligne Sartre, “le phénomène est ce qui se manifeste et l’être se manifeste à tous en quelque façon, puisque nous pouvons en parler et que nous en avons une certaine compréhension. Ainsi doit-il y avoir un phénomène d’être, une apparition d’être, descriptible comme telle” (Sartre, 1943: p. 14). Mais la thématisation de l’être comme tel suppose un changement d’“attitude”, ou, comme l’appelle parfois Sartre, de “conduite”, à l'égard de l’existant, par lequel ce dernier devient un centre d’intérêt. Or, si l’être n'est pas une qualité parmi d'autres de l’existant, qu’il est “la condition de tout dévoilement” (Sartre, 1943: p. 15), et qu’il est d’emblée manifesté comme phénomène d’être dans le rapport que nous avons avec les existants (la table est, même si ce n'est pas son existence qui m’intéresse, mais ses qualités sensibles, pratiques, esthétiques, etc.), toute conduite à son égard suppose de s’interroger sur l’être du phénomène — l’être comme condition du dévoilement, et non comme dévoilé. Et cet être du phénomène, ou être trans-phénoménal, n’est rien d’autre que la conscience, ou “pour-soi”. Ainsi, le phénomène constitue, en tant que “relatif-absolu”, le fil directeur méthodique à partir duquel interroger les manières (ou conduites) dont le pour-soi en vient à dévoiler l’existant et son être. Phénoménologies « de » la littérature 43 De cette analyse, on peut tirer la conclusion suivante : si l’enjeu de L’Être et le Néant est ontologique, puisqu’il y est question de l’être du phénomène, l’angle sous lequel elle est traitée est phénoménologique au sens de la phénoménologie constitutive : (a) la distinction entre le concept d’“en-soi” et celui de “phénomène” recouvre celle entre le “phénomène-fait” et le “phénomène-phénomène”, et repose également sur une différence d’évidence ou de transitivité : l’en-soi est “transcendant”, il pourrait être différemment de ce qu'il apparaît (être douteux), tandis que le phénomène est “immanent”, l’être de l'existant n’étant rien d’autre que son apparence (apparence non-douteuse), conformément au nouveau modèle du “fini-infini” — l’existant comme phénomène est la série totale de ses apparitions possibles. (b) L’en-soi et le phénomène comme relatif-absolu ne sont pas deux objets distincts, mais le même objet vu différemment, i.e. dans deux attitudes ou conduites différentes : l’attitude non- phénoménologique, et l’attitude phénoménologique. (c) Le phénomène est corrélatif, i.e. impensable sans la condition de son dévoilement, le pour-soi ou la conscience. Le domaine phénoménologique est donc unifié par les corrélations constitutives de la conscience ou du “pour-soi” — corrélations que ce domaine couvre. (d) Ce qui intéresse la phénoménologie sartrienne, ce sont plus précisément les formes essentielles, ou conduites, par lesquelles le pour-soi manifeste l’existant dans son être et son être-tel. De ce point de vue, à travers la question ontologique, c’est bien un programme de fondement phénoménologique des sciences (au sens large spécifié plus haut) que Sartre se fixe, comme l’attestent en particulier le chapitre sur la psychologie existentiale, et la conclusion sur les développements attendus de la phénoménologie en direction du thème moral. Ainsi, L’Être et le Néant propose un projet phénoménologique qui rejoint la conception du “phénomène” et le programme général de fondation des sciences de la phénoménologie constitutive. 1.3. La phénoménologique constitutive de Husserl face à l’herméneutique phénoménologique de Ricœur Maintenant que nous avons fourni une détermination générale de la matrice des “phénoménologies constitutives”, et que nous avons montré, sur le cas de Husserl et Sartre, sa capacité à englober certaines entreprises phénoménologiques dans l’unité d’une “famille”, il devrait être possible de cerner le caractère alternatif de l’entreprise phénoménologique husserlienne vis-à-vis de celle ricœurienne. Une prise de position explicite à ce sujet s’avère d’autant plus nécessaire que, d’une part, Ricœur lui- même tend à atténuer la différence qui sépare les deux phénoménologies, en attribuant aux phénomènes de Husserl un certain nombre de traits “herméneutiques” qui relèvent plutôt de sa propre conception du phénomène par excellence déformalisé en termes de “sens” (caché à dévoiler) (Ricœur, 1975a: 61-81 et supra) ; et que, d’autre part, il est tout à fait indéniable que Husserl se sert d’un lexique que l’on retrouve également dans l’herméneutique de Ricœur (l’Auslegung, le sens, le fondement et l’origine, etc.). Les cinq thèses suivantes devraient cependant nous permettre d’insister davantage sur le caractère alternatif des deux projets. (Thèse 1) Tout comme Ricœur, Husserl considère l’idée de phénoménologie et celle de synthèse comme intimement liées : il y a phénoménologie dès lors qu’il y a synthèse, et inversement. Mais sous la plume de Husserl la conscience, temporelle et intentionnelle, devient le nom de cette instance synthétique d’unification du multiple. Ce que la réduction phénoménologique révèle, en effet, ce n’est pas une entité fondamentale mais cachée (le monde comme sens pathique, comme sens pratique, 44 Claudio Majolino, Aurélien Djian comme sens temporel), distincte d’une autre entité, dérivée mais visible (le monde comme totalité des étants observables), mais une corrélation structurelle entre l’unité visée comme sens et la multiplicité synthétique éprouvée comme vécus de conscience. De ce point de vue, l’idée de corrélation constitutive du phénomène s’avère tout à fait cruciale, et cela pour une double raison. D’une part, puisqu’il s’agit d’une corrélation constitutive, elle met nécessairement en relation des termes dont “l’un ne va pas sans l’autre, et vice versa”. Or, puisque la conscience est précisément l’un des deux termes corrélatifs de la structure du phénomène, Husserl peut affirmer sans difficulté que là où il y a conscience, il y a eo ipso phénomène au sens de la phénoménologie, et donc il y a du “sens”. Mais il en va tout à fait autrement chez Ricœur, car, d’un point de vue herméneutique, il ne suffit pas qu’il y ait des hommes pour qu’il y ait des phénomènes, et donc du “sens”. Encore faut-il que ce sens soit désocculté ou phénoménalisé, ce qui, dans le cas qui est le nôtre, n’advient pas sous l’action de la conscience mais à travers une imagination productrice désubjectivisée (conçu comme modèle du logos par excellence). Une phénoménalisation qui prend une forme inventive ou créatrice. D’autre part, en tant que corrélation constitutive, celle-ci n’est pas à comprendre comme le rapport de la conscience à quelque chose de transcendant comme tel, mais, nous l’avons vu, à l’unité de quelque chose d’apparaissant tel qu’il apparaît à la conscience par des modes de synthèse propres et spécifiques. Par conséquent, le “sens” ricœurien est une entité (bien qu’il ne soit pas un étant), précisément dans la mesure où il n’est pas constitué, mais inventé/crée. De ce point de vue, qu’il s’agisse d’une entité d’un genre spécial, structurellement cachée, ne change rien à l’affaire. (Thèse 2) Ce qu’on appelle constitution, c’est donc ce rapport synthétique au sein de la corrélation entre une multiplicité de conscience effectivement vécue et l’unité d’un sens intentionnellement visé. Et ce rapport, puisqu’il s’agit justement d’un rapport de constitution, est irréductible autant au rapport de “compréhension” qu’à celui d’“interprétation” propres à l’herméneutique phénoménologique. Deux conceptions de la synthèse s’affrontent donc ici : d’un côté, la synthèse de l’hétérogène (Ricœur), pour autant qu’elle n’implique ni corrélation, ni constitution, mais crée/invente, c’est-à-dire interprète une entité sui generis, en l’occurrence le “sens” ; de l’autre, la synthèse corrélative/constitutive et intentionnelle (Husserl), en tant qu’unité de sens d’une multiplicité de conscience. (Thèse 3) Si l’objet de la phénoménologie de Husserl, ce sont les corrélations constitutives de conscience, le concept husserlien de “sens” apparaît alors comme étant sans commune mesure avec celui de Ricœur. Il ne s’agit pas d’une entité, crée ou inventée, distincte d’autres entités comme l’étant ou l’être ; il n’est pas structurellement masqué par nos intérêts quotidiens, précisément parce que, une fois la réduction opérée, la conscience comme conscience intentionnelle est donnée avec l’apparaissant, son sens. Autrement dit, c’est purement et simplement le corrélat constitutif de la conscience. (Thèse 4) Extrait du modèle du phénomène par excellence pour être transplanté dans celui du phénomène constitutif, le phénomène cesse d’être l’enjeu ultime d’une révélation par désoccultation, pour devenir le champ d’une expérience d’un nouveau genre, l’expérience phénoménologique accomplie dans l’épochè, champ qu’il s’agit pour le phénoménologue de parcourir et de décrire eidétiquement. Plus précisément : contrairement à Ricœur, il ne s’agit pas du terminus de l’entreprise phénoménologique ; mais il ne s’agit pas non plus du point de départ au sens cartésien d’une “prémisse apodictiquement certaine pour des raisonnements devant nous mener à une subjectivité transcendantale” (Husserl, 1973a: 23/57). En tant que champ, et même en tant que champ infini d’expérience, il faut d’abord le “dégager” (Husserl, 1973a: 26/62) par le biais de la réduction, s’y “abandonner” (Husserl, 1973a: 25/60), le “parcourir” (Husserl, 1973a: 26/61). Et, pour autant que Phénoménologies « de » la littérature 45 l’ego peut dans cette expérience “s’expliquer lui-même indéfiniment et systématiquement”, “de ce fait, ce moi constitue un champ d’investigation possible, particulière et propre” (Husserl, 1973a: 26/62). (Thèse 5) Enfin, en décrivant le champ des corrélations de conscience, le phénoménologue a certes en vue quelque chose comme un fondement et une origine. Husserl utilise d’ailleurs explicitement ce lexique ce que vise la recherche, ce sont les “sources de la connaissance” (Erkenntnisquellen), ce sont les origines (Ursprünge) qui sont à saisir par la vision générique, ce sont les données absolues génériques qui représentent les mesures de base générales sur lesquelles doit être mesuré tout sens, et par suite aussi tout droit, de la pensée confuse, et par lesquelles doivent être résolues toutes les énigmes qu’elle pose dans son rapport à l’objet (Husserl, 1973b: 55-6/80). Il est clair cependant que la fondation ou la justification des origines dont il est ici question ne se rapporte pas à une entité particulière. Autrement dit, ce n’est pas du sens, en tant que fondement ou origine de l’étant ou de l’être comme tel, qu’il s’agit, mais de la fondation des sciences — et, comme nous l’avons indiqué plus haut, d’une manière plus générale, des formes instituées du savoir, de l’agir et du sentir. Le lexique de la fondation et de l’origine est donc articulé chez Husserl à la thèse selon laquelle la réponse apportée à tout question scientifique posée dans l’attitude naturelle sur tel ou tel étant (“qu’est-ce c’est ?”, “quelles sont les propriétés de tel ou tel ?”, “pourquoi est-ce comme cela plutôt qu’autrement ?”, etc.) ne peut être ultimement justifiée qu’une fois que l’on aura répondu à cette autre question : comment en vient-on à reconnaître tel ou tel étant comme étant tel ou comme étant tout court ? Comment se constituent-ils le sens d’être et d’être-tel de tel ou tel étant, qu’il s’agisse d’une chose ou d’un groupe social, d’une propriété ou d’un tout, d’une essence ou d’un individu, etc ? Autrement dit, ce sont les sources de la connaissance dans tous les domaines (savoir théorique, action pratique, sentir axiologique) qu’il s’agit ici de clarifier, non l’origine de l’étant ou de l’être — quel que soit le sens qu’une telle entreprise pourrait avoir. La conjonction de ces cinq thèses — portant sur la conscience, la synthèse, le sens, le champ et le fondement/origine — devrait suffire à indiquer, d’une manière certes encore lacunaire, le caractère alternatif de la phénoménologie husserlienne, fondée sur une autre matrice structurelle-générative du concept de phénomène que celle générée par les nombreuses re-formalisations et dé-formalisations du concept de phénomène par excellence. Or, l’introduction de ce nouveau modèle du phénomène bouleverse complètement le paysage conceptuel de l’imagination fixé par Ricœur. 2. Le fictum et la phantasia 2.1. Les bouleversements husserliens de l’imagination Le premier bouleversement est une conséquence directe de la Thèse 1. Par rapport à Ricœur, Husserl opère en effet une réduction drastique du champ d’application de l’imagination. Car si la conscience est le nom de l’instance de synthèse du phénomène, l’imagination cesse de jouer le rôle universel qui lui est attribué par Ricœur, pour devenir un mode parmi d’autres qu’a la conscience de faire d’une multiplicité une unité. Autrement dit, si tout phénomène consiste en une synthèse de l’hétérogène (pour parler comme Ricœur), et que tout phénomène imaginaire est un cas particulier de synthèse de 46 Claudio Majolino, Aurélien Djian l’hétérogène, toute synthèse de l’hétérogène n’est pas pour autant imaginaire. Ce qui ne signifie pas, cependant, que l’imagination husserlienne ne soit pas appelée à jouer un rôle crucial dans l’entreprise phénoménologique. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler la fameuse thèse des Ideen I que “la ‘fiction’ constitue l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences eidétiques ; la fiction est la source où s’alimente la connaissance des ‘vérités éternelles’”. Mais quelle que soit l’importance de ce rôle, l’imagination husserlienne reste malgré tout une structure de la corrélation bien délimitée, distincte par exemple de la perception, du souvenir, du jugement, etc. — et cela bien qu’elle puisse s’y articuler de multiples manières. En somme, dans un régime de phénoménologie constitutive, “imagination” n’est plus le nom de la synthèse comme telle, mais d’un mode particulier de la synthèse de conscience — ce que Husserl appelle : “phantasia”. Le deuxième bouleversement suit immédiatement le premier. Puisque l’imagination cesse d’être le nom de la synthèse de l’hétérogène comme telle pour devenir un mode de la synthèse parmi d’autres (extrêmement important, mais toujours particulier) ; et puisque le “sens” n’est plus une entité, structurellement cachée, fondement d’autres entités, mais le corrélat intentionnel d’une multiplicité synthétique de conscience, en tant qu’origine du sens d’être et d’être-tel — alors, la tâche d’une phénoménologie de l’imagination change drastiquement. En effet, il ne s’agit plus désormais de clarifier la contribution de l’imagination à la révélation de l’origine cachée de l’étant ou de l’être, mais de décrire les structures et les formes eidétiques de la corrélation de phantasia, pour autant que celle- ci constitue l’origine d’où est tiré le sens d’être et d’être-tel de ce type bien particulier de corrélats visés que l’on appelle fictions. Une telle entreprise a finalement comme but de “fonder” ces disciplines scientifiques et ces pratiques instituées du savoir, de l’agir et du sentir, qui s’occupent du domaine général et des espèces de fiction : parmi elles, on trouve la critique littéraire, l’écriture créative, et, d’une manière générale, ce que l’on pourrait appeler une science de la littérature fictionnelle. Ce qui nous amène au troisième bouleversement : désindexée du concept de différence entre l’originaire et le dérivé, la notion d’imagination résiste ainsi à la nécessité d’un premier dédoublement fondé sur le type de fonction assumé par l’imagination (production-synthèse vs. reproduction- association) pour constituer la phantasia en concept générique, lui-même conçu comme une espèce de genres plus amples (vécu, vécu intentionnel, vécu objectivant, vécu intuitif), et susceptible à son tour de spécifications variées, auxquelles correspondent des types de corrélation eidétiquement distincts. Ce qui fixe toute la suite de notre propos : avant d’aborder le cas particulier de la phantasia littéraire, il nous faut d’abord déterminer précisément en quoi consiste la corrélation générale de phantasia. 2.2. La phantasia comme conscience donatrice d’une exception mondaine De ce point de vue, le texte n°18 du volume Husserliana XXIII est tout à fait décisif. Husserl commence par y indiquer que la phantasia doit être conçue comme une espèce du genre “conscience donatrice”, quitte à rattacher, d’une manière un peu inattendue, la “conscience donatrice” aux vécus intentionnels se rapportant à un individu (Individuum) : Si nous rapportons maintenant l’objet à la conscience, alors la conscience peut être, en ce qui concerne individu, une conscience donatrice (Beziehen wir nun den Gegenstand auf das Bewusstsein, so kann das Bewusstsein hinsichtlich eines Individuums gebendes Bewusstsein sein) (Husserl, 1980 : 499). Phénoménologies « de » la littérature 47 Puisque la notion d’Individuum joue ici un rôle central dans la détermination de la conscience donatrice (et par conséquent de la phantasia), il est utile de s’y arrêter rapidement. Ce qui caractérise une telle conscience, explique Husserl, c’est la possession d’un contenu concret ou d’une essence individuelle. Comme tel, ce contenu constitue la singularisation d’une essence, et, si l’on se limite à lui, chaque individu singularisant cette essence se comporte par rapport aux autres comme la répétition des mêmes propriétés correspondant à l’essence en question. De ce point de vue, deux choses physiques éloignées dans le temps et l’espace, ou une chose physique réelle et une chose physique imaginée, peuvent être identiques du point de vue du contenu (par exemple répéter le même eidos rouge, les mêmes qualités tactiles, la même forme spatiale, etc.). Cependant, un tel contenu ou une telle essence est individuel dans la mesure où il se distingue de tout autre que nous appelons sa répétition : l’individu est une essence individuelle dans une différence individuelle (le tode ti) qui est différente pour chaque individu et qui est une détermination qui n’est donc pas répétable, pas susceptible de spécification (es unterscheidet sich von jedem anderen, das wir seine Wiederholung nennen: Das Individuum ist individuelles Wesen in einer individuellen Differenz (dem Tode ti), die fü r jedes Individuum eine andere ist und eine Bestimmung, die also nicht wiederholbar, nicht spezifizierbar ist) (Husserl, 1980: p. 499). Cette différence individuelle (ou tode ti), précise Husserl, constitue, en un sens, la “forme” de l’individu et se trouve assurée, en premier lieu, par la situation temporelle et, en second lieu, en ce qui concerne les objets étendus, par la situation spatiale. De ce point de vue, donc, toute conscience donatrice est une conscience d’individu en ce sens tout à fait particulier. À ce premier élément, il faut cependant ajouter que, en tant que conscience d’individu, tout vécu donateur est également intuitif : il y a l’individu, c’est-à-dire qu’il y a le contenu sous la forme de l’individualité. Il y a le contenu, et celui-ci n’est pas seulement conçu d’une manière générale, mais il est donné ; à cet égard, l’on dit quelque chose d’équivalent lorsqu’on parle d’“intuitivité” de la conscience (Husserl, 1980 : p. 500). Il en découle ainsi que des concepts tels que “conscience donatrice”, “conscience d’individus”, “conscience d’objets dotés d’un contenu et d’une forme temporelle (et éventuellement spatiale)” et “conscience intuitive” ont la même extension. Par conséquent, quelle que soit l’étroitesse de rapports qu’elle peut entretenir avec les actes d’abstraction idéante ou les actes catégoriaux — ce qu’exprime bien par exemple l’idée d’intuition des essences ou d’intuition catégoriale —, la conscience donatrice s’en distingue toujours d’une manière radicale. Or, si la phantasia est une conscience donatrice, sa différence spécifique par rapport aux autres formes de conscience d’individus (telle, par exemple, la perception) ne saurait évidemment résider dans son caractère plus ou moins intuitif, ni dans le fait que ses objets seraient dépourvus de contenus ayant une forme temporelle. Le seul critère de différence pertinent relève donc du caractère thétique de l’intuitivité qui lui est propre : Toute conscience donatrice d’individualité est intuitive, mais toute conscience intuitive d’individualité n’est pas donatrice d’individualité effective, elle peut être donatrice et quasi- donatrice (Jedes Individuelles gebende Bewusstsein ist anschaulich, aber nicht jedes anschauliche 48 Claudio Majolino, Aurélien Djian Bewusstsein von Individuellem ist Individuelles in Wirklichkeit gebend, es kann gebend und quasi gebend sein) (Husserl, 1980 : 500). Or, ce que Husserl appelle ici le caractère “quasi” propre de la phantasia n’est autre que le nom d’une structure d’unité-multiplicité très particulière, qui affecte également son corrélat, le quasi-individu. Plusieurs éléments doivent être soulignés ici. (1) CONSCIENCE DONATRICE. D’abord, Husserl appelle “conscience donatrice” au sens strict uniquement la conscience d’individus posés comme réels. De ce point de vue, non seulement la perception, mais le souvenir et l’attente sont des exemples de conscience donatrice à part entière. Mais alors que la perception, issue d’une série d’impressions primaires, ré-tensions et pro-tensions, est une conscience donatrice originaire, car donatrice d’individus sur le mode du présent (élargi), le souvenir et l’attente sont plutôt des consciences donatrices reproductrices, car les individus qu’elles intuitionnent sont donnés sur le mode du présent modifié (présent-passé, présent-futur). La phantasia, en revanche, pose certes l’individu auquel elle se rapporte sur tel ou tel mode temporel, mais jamais comme réel. Cela ne signifie pas qu’elle le pose en tant que non-réel, ni qu’elle cesse de le poser, ou qu’elle le pose en tant que possible, mais qu’elle le pose comme quasi-réel. C’est là un point crucial pour déterminer la portée du concept husserlien de phantasia : celle-ci n’est ni la négation (qui reste une modalité positionnelle parmi d’autres, voir Husserl, 1977: §106), ni la conscience de possibilité (comme conscience d’un exemple d’essence respectant les conditions formelles ou matérielles pour exister dans un monde), ni ne revient à la modification générale de neutralité (§109sq), qui s’applique autant aux individus qu’aux essences (je peux ne pas participer à la position d’existence d’un calcul arithmétique, et cela constitue sans doute un élément important de l’activité de l’arithméticien), et n’implique pas par conséquent l’élément structurel de la position quasi-réelle d’un quasi-individu, à savoir le temps. (2) QUASI-POSITION ET CONFLIT. Cette dernière remarque nous amène à la nature de cette quasi- position. Elle est “quasi” dans la mesure où l’individu qui est posé dans la phantasia, pour autant que cette dernière est une conscience donatrice, est posé dans le temps et l’espace, mais dans un temps et un espace qui n’ont aucun rapport avec ceux du monde réel dont nous faisons l’expérience. Il n’y a donc pas d’ajout d’expériences qui les mettraient en relation avec une réalité effective (c’est-à-dire avec un temps ou un lieu donné) (Husserl, 1980: 504). Or, Husserl explicite positivement cette absence de relation par le recours au concept de “conflit” (Widerstreit). L’individu posé dans la phantasia se manifeste en effet comme étant sans rapport spatio-temporel ou causal vis-à-vis de tout autre individu perçu ou conçu comme faisant partie du monde réel-effectif. S’il présuppose et renvoie à un tel monde, avec l’expérience perceptive ou les croyances empiriques qui l’accompagnent, c’est précisément dans la mesure où il n’en fait pas partie. Autrement dit, il apparaît comme une véritable exception au monde au sein même du monde : l’objet de phantasia apparaît intuitivement ici et maintenant sans s’intégrer à l’apparaître intuitif des autres objets empiriques ou perceptifs apparaissant ici et maintenant, chacun ayant son propre réseau causal ou motivationnel. Et c’est justement dans ce conflit entre l’apparaître temporel et l’être dans le temps du monde réel-effectif des individus perçus ou perceptibles — expérimentés comme existants ici et maintenant, mais aussi connus comme existants ailleurs et maintenant, ou ayant existé ici mais autrefois, ou, encore, ayant existé ailleurs et autrefois — que l’individu phantasmé est quasi-donné. Husserl appelle alors “fictum”, ou “fiction”, tout objet qui se manifeste présentement sans être effectivement présent ou, plus précisément, tout individu qui se manifeste au présent tout en étant en conflit avec ce qui est, a été, ou sera effectivement présent : Phénoménologies « de » la littérature 49 ce qui est en conflit avec la perception n’est pas présent ; l’objet de phantasia est impossible comme unité de coexistence avec le présent, non pas simplement objectivement impossible, mais aussi phénoménologiquement, en tant qu’il ‘est caractérisé comme irréconciliable avec lui. L’apparaissant en phantasia est donc non présent. Exprimé avec précision : l’objet primaire de la phantasia est un fictum (Husserl, 1980: 67-8). Or, si la fiction implique un conflit avec le monde réel, tout conflit n’est pas pour autant d’ordre fictionnel. Autrement dit, il ne suffit pas d’être en conflit avec l’expérience perceptible pour être un objet fictionnel. Après tout, précise Husserl, une illusion est, certes, en conflit avec l’unité de l’expérience perceptible, mais il ne s’agit pas pour autant d’une fiction, c’est-à-dire du corrélat d’un acte de phantasia. Le conflit engendré par l’illusion est en effet un conflit interne à l’unité de l’expérience perceptive du monde, et, en tant que tel, réconciliable avec celle-ci. L’illusion est, en un sens, une perception qui tourne mal, c’est-à-dire une perception (“le bâton vu dans l’eau est brisé”) qui brise l’unité de l’expérience réelle (“le bâton vu dans l’eau n’est pas brisé”) mais qui peut être résolue par une modification dans la détermination de l’objet, sur le mode du “ce n’est pas comme ceci, mais comme cela” (“le bâton vu dans l’eau n’est pas brisé mais droit, et cela bien que celui-ci continue à apparaître brisé”). L’illusion est donc un phénomène intrinsèquement perceptif. Il en va de même de l’hallucination : quelle que soit la complexité de ce phénomène, sur laquelle nous ne reviendrons pas ici, l’expérience de l’objet halluciné est, selon Husserl, également une perception qui tourne mal (“l’oasis vu dans le désert est”) qui aboutit finalement à une modification dans la position thétique de l’objet, c’est-à-dire la négation de son existence, qui résout le conflit initial (“l’oasis vu dans le désert n’est pas, et cela bien qu’on continue à la voir”). Or, il en va tout à fait autrement de la phantasia, dont le conflit ne saurait être résolu dans l’unité de l’expérience perceptive, puisqu’il s’agit justement d’une apparition qui n’a pas à être et n’a pas vocation à s’insérer dans le temps effectif du monde. Dans ce dernier cas, il y a certes un conflit avec l’unité de l’expérience perceptive, mais cette fois-ci le conflit relève d’une incompatibilité temporelle. Or, c’est précisément sur la base du mode d’apparaître (individuel) et du type de conflit avec l’unité de l’expérience (irrésoluble, car d’ordre temporel) qu’est fondé le caractère du “quasi” qui caractérise le concept technique de phantasia. La fiction est donc ce qui apparaît intuitivement dans un conflit jamais résolu avec l’expérience (présente ou présentable) du monde. Et puisque le conflit avec l’unité de l’expérience (perceptive ou positionnelle) est irréconciliable, l’apparaître d’un fictum est corrélé à une croyance qui n’est pas modalisée mais, dit Husserl, neutralisée ou irréalisée. Vis-à- vis d’une fiction, il n’y a pas d’erreur (“je croyais que c’était ainsi, mais maintenant je sais que c’est cela”) ni de correction épistémique (“ce n’est pas comme ceci, mais comme cela”) ou d’hallucination (“je croyais que cela était, mais en réalité il n’en est rien”). Avec la phantasia, nous sommes, écrit Husserl, par-delà la croyance et la non-croyance, la phantasia pure neutralise, modifie toute croyance, elle ne la modalise pas en une nouvelle croyance d’un être modalisé. Mais ne devrions-nous pas nous exprimer différemment ici ? Elle constitue pourtant des possibilités “idéales”, “pures”. Ce qu’on trouve là, c’est : tant que la croyance est encore là, l’attitude-de-phantasia nous en “délivre” (Husserl, 1980: 559). 50 Claudio Majolino, Aurélien Djian Une telle “délivrance” à l’égard de la croyance, fondée dans l’apparaître conflictuel de la fiction, est justement l’envers de la quasi-position. (3) STRUCTURE SPECIFIQUE D’UNITE DE LA MULTIPLICITE. Le caractère d’irréalité de la fiction se reflète finalement dans la structure très spécifique d’unité-multiplicité de la phantasia. La “délivrance” à l’égard de la croyance est, en effet, eo ipso une “délivrance” à l’égard du mode très spécifique d’unification du multiple propre de la visée perceptive. Husserl y insiste d’ailleurs à plusieurs reprises : c’est pourquoi nous disons qu’un individu fictif n’est rien, rien d‘effectivement réel, qu’il n’est pas un individu. Car un individu à proprement parler est un individu réel et effectif, et il est effectivement réel dans tel ou tel autre mode de la réalité effective (Husserl, 1980: 506). Cela tient au caractère d’arbitraire de la configuration de la phantasia (voir Majolino, 2018: 65), car les relations qui font tenir ensemble les éléments variables de la multiplicité de conscience en une unité de type particulier, c’est-à-dire la fiction, ne sont pas nécessairement déterminées par des contraintes ontologiques ou expériencielles (Husserl, 1980: 258). En effet, alors que, dans la perception, on doit pouvoir s’attendre à ce que les intentions temporelles soient limitées par certaines nécessités a priori, si ces intentions doivent pouvoir dévoiler un seul et même objet réel, il en va autrement de la phantasia. En tant que formation arbitraire, une unité de phantasia possède exactement et uniquement les traits qu’elle manifeste, en possède autant qu’elle en manifeste (pas moins, pas plus) et aussi longtemps qu’elle les manifeste. C’est précisément pourquoi l’individu fantasmé, le fictum apparaissant intuitivement en tant que conflit, n’est pas, à proprement parler, un individu : dans le monde, le monde effectivement réel, rien ne reste ouvert en soi, mais (…) en soi tout est individuellement pleinement déterminé. Le monde au-delà des constellations les plus éloignées que notre expérience a jusqu’à présent atteintes est inconnu, mais il est connaissable empiriquement, il est déterminé en soi, des expériences sont possibles (…) qui nous conduisent dans ce monde objective, ce monde étant en soi (Husserl, 1980: 523). Au contraire de l’individu réel qui peut être perçu, souvenu, attendu, etc., ce semblant d’individu fictif n’est jamais “individuellement pleinement déterminé”. Puisqu’aucun acte d’imagination “n’atteint jamais son terme” (Husserl, 1939: 202/207), l’objet de phantasia apparaît ainsi comme une unité a priori indéterminée, dont il reste toujours des propriétés à inventer, qui peuvent tout à fait entrer en contradiction avec les propriétés qui lui ont été précédemment assignées. En ce sens, l’arbitraire va de pair avec l’indétermination a priori et avec la liberté. L’unité visée par une conscience de phantasia est constituée par une multiplicité vécue qui s’étend d’une manière libre et arbitraire. (4) LIBERTE PAR RAPPORT AUX CONTRAINTES ONTOLOGIQUES DE LA REALITE. Cette liberté, cependant, doit s’entendre en un sens bien particulier. Il ne s’agit pas simplement du fait qu’une conscience imaginative, pour autant qu’elle est capable de produire certaines unités stables de phantasia, c’est-à-dire des fictions, qui ne sont rien dans le monde réel, est libre par rapport à celui-ci, c’est-à-dire qu’elle est capable de le mettre à distance, et éventuellement de le changer. Il s’agit, d’une manière plus fondamentale, d’une liberté par rapport aux nécessités ontologiques a priori qui caractérisent la réalité — toute réalité. Ce qui élargit sensiblement le spectre de l’imagination, bien au- delà du domaine de la fiction proprement dite. Car, libre par rapport aux contraintes a priori qui s’appliquent par exemple à la perception, au souvenir, à l’attente ou à l’intropathie, la phantasia peut Phénoménologies « de » la littérature 51 autant produire des fictions, des semblants d’individus toujours nouveaux et toujours arbitrairement indéterminés, qu’anéantir le monde lui-même et constituer une conscience intuitive d’un chaos de rudiments d’individus précaires et instables, corrélats d’une multiplicité de consciences contradictoires les unes avec les autres, incapables d’arrêter une conscience d’unité . 3. Phantasia(i) littéraire(s) Après avoir montré d’une manière générale comment le concept phénoménologique-constitutif de “phénomène” — conçu à partir de la structure corrélative de l’unité visée (de l’apparaissant) et de la multiplicité vécue (de l’apparition) (II.1) — impacte sur la conception husserlienne de la phantasia — conçue en tant que conscience quasi-donatrice de fictions, où une multiplicité vécue d’apparitions arbitraires et positionnellement désengagées vise l’apparaître d’un individu dont la temporalité contraste avec celle du monde effectif (II.2) — nous pouvons maintenant nous tourner vers le cas particulier des fictions de type littéraire. 3.1. Quelques remarques préliminaires Force est de reconnaître, pour commencer, que, stricto sensu, Husserl ne propose pas d’étude systématique consacrée à la phénoménologique de la littérature. Cela ne signifie pas pour autant que, dans plusieurs de ses textes publiés ou inédits, il n’ait pas donné suffisamment d’indications pour que l’on puisse en reconstruire les idées directrices (Husserl, 1952: 240-241, 243, 298 ; Husserl, 1939: §65; Husserl, 1975: 514-524). Par ailleurs, nous avons déjà eu l’occasion d’identifier au moins deux des aspects les plus caractéristiques d’une telle phénoménologie. En premier lieu, une phénoménologie husserlienne de la littérature doit considérer les fictions littéraires non pas comme des faits, mais, précisément, comme des “phénomènes” — et, plus précisément encore, comme des “phénomènes réduits” caractérisés par cette structure unité- multiplicité que nous avons déjà eu l’occasion de décrire en détail. En outre, puisque, d’une manière générale, la phénoménologie en tant que critique de la raison théorique, pratique et axiologique, a la fonction de “fonder” les diverses formes instituées du savoir, de l’agir et du sentir, en clarifiant leurs concepts ultimes, la tâche d’une phénoménologie de la littérature n’est, au fond, pas différente de celle d’une phénoménologie des mathématiques. C’est donc comme corrélation constitutive que le phénomène littéraire intéresse Husserl et pour autant que cela permet de clarifier les concepts fondamentaux de ce que, faute de mieux, nous pourrions appeler une “science” de la littérature. De ce point de vue, l’œuvre littéraire peut bien avoir des propriétés temporelles spécifiques dignes d’intérêt, comme l’affirme Ricœur ; et le lecteur peut bien être amené à se comprendre soi-même et son monde mieux qu’il ne les comprenait avant d’avoir lu le texte en question. La phénoménologie constitutive de la littérature devra, certes, rendre compte de tout cela. Mais elle ne le fera qu’en tant qu’il s’agit de phénomènes, et que leur description permettra On sait d’ailleurs le rôle philosophique que Husserl fait jouer à l’anéantissement du monde, qui repose sur la liberté de la phantasia, dans la justification de sa fameuse thèse, formulée au §49 des Ideen I, de l’être absolu de la conscience (voir Majolino, 2010). Il n’est pas exclu, cependant, que cette liberté se reflète également, à un degré ou un autre, dans la pratique d’un certain type de littérature (voir les exemples de La Nausée de Sartre et de Quarantine de Greg Egan évoqués dans Majolino, 2010: 631-633). 52 Claudio Majolino, Aurélien Djian d’établir les fondements de ces disciplines théoriques et pratiques qui s’occupent de faits littéraires dans l’attitude naturelle, qu’il s’agisse de la critique littéraire, de l’histoire de la littérature, des pratiques de l’écriture créative, etc. C’est un point d’ailleurs essentiel pour apprécier le caractère alternatif de l’entreprise husserlienne vis-à-vis de celle de Ricœur. En effet, chez ce dernier, la fonction de l’imagination productrice littéraire est suspendue à la tâche de dévoiler le sens temporel caché du monde. Cette conception entraîne la réduction de la lecture au rang de vecteur (au profit de l’imagination incorporée dans le texte lui- même), et le désintérêt, fondé sur l’élévation de l’être-affecté-par-le-passé à une structure universelle de la conscience historique, pour le pôle de l’écrivain ou de l’artiste. La phénoménologie constitutive, en revanche, libère l’imagination de la tâche de devoir révéler ou dévoiler quoi que ce soit, et, reconfigurée en termes de phantasia, la rattache à nouveau aux activités constitutives du lecteur et de l’auteur, qui deviennent dès lors des thèmes légitimes d’analyse phénoménologique. À la conception, pour ainsi dire, “unidimensionnelle” de l’imagination littéraire de Ricœur, en tant que productrice de variations imaginatives, se substitue ainsi une conception “pluridimensionnelle”, à savoir une phénoménologie des corrélations de phantasia co-impliquées dans le phénomène littéraire et constitutives de celui-ci : la phantasia institutrice de l’écrivain et la lecture fictionnelle du lecteur . Ce sont ces deux cas de phantasia, et plus précisément de phantasia reproductrices, que nous aborderons ici, pour autant qu’ils sont constitutifs du phénomène “littérature fictionnelle” . D’un point de vue phénoménologique, l’écrivain et le lecteur ne constituent pas nécessairement deux personnes ; l’écrivain étant également constitutivement son propre lecteur, avançant dans son travail en se lisant et se relisant, écrivain et lecteur sont également deux moments de la multiplicité constitutive de vécus de l’unité d’une fiction. Ce que Husserl a vu avec une grande précision, dans sa description du modeleur en terre glaise qui opère dans l’attitude pratique, vaut aussi pour l’écrivain de fiction : “quiconque fait du modelage en terre glaise doit l’avoir sous la main et la percevoir ; en outre, la figure à réaliser, il en a conscience à la manière d’un idéal auquel il tend (Zielidee) — quoique obscurément —, à la manière pour ainsi dire d’une δύναμις, et il prend conscience de chacune des formes intermédiaires qu’il crée comme d’une réalisation approchée, plus ou moins réussie ou ratée. Ce qui implique manifestement un processus de valorisation continu ; tous les états intermédiaires de l’activité de réalisation sont valorisés à leur manière ; ce que je vise à atteindre comme but doit avoir valeur pour moi. Ainsi, en tant que sujet naïf d’un tel acte pratique, je suis en même temps sujet de toutes sortes d’intentions d’acte ; celles-ci, il est vrai, en tant qu’elles sont des actes partiels se relient pour former l’unité d’un acte global (Gesamtakt)” (Husserl, 1959: 100/142). De la même manière, l’écrivain ne transcrit pas en mots des corrélats de son activité libre et créative d’imagination, selon le modèle romantique ou psychologique de l’auteur-créateur (pas plus que le sculpteur ne transpose dans la matière un objet qu’il aurait imaginé dans son esprit). En bon artisan, c’est en écrivant et en lisant ce qu’il écrit, dans une δύναμις, que l’écrivain de fiction met en forme la phantasia narrative. D’où l’œuvre constante de conception, de correction, de rature, de reconfiguration, de déstructuration et restructuration du plan d’une œuvre littéraire. L’écrivain est donc le premier lecteur de la fiction littéraire. Ce qui signifie également que le rapport du lecteur qua auteur constitue, vis-à-vis de son œuvre, une corrélation eidétiquement distincte par rapport à la corrélation entre le lecteur non-auteur et cette dernière — ce que Sartre a parfaitement analysé dans Qu’est-ce que la littérature ? (voir Djian 2022). On le voit, tout cela, vu d’un point de vue phénoménologique-constitutif, ne décrit pas une série de préliminaires extra-littéraires — ni même extra-phénoménologiques, comme c’est le cas dans l’herméneutique phénoménologique, exclusivement intéressée au dévoilement du “sens” via l’imagination productrice narrative incorporée au texte littéraire —, mais établit l’horizon même de constitution du phénomène littéraire lui-même. Pour des raisons d’espace, nous laisserons de côté d’autres corrélations constitutives du phénomène littéraire : 1) les corrélations intropathiques, celles par lesquels le lecteur et l’auteur sont eux-mêmes constitués intersubjectivement, dans la mesure où il s’agit de corrélations positionnelles, quoiqu’elles jouent évidemment un rôle important dans le fondement de la psychologie et de la sociologie de la littérature ; 2) la corrélation dans laquelle se constitue l’intrigue comme totalité unifiée de significations, qui est également positionnelle, se passe de la différence entre fictionnel et non-fictionnel dans la mesure où elle renvoie à des essences formelles (le texte comme totalité de significations), et qui fonde une discipline comme la narratologie ; 3) les formes plus complexes de corrélation, fondées sur les précédentes, comme par exemple celle dans laquelle la structure formelle de certaines intrigues est appréhendée comme manifestation de l’histoire et de la culture d’un peuple ou d’un groupe — qui relèvent de l’anthropologie littéraire. Phénoménologies « de » la littérature 53 Voici déjà quelques éléments préliminaires très généraux. Comment décrirons-nous à présent les corrélations de phantasia créatrice et de lecture fictionnelle ? 3.2. Phantasia perceptive et phantasia reproductrice La première étape est de distinguer, au sein du genre de la phantasia, entre phantasia perceptive et reproductrice. Leur différence réside essentiellement dans le type de conflit sur la base duquel elles se produisent. D’un côté, souligne Husserl, la phantasia perceptive est “‘provoquée’ par des choses effectivement réelles, produite sur l’arrière-fond de perceptions et éventuellement d’autres expériences de choses effectivement réelles ” (Husserl, 1980: 516/487). C’est le cas, par exemple, de la conscience d’image : un tableau de mon ami Pierre est intégré à mon espace perceptif, accroché sur un mur, à côté d’autres tableaux, d’une porte, etc., et l’image de Pierre (image-objet), i.e. le quasi-Pierre imaginé, est figuré point par point, avec toutes ses quasi-propriétés, par les propriétés réelles (la forme, la couleur, etc.) de la base perceptive qui sert de tremplin. C’est à travers cette image-objet que la conscience d’objet se rapporte à mon ami Pierre réel (image-sujet). Cependant, quoique intégré à mon espace perceptif par le biais de la toile, l’image-objet de Pierre, avec son horizon d’arrière-plan, est en conflit latent avec les horizons d’arrière-plan de la réalité perçue : la commode à laquelle mon ami Pierre imaginé est adossée n’est pas dans la pièce dans laquelle la toile est accrochée, les murs de cette même pièce ne continuent pas ceux de la pièce dans laquelle Pierre imaginé se trouve, etc. Un autre cas est celui de la conscience de figuration théâtrale : “le roi au théâtre est un homme effectivement réel, avec des habits effectivement réels, sauf qu’en réalité bien évidemment l’homme comédien est ceci et cela et non pas roi, le manteau est un des costumes de théâtre et non pas un manteau de couronnement, etc. ” (Husserl, 1980: 509-510). Dans ce cas également, Œdipe sur scène est figuré point par point à travers un fonds de réalités proprement perçues (le comédien, ses gestes, ses déplacements, etc.) qui “offre exactement ce qu'est le ‘proprement perçu’ du fictum” (Husserl, 1980: 518). Et le conflit latent entre réalité et fiction s’actualise en déployant les deux lignes incompatibles d’intention d’horizon. La différence ici, c’est qu’aucune conscience d’image, en termes d’image-objet/image-sujet n’est requise pour constituer les différents éléments fictionnels de la figuration théâtrale (le palais, Œdipe, etc.) : elle peut certes se produire sur la base de la conscience de figuration théâtrale, lorsque je constitue un personnage comme image-objet d’un modèle, i.e. d’une image-sujet (le Rousseau sur scène, le véritable Rousseau) ; mais “absolument aucune conscience-de- figuration par image-copie n’a besoin d’être provoquée” (Husserl, 1980: 515/487). Qu’en est-il à présent de cette phantasia que Husserl appelle reproductrice ? Celle-ci, par rapport à la phantasia perceptive qui se produit sur le fond de réalités perçues, invente sans être fondée sur la perception concomitante d’une réalité servant, pour ainsi dire, de tremplin vers la fiction. À cette classe appartient la phantasia “au sens ordinaire” (Husserl, 1980: 504), par exemple “le centaure que je viens tout juste d’imaginer” (Husserl, 1980: 510). Mais y appartiennent également “les phantasiai reproductrices de l’art narratif”, qui nous intéressent principalement ici. Quelle est donc leur particularité par rapport à la phantasia ordinaire ? 54 Claudio Majolino, Aurélien Djian 3.3. Phantasia de l’art narratif Comme l’indique Husserl, “l’art est le domaine de la phantasia mise en forme” (Husserl, 1980: 514/486). Et cette mise en forme fait apparaître autour de l’œuvre d’art deux pôles corrélatifs : 1) Il y a, d’un côté, l’“artiste”— ce par quoi, on l’a vu, il ne faut évidemment pas entendre une personne, factuellement existante avec ses déterminations empiriques données, mais l’un des deux corrélats de la structure du phénomène. Artistique, pourrait-on dire, est toute conscience qui pratique un art et imagine en faisant. En ce sens, l’artiste ne se limite pas à produire une phantasia au sens ordinaire, mais la réalise dans un espace intersubjectif sous une forme ou sous une autre : sous la forme d’un tableau, d’un roman, d’une sculpture, une installation, une performance etc. De ce point de vue, ce que l’on appelle d’habitude, d’une manière un peu convenue, “création artistique” n’est, au fond, pour Husserl, rien d’autre qu’une phantasia pratique-axiologique : pratique — parce que l’artiste ou l’écrivain produit des conflits imaginaires en faisant (en pétrissant, en écrivant, en dessinant etc.) ; axiologique — car il imagine en évaluant au fur et à mesure ce qu’il fait (en corrigeant, en modifiant, en validant etc.). Cela explique d’ailleurs pourquoi le spectateur potentiel, qui reçoit l’œuvre déjà façonnée, n’est pas extrinsèque par rapport à la constitution de l’œuvre elle-même en tant que phénomène, puisque celle-ci est déjà évaluée au moment même de sa production . 2) Mais cela veut dire ainsi que le pôle subjectif qui constitue l’œuvre est déjà multiple, car il inclut déjà, d’une manière structurelle, la fonction du récepteur. En effet, si l’artiste évalue l’œuvre en train de se faire, en la faisant, celle-ci, en tant que phénomène, est également corrélée à la multiplicité virtuellement infinie du faire évaluatif de ses autres récepteurs possibles. Dans le cas de l’art narratif, il apparaît clairement que l’unité du phénomène littéraire est constituée par une multiplicité vécue d’actes de phantasia mise en forme par une écriture-lecture évaluative. Deux multiplicités vécues dont les sujets correspondants s’appellent « écrivain » et « lecteur » et qui, dans certains cas particuliers (c’est-à-dire lorsque l’auteur est le premier lecteur de son œuvre, celui qui lit et évalue en écrivant, que cette dernière soit achevée ou non) sont la même personne. Les “phantasiai reproductrices de l’art narratif ” dont il était question plus haut se distinguent donc de la phantasia au sens ordinaire par le fait qu’elles couvrent deux types eidétiquement distincts de phantasia reproductrice, et deux corrélations différentes de conscience, noués autour de l’œuvre d’art narrative. D’un point de vue phénoménologique-constitutif, la question est alors double : (1) S’il est vrai que toute phantasia, par son caractère de quasi, se caractérise par un conflit (actuel ou latent) avec la réalité, tel que ses objets ne sauraient s’intégrer dans l’unité de concordance de notre monde, quel type de conflit caractérise les phantasiai reproductrices de l’art narratif ? (2) Quelle est la particularité des deux corrélations qui entrent en jeu dans “le domaine de l’art narratif” et définissent son caractère fictionnel, à savoir la phantasia narrative productrice et la phantasia narrative réceptrice, ou, plus simplement, l’écriture et la lecture fictionnelles ? 3.4. Le conflit littéraire Commençons par ce que ces deux séries de multiplicités vécues ont en commun, ce qui nous permettra de répondre à la première question. Voir ci-dessus la note sur la question de la δύναμις. Phénoménologies « de » la littérature 55 — Premièrement, en tant que phantasiai, elles désignent toutes deux une conscience donatrice quasi-posant ses quasi-individus comme quasi-existant, quasi-individualisés dans un temps et un espace différent de ceux de notre monde réel — c’est en cela que réside le caractère fictif de la phantasia. Leur structure d’unité-multiplicité est donc arbitraire et libre. Arbitraires, ces séries de phantasiai le sont dans la mesure où le quasi-individu imaginé n’est pas d’emblée complètement déterminé, mais l’est autant et aussi loin que cela est fixé par la phantasia de l’écrivain, tandis que le reste est non seulement indéterminé mais indéterminable par l’un et l’autre (tant que l’écrivain ne s’est pas mis à la tâche). Mais libres, elles le sont aussi, dans la mesure où, les quasi-individus qui peuplent l’art narratif formant des unités arbitraires, la constitution de celles-ci est relativement indépendante des contraintes ontologiques qui régissent par exemple la perception d’un individu réel : pour le lecteur comme pour l’écrivain fictionnels, un même personnage ou un même événement peut par exemple posséder des propriétés contradictoires, et malgré tout exister au sein du quasi-monde de la fiction. C’est ainsi, par exemple, que l’entrée de D’Artagnan chez les mousquetaires peut être décrite de façon contradictoire au chapitre XXVIII et XLVII des Trois Mousquetaires (Dumas, 2001: 1021, note 1 de la page 73), et pourtant constituer pour le lecteur et l’auteur fictionnels un même événement doté de propriétés contradictoires, sans que cette contradiction ne soit et ne puisse être tranchée par l’un ou par l’autre (puisque Dumas a clôt l’écriture du roman par une évaluation finale, et que le lecteur n’est pas l’écrivain) — de telle manière que cet événement existe avec ses propriétés contradictoires, actuellement et potentiellement indécidables. Et si le résultat, à savoir un quasi-individu doté de propriétés contradictoires, n’est pas à proprement parler souhaité par Dumas, qui, au contraire, s’efforce tout au long de son œuvre de proposer au lecteur un monde fictionnel concordant, il en va tout autrement de certaines fictions littéraires volontairement déstructurées : le furtif du roman éponyme d’Alain Damasio, par exemple, se caractérise précisément par son inconsistance — du point de vue des règles ontologiques de l’expérience de toute réalité —, c’est-à-dire constitue une identité de traits (successifs) incompatibles, une inconsistance justifiée narrativement par le fait qu’il possède des “capacités mimétiques” et une “prodigieuse faculté de métamorphose en composant son corps avec l’environnement” (Damasio, 2019: 17), qui lui permettent d’acquérir (et de perdre) des propriétés essentielles — raison pour laquelle chaque furtif peut tantôt flotter, tantôt voler, tantôt courir, “comme tous les furtifs” (Damasio, 2019: 14). — Ensuite, en tant que phantasia reproductrice, le type de conflit qui sert de tremplin à l’écriture et à la lecture fictionnelles n’est pas avec un fonds de réalités proprement perçues et figurant le quasi- individu point par point, i.e. que ce conflit ne repose pas sur la perception préalable d’une réalité donnée. Ce qui fait du Paris du Comte de Monte-Christo un Paris fictionnel, pour la phantasia du lecteur comme de l’écrivain fictionnels, c’est qu’il s’y produisent des événements impliquant des personnages dont on sait qu’ils n’ont pas eu lieu, et qui ne s’intègrent pas à l’unité de concordance de notre monde réel (même passé). Ce qui fait de la vie du narrateur Marcel une vie littéraire, c’est que, pour l’auteur comme pour le lecteur, on sait que ce n’est pas celle de l’auteur (voir Genette, 1972: 73- 74 ; Djian 2020). Évidemment, si un tel savoir est nécessairement impliqué dans toute lecture de la part de l’auteur, comme le souligne Sartre à raison (Sartre, 1948: 49), le cas du lecteur non-auteur autorise également d’autres formes de réception, qui reposent sur le fait que ce dernier découvre l’œuvre en la lisant, c’est-à-dire ne l’invente pas. Ainsi, contrairement au lecteur-auteur, un lecteur non-auteur peut se tromper, et recevoir une œuvre fictionnelle comme non-fictionnelle. C’est un point qui est d’ailleurs fondamental du point de vue d’une phénoménologie constitutive de la littérature, dont 56 Claudio Majolino, Aurélien Djian l’ambition est de “fonder” les formes de savoir et de pratiques littéraires, ce qui suppose de décrire comment une conscience en vient à reconnaître une œuvre comme fictionnelle (ou non), à justifier de son statut (fictionnel ou non), et corrélativement rendre compte des opérations spécifiques de fondation des jugements selon qu’ils portent sur des œuvres fictionnelles, ou non. C’est d’ailleurs dans cette description qu’il faut chercher la clarification ultime du fait que, comme l’écrit Genette, l’on peut “recourir à toutes sortes de documents extérieurs”, y compris à L’histoire de France de Michelet, pour étudier les événements qui y sont racontés, tandis que “telle n’est pas la ressource de [celui] qui s’intéresse (…) aux événements racontés par le récit que constitue la Recherche du temps perdu (…) : aucun document extérieur à la Recherche, et spécialement pas une bonne biographie de Marcel Proust, s’il en existait, ne pourrait le renseigner [sur] ces événements” (Genette, 1972: 73) (plus de détail infra.) . — Troisièmement, en tant que phantasia mise en forme narrativement, l’écriture et la lecture fictionnelles ne se limitent pas à être des phantasiai reproductrices au sens ordinaire, mais sont médiatisées par l’écriture qui donne à l’œuvre une objectivité : l’écrivain fait plus qu’imaginer, il écrit (et il lit ce qu’il écrit en l’évaluant au fur et à mesure) ; le lecteur fait plus qu’imaginer, il lit (et il lit ce qui a été écrit et validé jusqu’à un certain point). On peut à présent répondre à la première question que nous nous étions posée : le type de conflit qui sert de tremplin à l’établissement d’une phantasia littéraire n’est évidemment pas perceptif, comme c’est le cas dans la conscience théâtrale ; il s’agit d’un conflit épistémique : ce qui est écrit (du point de vue de l’auteur) et ce qui est lu (du point de vue du lecteur, que ce lecteur soit considérée qua auteur-lecteur ou non) est, non pas perçu, mais su — à tort ou à raison — comme étant incompatible avec l’expérience de notre monde réel, et cela même s’il s’y réfère, en tout ou en partie. Ce qui nous amène maintenant à notre seconde question : en quoi consiste la différence entre écriture et lecture fictionnelles ? 3.5. Écriture et lecture fictionnelles Un telle différence réside tout d’abord dans l’aspect suivant. Comme le souligne Husserl, dans le cas de la lecture, les phantasiai n’y sont pas accomplies par nous librement (seul l’artiste créateur a ici liberté, et il ne l’exerce que dans un assujettissement à l’idéal esthétique), mais elles ont leur objectivité, elles nous sont prescrites, imposées, de façon analogue à celle dont nous sont imposées les choses de la L’erreur n’est évidemment qu’une forme parmi d’autres de réception propre au lecteur non-auteur, reposant sur la connaissance (ou la méconnaissance) du conflit temporel que l’œuvre littéraire entretient avec notre expérience du monde réel — savoir rendu plus incertain par le caractère reproducteur des phantasiai littéraires, qui ne sont pas fondées sur un conflit au sein de la perception externe, comme c’est le cas au théâtre. La lecture d’une même œuvre reconnue comme fictionnelle peut (lorsqu’elle n’est pas celle de l’auteur, et que le lecteur adopte la conduite adéquate) initier, c’est-à-dire être prolongée dans, bien des “applications”, c’est-à-dire des modélisations de notre expérience du monde réel, qui vont au-delà de celles anticipées par l’auteur. Et, là encore, cela s’explique par le fait que chaque lecteur n’invente pas l’œuvre mais la découvre, et qu’il le fait, à la fois à un certain moment de son existence, dans un certain lieu, en fonction de certaines expériences qu’il a faites (ou qu’il fait, ou qu’il fera), etc. L’usage des fictions au-delà des intentions (et des espérances) éventuelles de l’auteur (esthétiques, idéologiques, historico-documentaires etc.) trouve ici sa justification phénoménologique dans une description de la phantasia reproductrice du lecteur non-auteur, des entrelacements d’actes de type différent (objectivant ou non-objectivant) et des attitudes (théoriques, pratiques, axiologiques). Phénoménologies « de » la littérature 57 réalité effective, comme quelque chose que nous devons accepter. Analogue, et cependant bien entendu pas tout à fait de la même manière (Husserl, 1980: 519/489). Deux points méritent ici d’être soulignés : (1) d’abord, si nous avons vu plus haut que toute phantasia était libre, c’est-à-dire indépendante par rapport aux nécessités a priori auxquelles répond le monde réel (et les corrélations dans lesquelles ce dernier se constitue), avec l’écriture fictionnelle, nous avons affaire à une autre forme de liberté. Celle-ci s’oppose cette fois-ci à l’absence de liberté du lecteur : la liberté est en effet inhérente à tout acte de création, puisqu’il s’agit de la liberté d’inventer les personnages, leurs propriétés, les événements, l’intrigue dans laquelle ils prennent place. Autrement dit, ce n’est pas nous, lecteurs, qui décidons quand et comment D’Artagnan rencontre Milady pour la première fois, mais bien Dumas ; en ce sens, la mise en forme du lecteur-auteur Dumas était libre, celle du lecteur-lecteur que nous sommes ne l’est pas. (2) Cependant, cela ne signifie pas que l’artiste en général, l’écrivain fictionnel en particulier, se définisse par le fait de posséder une liberté absolue : aussi libre que soit la phantasia, capable d’imaginer des êtres dotés de capacités les rendant incohérents du point de vue d'une expérience de la réalité — par exemple, le furtif, capable d’acquérir ou de perdre des propriétés essentielles au gré de métamorphoses volontaires ou d’actes de mimétisme avec les objets environnant —, et même d’anéantir jusqu’au monde lui-même dans sa structure de concordance, l’artiste se distingue du rêveur comme du phénoménologue par le fait qu’il “ne l’exerce que dans un assujettissement à l’’idéal esthétique” (Husserl, 1980: 519/489). On retrouve ici la question de l’évaluation, dont nous avons parlé plus haut. C’est là d’ailleurs le fondement d’un critère couramment utilisé dans le jugement critique porté sur une œuvre d’art : la justification des choix faits par l’écrivain dans la création de son œuvre — choix inhérents à la liberté de la phantasia narrative — doit être produite en considération de l’idéal esthétique ou pratico-axiologique projeté par ce dernier — et qui peut tout à fait être reconstitué à partir des autres œuvres, des entretiens, des manifestes écrits par l’auteur en question. Et c’est d’après le degré selon lequel la liberté de l’œuvre est (ou non) en accord avec un tel idéal esthétique que l’on peut juger objectivement de la réussite ou de l’échec d’une œuvre. Dans ce cas, il s’agit évidemment d’un critère objectif, qui est indifférent au plaisir subjectif que l’on peut prendre (ou non) à lire telle ou telle œuvre . De ce point de vue, ce n’est pas parce que l’œuvre est fictionnelle que la connaissance de cette dernière réside exclusivement dans des jugements portant sur l’“univers”, les personnages et l’intrigue fictifs qui y sont phantasmés. L’expression “connaître une œuvre fictionnelle” n’est en effet pas sans équivoque, car l’apparition, avec l’institution d’une phantasia de lecture, d’un narrateur fictionnel — qu’il soit interne à l’intrigue, comme dans Les furtifs, ou non, qu’il soit un personnage principal ou un témoin, qu’il soit omniscient, ou non (voir Genette, 1972: 203sq.) — à côté de l’auteur réel, trace deux lignes d’investigations, correspondant à deux attitudes distinctes, dont la phénoménologie doit rendre compte : d’une part, la “connaissance de l’œuvre” au sens de l’“univers” fictionnel vu à travers les yeux du narrateur fictif — connaissance dont la source est cet “univers” lui-même ; d’autre part, la En ce sens, l’utilisation contemporaine du terme de “poétique” est précisément fondée dans le fait que toute œuvre fictionnelle est le résultat d’un processus d’écriture impliquant l’évaluation d’un idéal esthétique, et la justification des choix de l’écrivain suppose de relever la disparité (ou, au contraire, l’adéquation) entre “le programme opératoire que l’artiste chaque fois se propre ; l’œuvre à faire telle que l'artiste, explicitement ou implicitement, la conçoit”, et le “résultat” (Eco, 1965: 10-12). 58 Claudio Majolino, Aurélien Djian “connaissance de l’œuvre” qua texte imaginé et mis en forme par un auteur réel, dont les motivations réelles, et notamment l’idéal esthétique ayant présidé à la création, restent à éclaircir — dans ce cas, la “connaissance de l’œuvre” prend sa source dans la vie de l’auteur, les témoins de celle-ci, etc. Il suffit alors d’ajouter le pôle du lecteur réel, pour couvrir l’ensemble des objets, distincts quoique corrélés, de ce domaine unitaire qu’on appelle celui de l’“œuvre littéraire”. Ainsi, le fait qu’une critique littéraire jugeant (notamment) de l’adéquation (ou non) du projet poétique de l’auteur avec le résultat (le livre), une psychologie (et une sociologie) de la création artistique comme celle que propose Bachelard dans sa Poétique de la rêverie, une théorie de la réception de l’œuvre par des lecteurs et des publics de lecteur différents, et une théorie de l’“univers” fictionnel — le fait que toutes ces disciplines soient possibles en même temps, et qu’il n’y ait aucun sens, ni à exclure les uns au profit d’un autre (la narratologie au profit de la psychologie, la psychologie au profit de la critique, etc.), ni même à les hiérarchiser, réside dans le fait qu’il s’agit à chaque fois d’explorer des domaines d’objet distincts, manifestés dans des types d’attitude spécifiques, ce qui fonde la légitimité de chacune de ces sciences. Et l’expression de “connaissance de l’œuvre” est sauvée de l’équivocité pure et simple par l’unité que procure à toutes ces sciences la corrélation nécessaire entre la phantasia mise en forme, l’auteur et le lecteur. Maintenant, au contraire de l’écriture fictionnelle, qui ressemble par sa liberté d’invention à la phantasia au sens ordinaire, l’absence de liberté du lecteur rapproche la phantasia du lecteur de la perception, avec laquelle elle n’est pas sans “analogie”. D’un côté, l’analogie réside dans le fait que, dans la lecture, nous n’inventons rien et nous découvrons tout. Comme l’indique Husserl, les phantasiai reproductrices de l’art narratif nous sont aussi imposées. Dans le cas précédent [i.e. la conscience de figuration théâtrale], elles sont imposées par la suite des perceptions qui entrent en jeu en conflit d’expérience constant, et dans le cas présent par la suite des mots prononcés ou écrits (Husserl, 1980: 519/489). Ainsi, comme dans l’expérience perceptive du monde factuel, la quasi-expérience en littérature se détermine au fur et à mesure de la lecture par l’actualisation d’un horizon qui n’est pas inventé, mais dont la déterminabilité est prescrite a priori par la quasi-objectivité du “monde” imaginaire, sur la base de ce que l’écrivain a imaginé et mis en forme : la détermination a posteriori de cet horizon, qui est quasi-motivé par l’unité de la quasi-expérience passée, implique la quasi-découverte du “monde” imaginaire, la quasi-modalisation d’intentions qui ne s’inscrivent pas dans l’unité concordante de la quasi-expérience, etc. En cela, le “monde” fictionnel est objectif, comme le monde factuel : le roman, la pièce de théâtre ont une “existence” intersubjective, conforme à leur fonds d’image et à leur enchaînement d’image déterminés, en ceci que quiconque menant à apparition, dans les circonstances appropriées, les objets d’expérience “qui figurent”, et n’accomplissant pas les conflits dépendants de la subjectivité en cause, suit librement l’intention artistique, etc., mène, et doit mener à quasi expérience la même part de vie feinte, de destin feint, etc. (Husserl, 1980: 520/490). L’analogie avec la perception, aussi pertinente soit-elle, touche cependant sa limite au moment d’aborder la structure de quasi-monde du monde artistique, qui se reflète dans la différence de structure d’horizon des deux corrélations : si le monde réel est complètement déterminé a priori, et à déterminer Phénoménologies « de » la littérature 59 a posteriori en dévoilant les horizons de notre expérience, l’arbitraire du quasi-monde implique que ce dernier n’est déterminé a priori qu’aussi loin que l’a imaginé l’écrivain — le reste étant non seulement indéterminé, mais indéterminable, quoique le lecteur ou l’écrivain puisse toujours l’inventer à leur tour. Ainsi, du quasi-monde livré par l’écrivain, le lecteur fictionnel découvre tout, et, pour tout ce que l’écrivain n’a pas inventé, c’est au lecteur de le faire, et il peut le faire aussi arbitrairement qu’il le souhaite. Là encore, la mise en évidence de cette particularité du quasi-monde et de la structure d’horizon de la corrélation de lecture n’est pas sans importance pour une phénoménologie constitutive, notamment pour ce qui est de la méthode qu’une telle corrélation prescrit à toute exploration théorique de l’“univers” des œuvres littéraires fictionnelles. Car, contrairement au cas de la création littéraire ou des lecteurs réels (ou des publics de lecteur réels) que nous avons abordés plus haut, vis-à-vis desquels on peut en principe faire appel à des éléments de la vie de l’auteur ou du lecteur dans le but, soit de juger de l’accord entre idéal esthétique et choix de l’écrivain, ou d’élucider ses motivations créatives, soit de clarifier les raisons qui ont poussé un lecteur (ou un public) à comprendre et à se positionner, pratiquement ou esthétiquement, de cette manière à l'égard de l’œuvre (plutôt que d'une autre), toute connaissance portant spécifiquement sur l’œuvre littéraire fictionnelle devra chercher dans la phantasia de lecture et dans ses horizons, et en eux uniquement, l’évidence où elle puise sa justification (voir Djian 2020). Conclusion 1. Résultats Quel sens devrions-nous donner, alors, à l’expression de “phénoménologie de la littérature” ? On l’a vu, une telle question n’a pas de réponse simple, et cela pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce qu’il n’y a pas de sens univoque ou d’“essence” de la phénoménologie, car il n’existe aucune manière d’unifier tous ces projets philosophiques contemporains que l’on qualifie de “phénoménologiques” à partir d’un seul et même concept, problème ou méthode. Ensuite, et par voie de conséquence, parce que, on l’a vu, le sens même de l’expression “phénoménologie de la littérature” varie également en fonction de l’idée de phénoménologie mobilisé. Cependant, si la pluralité et la diversité factuelles des phénoménologies exclut d’emblée toute approche essentialiste, une telle exclusion n’implique pas pour autant qu’il y aurait autant de concepts de “phénoménologie” que de projets qui se qualifient de phénoménologiques, et, par conséquent, autant de “phénoménologies de la littérature” que de phénoménologies. C’est à ce moment précis qu’intervient le recours à l’unité du concept de “phénomène” compris en tant que matrice structurelle-générative permettant de refuser l’alternative entre essentialisme et nominalisme et montrer l’émergence de, au moins, deux “familles” de phénoménologies : l’une générée à partir de la matrice du “phénomène par excellence” (entité cachée mais fondatrice, origine qui ne se montre pas de ce qui se montre de prime abord et le plus souvent), l’autre par celle du “phénomène réduit” (structure corrélative de l’apparaissant et de l’apparition, unité visée d’une multiplicité éprouvée). Ayant ainsi identifié deux “familles” de phénoménologies à partir des variations établies sur la base de ces deux concepts matriciels de “phénomène”, il a donc été possible d’aborder le deuxième volet du problème, à savoir la question de la phénoménologie de la littérature. Et puisque tous les 60 Claudio Majolino, Aurélien Djian projets phénoménologiques factuels qui se sont penchés sur la littérature ont abordé le phénomène littéraire à partir du concept d’imagination, il a été nécessaire articuler les trois moments suivants. Il fallait d’abord dégager les deux concepts matriciels (heideggerien ; husserlien) de “phénomène” (phénomène par excellence ; phénomène réduit) à l’origine des deux “familles” de phénoménologies (herméneutique phénoménologique ; phénoménologie constitutive) et illustrer leur mode de fonctionnement à partir de quelques exemples précis (Heidegger et Husserl ; Ricœur et Sartre). Il fallait ensuite examiner le cas exemplaire de deux auteurs (Ricœur ; Husserl), appartenant aux deux “familles” de “phénoménologies” susnommées (herméneutique ; constitutive), qui auraient explicitement développé un phénoménologique concept d’“imagination” (imagination productrice ; phantasia mise en forme) capable de rendre compte du phénomène tout à fait particulier de l’imagination littéraire. Cela nous a finalement permis d’identifier le double sens du génitif figurant dans l’expression “phénoménologie de la littérature”. Qu’est-ce que donc une “phénoménologie de la littérature” ? Chez Ricœur, la phénoménologie herméneutique a pour but de dévoiler le phénomène par excellence du “sens”, et s’articule avec une conception de l’imagination productrice (définie par opposition à l’imagination reproductrice) qui est le moyen universel — ou le logos par excellence — de la manifestation d’un tel “sens” de prime abord et le plus souvent caché. Dès lors, l’imagination incorporée dans toute œuvre de littérature, c’est-à-dire l’imagination productrice narrative littéraire, n’est autre qu’un cas particulier de cette imagination pour ainsi dire “dévoilante” qu’est l’imagination productrice tout court. Et, plus précisément, il s’agit de cette imagination qui dévoile cet aspect particulier du sens (distinct de celui qu’est manifesté, par exemple, par la métaphore ou par l’imagination de l’action) qu’est le temps comme temps humain. De ce point de vue, lorsque l’on parle d’une “phénoménologie de la littérature” chez Ricœur, la préposition “de” à la fonction d’un génitif subjectif : c’est en effet à la littérature qui revient l’appellatif de “phénoménologie”, car c’est l’œuvre littéraire elle-même qui a le pouvoir de dévoiler le sens caché du temps humain. Quant à Husserl, si la tâche de la phénoménologie constitutive est de clarifier d’une manière ultime les concepts fondamentaux de toute forme instituée du savoir, de l’agir et du sentir par le recours aux phénomènes réduits et à la description de leurs structures corrélatives, alors l’imagination — dûment réinterprétée phénoménologiquement en termes de phantasia — apparaît comme une structure de la corrélation gouvernée par des lois tout à fait spécifiques (la quasi-position, arbitraire et libre vis-à-vis des contraintes ontologiques de l’expérience de toute réalité, d’une fiction en conflit avec le temps du monde réel). A partir de là, la phénoménologie constitutive peut poursuivre le travail de description jusqu’aux structures de corrélations particulières caractéristiques de la phantasia littéraire. Parmi celles-ci, Husserl en identifié déjà deux : la phantasia mise en forme par l’activité pratico-axiologique de l’écriture par l’écrivain-lecteur et reconstituée par l’activité pratico-axiologique du lecteur-lecteur. Une telle première ébauche des structures de la phanasia littéraire, bien qu’encore incomplète, contribue déjà à clarifier quelques-uns des concepts fondamentaux engagés dans les pratiques du savoir, de l’agir et du sentir littéraires : la critique littéraire, l’histoire de la littérature, la théorie des “univers” fictionnels, etc. Cette fois-ci, la préposition “de” au sein du syntagme “phénoménologie de la littérature”, n’a pas la fonction d’un génitif subjectif (la littérature comme phénoménologie) mais celle d’un génitif objectif. Car c’est la phénoménologie qui porte sur la littérature, dans toutes les dimensions (théorique, pratique, axiologique) et qui en fait, pour ainsi dire, son thème. Phénoménologies « de » la littérature 61 2. Limites Or, à la lecture de ces résultats croisés on pourrait sans doute objecter — et cela à très juste titre — que notre étude sur la “phénoménologie de la littérature”, menée à partir des concepts matriciels du phénomène par excellence et du phénomène réduit, finit par passer sous silence bien des questions extrêmement importantes liées au sujet traité. Pour commencer, la délimitation même du domaine des “fictions littéraires” à l’intérieur du vaste champ de la “littérature”, aurait pu conduire à la discussion de l’un des problèmes les plus anciens de la théorie littéraire, à savoir celui des “genres” ou “modes littéraires”, et notamment de la distinction entre poésie et prose fictionnelle (voir Genette 1979). En outre, si nous avons certes examiné l’aspect proprement narratif attribué par Ricœur à l’imagination productrice incorporée dans les textes fictionnels, nous n’avons rien dit de spécifique au sujet de l’approche phénoménologique constitutive de la narrativité — et cela alors même que Husserl insiste à plusieurs reprises sur le fait que les phantasiai corrélatives des fictions littéraires constituent des “phantasiai reproductrices de l’art narratif”. Enfin, le lecteur attentif aura remarqué que la dimension proprement linguistique des fictions littéraires a été, purement et simplement, mise de côté. Comment justifier de telles omissions ? La réponse à un telle question est double. D’un côté, étant donné le caractère exploratoire de cette étude, il aurait été tout simplement impossible de traiter de tous les aspects liés aux deux acceptions de la phénoménologie de la littérature pris en examen. Certains de ces aspects ont d’ailleurs déjà fait l’objet d’études détaillées — des études auxquelles nous pourrions déjà renvoyer ; d’autres restent entièrement à explorer. Ainsi, d’une certaine manière, ces omissions pourraient s’expliquer déjà d’une manière contingente. Mais, d’un autre côté, si des questions cruciales telles que la différence entre poésie et prose, le statut phénoménologique-constitutif de la narration ou la spécificité de l’imagination langagière à l’œuvre dans la littérature, restent pour l’instant aux marges de notre étude, c’est précisément en raison de l’angle d’attaque choisi. En effet, s’il est vrai que la conception du “phénomène” et de l’“imagination” propre à chacune de ces deux “familles” de phénoménologies étudiées impacte sur la manière qu’elles ont de penser le rapport entre “phénoménologie” et “littérature” (génitif objectif ou subjectif), elle impacte également sur la façon dont celles-ci appréhendent et articulent entre eux les différents aspects et problèmes plus spécifiquement “littéraires” relatifs aux fictions. Ainsi, par exemple, une phénoménologie herméneutique comme celle de Ricœur, fondée sur l’élévation de l’imagination au rang de logos par excellence du phénomène par excellence (le sens), conduit à une conception univoque de la “littérature” où toute littérature est, par définition, imaginaire (quoiqu’elle ne soit pas nécessairement fictionnelle), la poésie y compris. Ce qui distingue la prose littéraire, dès lors, c’est qu’elle n’est pas seulement imaginaire, mais aussi narrative (au sens de la production d’intrigues) et fictionnelle (par opposition avec les récits historiques). Et tous les aspects et problèmes qui entrent dans le champ “littéraire” au sens strict, c’est- à-dire celui des œuvres d’art littéraires — quoiqu’ils puissent par ailleurs déborder celui-ci, comme c’est le cas de la narration, de la langue, ou du temps —, pour autant qu’ils contribuent au dévoilement du sens humain, relèvent du concept d’imagination. Autrement dit, dans les fictions littéraires, la mise Voir, par exemple, Ricœur 1970, Djian 2020 et Ingarden 1983 pour l’aspect linguistique des fictions littéraires ; Sartre 1948 pour une théorie des attitudes poétique et prosaïque ; Djian 2022 pour un examen de cette dernière ; Iser 1976 et Ingarden 1983 pour la question de l’intrigue. 62 Claudio Majolino, Aurélien Djian en intrigue est imaginaire ; la narration est une imagination linguistique ; le temps est refiguré de manière imaginaire ; la prose fictionnelle est imaginaire, tout comme la poésie, et même l’histoire. Or, il en va tout autrement pour une phénoménologie constitutive, en raison même de la conception du “phénomène” autour duquel elle gravite. A la conception univoque de la “littérature” propre de l’herméneutique phénoménologique s’oppose ainsi une conception équivoque. Il suffit, pour s’en rendre compte, de partir de la différence entre poésie et prose. Celle-ci est abordée, notamment dans Qu’est-ce que la littérature ? de Sartre, à partir de la distinction de deux attitudes (poétique et prosaïque) relevant de deux actes fondamentalement distincts, la perception externe et l’imagination (voir, sur tout cela, Djian 2022). En effet, alors que, pour le poète, les mots sont des choses parmi les choses, “des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l’herbe et les arbres” (Sartre, 1948: 19), et sont par conséquent perçues avec tous les traits qui reviennent aux objets perceptifs (observés et débordants, donnés intuitivement comme présents dans la passivité), pour le prosateur, les mots sont des “vitres” qu’il s’agit de traverser vers des objets imaginaires qu’il ne perçoit pas, mais qu’il invente au fur et à mesure — d’où le fait que “jamais Proust n’a découvert l’homosexualité de Charlus, puisqu’il l’avait décidée avant même d’entreprendre son livre” (Sartre, 1948: 49) . Les objets que le prosateur dévoile à travers le langage sont donc imaginés avec tous les traits qui reviennent aux objets imaginaires (quasi-observés et pauvres, donnés intuitivement comme absents sur le mode de la spontanéité). Cette thèse, on le voit, est rendue possible par la conception sartrienne du “phénomène” : puisqu’il s’agit d’étudier les formes de corrélation de conscience, l’imagination n’apparaît que comme un type de corrélation, gouvernée par un type de lois structurelle. Et, par cela même, elle vient réorganiser autrement le champ “littéraire”. En effet, si le fait de produire des fictions constitue bien un trait essentiel de la prose littéraire, la distinction avec la poésie n’est plus pensée, ni à l’intérieur du concept d’imagination, ni à partir de la propriété de produire des intrigues (ou non). Autrement dit, “fiction” n’est plus la différence spécifique du “récit littéraire” vis-à-vis du “récit historique” ; “narration” n’est plus la différence spécifique de l’histoire et de la prose littéraire vis-à-vis de la poésie ; et “imagination” n’est plus le concept général à partir duquel on peut penser tous ces “objets”, car seule la prose littéraire est imaginaire et fictionnelle, et que rien n’indique (pour l’instant) que la littérature fictionnelle soit nécessairement narrative au sens de la production d’intrigues. À l’univocité de la littérature comme genre (fondée sur le caractère imaginaire) se substitue donc un concept “équivoque” : “littérature” peut vouloir dire autant poésie (où les mots sont des objets perceptifs) que prose littéraire (qui est un objet imaginaire), qui ne sont donc pas coordonnés comme espèces au sein d’un même genre — toute la question, dès lors, étant de savoir si, et comment, elles sont malgré tout connectées, de telle manière à ne pas réduire le sens de “littérature” a une équivocité pure et simple. La question de la différence entre poésie et prose, telle qu’elle est abordée par la phénoménologie constitutive, nous a donc déjà forcé à déborder du champ limité du concept d’“imagination”, vers l’opposition entre perception externe (attitude poétique) et imagination (attitude prosaïque) . Mais une telle transgression est tout autant exigée dès lors que l’on veut traiter des autres aspects que nous avons signalés. L’intrigue, considérée d’un point de vue formel, c’est-à-dire pour autant qu’elle concerne la structure et l’enchaînement de la signification des phrases — ce que Greimas appelle Husserl aurait dit plutôt : “puisqu’il l’avait imaginée par une phantasia mise en forme par l’acte même de l’écrire et d’évaluer la justesse de ce qui est écrit”. La stratégie husserlienne pour rendre la parole poétique analogue à la chose “perceptive” est bien plus complexe que celle de Sartre et nécessiterait l’introduction du concept technique d’attitude. Cf. Majolino 2020. Phénoménologies « de » la littérature 63 “l’organisation syntagmatique de la signification” (Greimas, 1976: 7) — relève de ce que Husserl appelle l’acte de formalisation, par lequel nous dégageons des essences formelles (des types de signification et leurs corrélats objectifs, voir Husserl, 1984: 51-55/100-103). Or, contrairement à la phantasia, la formalisation est un acte positionnel et indifférent au caractère fictionnel ou non- fictionnel de ce qui est raconté. Autrement dit, un même type d’intrigue peut tout à fait se matérialiser dans des histoires fictionnelles et non-fictionnelles — après tout, que À la recherche du temps perdu soit un roman ou une autobiographie, l’intrigue est la même, et son étude ne suppose aucune prise de position à l’égard du statut de l’histoire racontée. Évidemment, une discipline comme la narratologie n’est possible que dans le cadre d’une attitude théorique accomplissant ce type d’acte de formalisation — c’est précisément cela qu’est le Maupassant de Greimas. Il en va de même du statut linguistique de la fiction littéraire, qui relève du caractère mis en forme de la phantasia. Là encore, toute considération linguistique est fondée sur l’examen d’une partie de l’énoncé, c’est-à-dire “l’habillage linguistique, le grammatical”, abstraction faite du “sens de l’énoncé” et de “l’objectivité au sujet de laquelle l’énoncé dit quelque chose” (Husserl, 1984: 36/85). Elle est rendue possible par un acte catégoriel-signitif par quoi une multiplicité de sons (ou de traces d’encre sur le papier) se manifeste comme un mot ou un énoncé ; et repose sur un acte positionnel (c’est du français, c’est de l’allemand, etc.) d’ordre évaluatif-intersubjectif — puisqu’il s’agit d’étudier un produit culturel intersubjectif — isolant la dimension grammaticale de l’énoncé. L’ensemble des considérations d’ordre grammatical, qui jouent un rôle essentiel dans l’analyse d’une œuvre littéraire, sont fondées sur ce type d’acte, qui, là encore, est indifférent à la question de savoir si, oui ou non, le texte est fictionnel, et débordent par conséquent le champ de la phantasia. Si tout cela est juste, les omissions ci-dessus s’expliquent par des raisons qui sont moins contingentes que structurelles. Il apparaît alors que l’angle d’attaque choisi (le triplet “phénomène”, “imagination”, “fiction littéraire”) a précisément l’avantage de permettre d’étudier le moment même où phénoménologique herméneutique et phénoménologie constitutive de la littérature se croisent, pour ainsi dire, autour de la production imaginaire de fictions littéraires — avant que leurs chemins s’éloignent définitivement. Et l’approche de la phénoménologie en termes de “familles”, non seulement n’est pas remis en cause par le fait que ces aspects et problèmes n’ont pas été traités en détail dans cette étude, mais l’explique — car le modèle du “phénomène par excellence” aboutit à une généralisation de l’imagination comme logos par excellence, tandis que celui de l’“unité de la multiplicité de conscience” conduit à un multi-corrélationisme qui exclut de trouver dans l’imagination la réponse à toutes les questions qui se posent autour de l’objet “littéraire”. Ainsi, l’une des conclusions auxquelles aboutit cette étude est justement dans le fait de pouvoir aborder ces questions liées à la littérature (la différence poésie/prose ; la narration et la mise en intrigue ; l’imagination langagière) en les recontextualisant et en les reformulant en fonction de la “famille” de phénoménologie prise en considération — tâche qui ne pourrait qu’être l’objet d’un autre travail. 3. Ouvertures Reste, à présent, à évaluer philosophiquement les résultats que nous avons obtenu. Il est clair, en effet, que le tableau de la phénoménologie “de” la littérature que l’on vient de brosser est autant historique que philosophique. L’hypothèse qu’on ne pouvait s’attaquer à cette question qu’en faisant le détour par une autre, plus intrigante peut-être encore — “qu’est-ce que la phénoménologie ?” —, une question qu’il nous a fallu nous-même reformuler — “quel concept de phénomène pour quelle ‘famille’ de 64 Claudio Majolino, Aurélien Djian phénoménologies?” —, et qui nous a mené à identifier deux concepts matriciels et structurels- génératifs de “phénomène” permettant de dégager deux “familles” de phénoménologie, l’a suffisamment montré. Mais, surtout, à travers cette opération théorique, il nous a semblé possible d’indiquer les moyens de revenir sur la question, évoquée par Jacques Colette, du caractère surprenant de la rencontre entre phénoménologie et littérature — une rencontre qui semblait impossible sur le terrain de la phénoménologie husserlienne. Mais la phénoménologie husserlienne et, de façon générale, la phénoménologie constitutive initiée par ce dernier, est-elle vraiment dépourvue des moyens de penser la littérature ? Doit-elle renoncer à son rapport privilégié aux sciences, qui l’a marqué dès ses débuts, pour y parvenir ? À l’aune de ce qui vient d’être dit, quel que soit son caractère alternatif vis-à-vis de l’herméneutique phénoménologique, et indépendamment des réserves et des critiques que cette dernière croit devoir lui adresser, la réponse semble être négative. Car, si nos remarques sont correctes, cette même phénoménologie qui a fait ses preuves avec les mathématiques, la logique et les sciences de la nature, concernée par toutes les formes instituées du savoir, de l’agir et du sentir, peut également se pencher, d’une manière tout à fait légitime et prometteuse, sur les phénomènes littéraires. Mais ce n’est pas tout. L’absence d’une conception du phénomène qua phénomène par excellence constituera sans aucun doute un défaut funeste pour certains, car comment penser le caractère “fondamental” de l’entreprise phénoménologique, dont l’ambition (contemporaine) est de repenser de fond en comble l’activité philosophique elle-même (comme le démontre la définition heideggerienne de la philosophie dans le §7 d’Être et Temps), s’il ne s’agit pas de penser une entité elle-même fondamentale — quoiqu’elle soit, et d’autant plus qu’elle est, cachée ? Mais, justement : la phénoménologie constitutive de matrice husserlienne est fondamentale ; seulement, elle l’est, non pas dans la mesure où elle s’occupe d’une entité fondamentale (l’être, le sens, la vie, Autrui, etc.) plutôt que d’une entité dérivée (l’étant), mais parce qu’elle vise à “fonder”, c’est-à-dire à clarifier les concepts fondamentaux de toutes les formes et espèces de théorie, de pratique et d’évaluation. Car on tend à l’oublier : le concept fondamental de la phénoménologie husserlienne n’est pas celui de subjectivité transcendantale (en tant que phénomène par excellence) mais celui de phénomène (dont la subjectivité et l’intersubjectivité transcendantales ne constituent qu’une partie corrélative à l’intérieur d’une structure d’unité-multiplicité) (cf. Majolino 2012). Or, le prix que paye la phénoménologie constitutive — ne pas travailler avec un concept de “phénomène” qua phénomène par excellence — est également celui qui lui donne son caractère multidimensionnel. Et cela est particulièrement visible dans le cas particulier d’une phénoménologie “de” la littérature. L’herméneutique phénoménologique de Ricœur, gravitant tout entière autour du “phénomène par excellence” et de l’imagination qua manifestation du sens cachée, paye ce prix de son “unidimensionnalité” ; son intérêt exclusif pour l’imagination narrative littéraire incorporée dans l’œuvre littéraire, et pour la manifestation du sens du temps, à la fois l’autorise et la contraint à évacuer le pôle de l’auteur et du lecteur, dont la phénoménologie constitutive montre pourtant la corrélation nécessaire avec la phantasia mise en forme dans l’œuvre littéraire, prise en tant que “phénomène”. Et, en les évacuant, elle finit par négliger toutes les formes théoriques, pratiques et évaluatives qui leur sont consacrés : on en saura pas plus sur l’activité du critique littéraire, évaluant l’adéquation entre la poétique d'un auteur et ses choix libres ; ni sur les contraintes motivationnelles (personnelles ou sociales) qui opèrent sur l’écrivain au moment d’écrire son livre, et qui le poussent à évaluer et réaliser son œuvre en fonction de tel ou tel autre idéal ou critère esthétique (classique, avant-garde, kitch, etc.); ni sur l’histoire de sa réception chez certains lecteurs (ou publics de lecteur), sur leur évaluation et sur Phénoménologies « de » la littérature 65 leurs usages pratiques. Et, dans tous les cas, non seulement on n’en saura pas plus, mais la prétention à de telles réflexions est d’ailleurs sapée par la structure d’être-affecté-par-le-passé de la conscience historique. La phénoménologie herméneutique n’a rien à dire, en tant que phénoménologie, au critique littéraire, au sociologue ou à l’historien de la littérature. Une fois de plus, il en va tout autrement de la phénoménologie constitutive. Celle-ci, n’ayant pas pour tâche de manifester une entité cachée, quoique fondamentale (le sens), dans la mesure où elle gravite tout entière autour du “phénomène” comme corrélation de conscience, peut (et doit) incorporer dans son programme et son domaine, sous le nom des différentes corrélations de phantasia de l’œuvre littéraire, l’ensemble des objets exclus par une conception de littérature comme phénoménologie, à savoir les phantasiai de l’écrivain et du lecteur et, avec elles, l’ensemble des formes théoriques, pratiques et axiologiques auxquelles elles peuvent donner lieu. C’est ce que nous avons appelé la “pluridimensionnalité” de la phénoménologie constitutive. Le caractère alternatif des deux “familles” de phénoménologie étudiées — herméneutique phénoménologique et phénoménologie constitutive —, fondées sur deux concepts matriciels — heideggerien et husserlien — de “phénomène” — phénomène par excellence et phénomène réduit — et de leur manière de penser une phénoménologie “de” la littérature — littérature comme phénoménologie, phénoménologie portant sur la littérature —, n’exclut donc ni qu’une phénoménologie constitutive d’inspiration husserlienne de la littérature ait les moyens de penser cette dernière, ni que ces moyens puissent avoir, vis-à-vis de l’herméneutique phénoménologique, quelques avantages. Quant à savoir si celle-là serait mieux armée que celle-ci, c’est ce que seuls les résultats obtenus par la mise en œuvre d’une telle phénoménologie “de” la littérature (génitif objectif) pourront permettre de montrer. Bibliographie Colette, J. (2004). “Veiller sur le sens absent. Littérature et phénoménologie”. Critique, 2004/10, 819- Damasio, A. (2019). Les furtifs. Paris: Gallimard. Djian, A. (2022). “L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire. Réflexion autour de L’œuvre ouverte de Umberto Eco”. Phainomenon. Journal of Phenomenological Philosophy. 32, 119-163. Djian, A. (2021). Husserl et l’horizon comme problème. Une contribution à l’histoire de la phénoménologie. Villeneuve d’Ascq: Presses Universitaires du Septentrion. Djian, A. (2020). “L’idée d’une science littéraire et la phénoménologie de la lecture”. Methodos, 20. Djian, A. (2018). “L’horizon et le destin de la phénoménologie”. Revue Philosophiques, 45(2), 343- Djian, A., Majolino, C. (2020). “Phenomenon”. In: D. De Santis, B. C. Hopkins, C. Majolino (ed.). The Routledge Handbook of Phenomenology and Phenomenological Philosophy. London: Routledge, 352-367. Djian, A., Majolino, C. (2018). “What ‘phenomenon’ for hermeneutics? Remarks on the hermeneutical vocation of phenomenology”. In: P. Fairfield, S. Geniusas (ed.). Hermeneutics and Phenomenology. Figures and Themes. London-Oxford-NY: Bloomsbury, 48-64. Dumas, A. (2001). Les trois mousquetaires. Paris: Gallimard. Eco, U. (1965). L’œuvre ouverte. Paris: Éditions du Seuil. 66 Claudio Majolino, Aurélien Djian Genette, G. (1979). Fiction et diction. Précédé de Introduction à l’architexte. Paris: Éditions du Seuil. Genette, G. (1972). Figures III. Paris: Éditions du Seuil. Greimas, A. J. (1976). Maupassant. La sémiotique du texte : exercices pratiques. Paris: Éditions du Seuil. Heidegger, M. (1967). Sein und Zeit. Tü bingen: Max Niemeyer Verlag (Être et Temps. Trad. E. Martineau). Husserl, E. (1973a). Husserliana I. Cartesianische Meditationen und Pariser Vorträge. Ed. S. Strasser. La Haye: Martinus Nijhoff (1994. Méditations cartésiennes et les conférences de Paris. Trad. M. de Launay. Paris: PUF). Husserl, E. (1973b). Husserliana II. Die Idee der Phenomenologie. Fü nf Vorlesungen. Ed. W. Biemel. La Haye: Martinus Nijhoff (2013. L’idée de la phénoménologie. Cinq leçons. Trad. A. Lowit. Paris: PUF). Husserl, E. (1977). Husserliana III-1. Ideen zu einer reinen Phenomenologie und phenomenologischen Philosophie. Erstes Buch: Allgemeine Einfü hrung in die reine Phenomenologie 1. Halbband: Text der 1.-3. Auflage–Nachdruck. Ed. K. Schuhmann. La Haye: Martinus Nijhoff (1950. Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique. Tome premier. Introduction générale à la phénoménologie pure. Trad. P. Ricoeur. Paris: Gallimard). Husserl, E. (1952). Husserliana IV. Ideen zur einer reinen Phenomenologie und phenomenologischen Philosophie. Zweites Buch: Phenomenologische Untersuchungen zur Konstitution. Ed. M. Biemel. La Haye: Martinus Nijhoff (1982. Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. Livre second. Recherches phénoménologiques pour la constitution. Trad. E. Escoubas. Paris: PUF). Husserl, E. (1959). Husserliana VIII. Erste Philosophie (1923/4). Zweiter Teil: Theorie der phenomenologischen Reduktion. Ed. R. Boehm. La Haye: Martinus Nijhoff (1972. Philosophie première (1923-1924). Deuxième partie : Théorie de la réduction phénoménologique. Trad. A. L. Kelkel. Paris : PUF). Husserl, E. (1975). Husserliana XVIII. Logische Untersuchungen. Erster Teil. Prolegomena zur reinen Logik. Text der 1. und der 2. Auflage. Ed. E. Holenstein. La Haye: Martinus Nijhoff (2009. Recherches logiques. 1 : Prolégomènes à la logique pure. Trad. H. Élie, A. L. Kelkel et R. Schérer. Paris: PUF). Husserl, E. (1980). Husserliana XXIII. Phantasie, Bildbewusstsein, Erinnerung. Zur Phenomenologie der anschaulichen Vergegenwartigungen. Texte aus dem Nachlass (1898-1925). Ed. E. Marbach. La Haye: Martinus Nijhoff (2002. Phantasia, conscience d’image, souvenir. De la phénoménologie des présentifications intuitives. Textes posthumes (1898-1925). Trad. R. Kassis et J-F Pestureau, révision de J-F. Pestureau et M. Richir. Grenoble: Jérome Million). Husserl, E. (1984). Husserliana XXIV. Einleitung in die Logik und Erkenntnistheorie. Vorlesungen 1906/07. Ed. U. Melle. La Haye: Martinus Nijhoff (1998. Introduction à la logique et   la théorie de la connaissance (1906-1907). Trad. L. Joumier. Paris: Vrin). Husserl, E. (1939). Erfahrung und Urteil. Untersuchung zur Genealogie der Logik. Ed. L. Landgrebe. Prague: Academia Verlagsbuchhandlung (2006. Expérience et Jugement. Recherches en vue d une généalogie de la logique. Trad. D. Souche-Dagues. Paris: PUF). Ingarden, R. (1983). L’œuvre d’art littéraire. Paris: L’Âge d’Homme. Iser, W. (1976). Der Akt des Lesens. Theorie ästhetischer Wirkung. Stuttgart: Wilhelm Fink. Phénoménologies « de » la littérature 67 Majolino, C. (2020). “Husserl and the Reach of Attitude”. Philosophische Forschungen, 20-21, 85- Majolino, C. (2018). “Within and beyond productive imagination. A Historical-Critical Inquiry into Phenomenology”. In: S. Geniusas (ed.). Stretching the Limits of Productive Imagination: Studies in Hermeneutics, Phenomenology and Neo-Kantianism. New York: Rowman & Littlefield, 47- Majolino, C. (2017). “The Infinite Academy. Husserl on How to be a Platonist with (some) Aristotelian Means”. New Yearbook of Phenomenology and Phenomenological Philosophy, 2017, 164-221. Majolino, C. (2012). “Multiplicity, Manifolds and Varieties of Constitution: A Manifesto”. The New Yearbook for Phenomenology and Phenomenological Philosophy, 12, 155-182. Majolino, C. (2010). “La partition du réel. Remarques sur l’eidos, la phantasia, l’effondrement du monde et l’être absolu de la conscience”. In: C. Ierna et al. (ed). Philosophy, Phenomenology, Sciences. Dordrecht: Springer, 573-660. Ricœur, P. (1985). Temps et Récit. 3. Le temps raconté. Paris: Éditions du Seuil. Ricœur, P. (1984). Temps et Récit. 2. La configuration dans le récit de fiction. Paris: Éditions du Seuil. Ricœur, P. (1983a). Temps et Récit. 1. L’intrigue et le récit historique. Paris: Éditions du Seuil. Ricœur, P. (1983b). “De l’interprétation”. In: P. Ricœur. Du texte à l’action. Paris: Édition du Seuil, 1986, 11-35. Ricœur, P. (1976). “L’imagination dans le discours et dans l’action”. In: P. Ricœur. Du texte à l’action. Paris: Édition du Seuil, 1986, 213-236. Ricœur, P. (1975a). “Phénoménologie et herméneutique”. In: P. Ricœur. Du texte à l’action. Paris: Édition du Seuil, 1986, 39-72. Ricœur, P. (1975b). La métaphore vive. Paris: Éditions du Seuil. Ricœur, P. (1973-1974). “Les directions de la recherche philosophique sur l’imagination”. In: P. Ricœur. Recherches phénoménologiques sur l’imaginaire. I. Paris: Centre de Recherches Phénoménologiques, 1–8 ; “Imagination productive et imagination reproductive selon Kant”. In: P. Ricœur. Recherches phénoménologiques sur l’imaginaire. I. Paris: Centre de Recherches Phénoménologiques, 9–13 ; “Husserl et le problème de l’image. I et II”. In: P. Ricœur. Recherches phénoménologiques sur l’imaginaire. I. Paris: Centre de Recherches Phénoménologiques, 24–26, 27–30 ; “Métaphore et image”. In: P. Ricœur. Recherches phénoménologiques sur l’imaginaire. I. Paris: Centre de Recherches Phénoménologiques, 66– 72 (Non-publié). Ricœur, P. (1970). “Qu’est-ce qu’un texte ? Expliquer et comprendre”. In: P. Ricœur. Du texte à l’action. Paris: Édition du Seuil, 1986, 153-178. Sartre, J-P. (1948). Qu’est-ce que la littérature ? Paris: Gallimard. Sartre, J-P. (1943). L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique. Paris: Gallimard. Taylor, G. H. (2006). “Ricœur’s Philosophy of Imagination”. Journal of French Philosophy, 16, 93- AURÉLIEN DJIAN received his PhD from the University of Lille (France) in 2017. He recently published a book dealing with the concept of horizon in Husserl’s phenomenology, Husserl et le problème de l’horizon. Une contribution à l’histoire de la phénoménologie. His current research is 68 Claudio Majolino, Aurélien Djian devoted to the contemporary philosophy of literature, especially to the relationship between Husserl- inspired philosophies and literature. CLAUDIO MAJOLINO is Associate Professor in Philosophy of Language at the University of Lille/UMR-CNRS 8163 STL. In the last fifteen years he has authored, edited and translated several books and articles on phenomenology, ontology and the history of philosophy. His most recent publications include Sémiotique, Grammaire et Logique. De la scolastique tardive à la philosophie austro-allemande (ed. with H. Leblanc) (2021), The Routledge Handbook of Phenomenology and Phenomenological Philosophy (ed. with D. De Santis and B. Hopkins) (2020) and Phenomenology and the History of Platonism (ed. with D. De Santis) (2020). AURELIEN DJIAN a obtenu son titre de docteur en philosophie de l’Université de Lille (France) en 2017. Il a récemment publié un livre traitant du concept d’horizon dans la phénoménologie de Husserl, “Husserl et le problème de l’horizon. Une contribution à l’histoire de la phénoménologie”. Il consacre à présent son activité de recherche à l’histoire contemporaine de la philosophie de la littérature, et en particulier à la relation que les philosophies d’inspiration husserlienne entretiennent avec la littérature. CLAUDIO MAJOLINO est Maître de Conférence en philosophie du langage à l’Université de Lille/UMR-CNRS 8163 STL. Dans les quinze dernières années il a signé, publié et traduit plusieurs livres et articles sur la phénoménologie, l’ontologie et l’histoire de la philosophie. Parmi ses publications récentes : Sémiotique, Grammaire et Logique. De la scolastique tardive à la philosophie austro-allemande (éd. avec H. Leblanc) (2021), The Routledge Handbook of Phenomenology and Phenomenological Philosophy (éd. avec D. De Santis and B. Hopkins) (2020) et Phenomenology and the History of Platonism (éd. avec D. De Santis) (2020).

Journal

Phainomenonde Gruyter

Published: Dec 1, 2021

Keywords: phenomenology; literature; imagination; Husserl; Ricœur

There are no references for this article.