Get 20M+ Full-Text Papers For Less Than $1.50/day. Start a 14-Day Trial for You or Your Team.

Learn More →

Le roman entre inachèvement et clôture

Le roman entre inachèvement et clôture The novel gives us access to fictional universes in a fundamentally unfinished mode, which allows the reader to give free rein to his or her imagination, in a freedom that is nevertheless monitored and controlled by rules. This article tries to understand the nature of this incompleteness, by discussing some classical readings. How does this specific dimension of fiction relate to Umberto Eco's concept of the "open work" or to the idea, developed by the phenomenologist Roman Ingarden, that literary ISSN: 0874-9493 (print) / ISSN-e: 2183-0142 (online) DOI: 10.2478/phainomenon-2021-0017 166 Lucien Vinciguerra works are "schemas" destined to be "concretized" in the consciousness of the reader? How does Hans Robert Jauss's aesthetics of reception help us to think about the incompleteness of the work in the proper time of its different readings? Through the fruitful dialogue of these different theories, it is a question of highlighting two important points. First, these theories, while discussing the respective roles of the author and the reader, neglect a a third character who is nevertheless essential to the fictional narrative, the narrator. However, taking into account the latter sheds light on the problems encountered. Secondly, this relationship between the incompleteness of the narrative and the narrator's position is not in itself specific to fiction. It is not absent from scientific texts, when they are thought of as narratives about reality susceptible of different readings in their history. On trouve des romans dans les rayonnages des bibliothèques. Ils sont des parallélépipèdes rectangles, des objets nets, clos, aux angles droits. Les romans comportent en général exactement huit trièdres rectangles, douze arêtes et six faces. Mais ils sont bien sûr autre chose : des objets en lesquels on peut entrer, c’est-à-dire à la fois ouvrir les pages qu’ils contiennent et atteindre par leur lecture les mondes de leurs histoires. Et entrer dans ces livres est d’abord faire une expérience à rebours de leur existence matérielle : celle de leur inachèvement et de leur ouverture indéfinie. Il n’y a en eux qu’un nombre fini de phrases, mais ces phrases donnent à leur lecteur l’accès à des personnages, des hommes et des femmes qui vivent dans le roman une vie qui semble avoir la même épaisseur que les nôtres, celles que nous nous racontons les uns aux autres dans notre monde commun. La cour qui se réunit à Pâques au château de Caradigan dans les premières lignes d’Erec et Énide semble avoir la même consistance pour nous que celle du dernier conseil des ministres dont le journal quotidien d’hier donne le compte rendu. À travers cette suite finie de phrases, j’entre ainsi dans ce que la tradition littéraire appelle un univers romanesque, un monde fictionnel qui ressemble à notre monde dans son mode d’existence et d’élucidation, sinon dans ses propriétés effectives. Et pourtant, à bien y regarder, il n’en va pas ainsi : le récit fictionnel du roman et celui du journal ou de l’historien ne relèvent pas des mêmes règles. Le compte rendu dans le journal se donne comme un ensemble de phrases auxquelles d’autres peuvent s’adjoindre indéfiniment. Si un détail manque dans le compte rendu, un autre journal me le donnera. Une chaîne d’expériences et de récits raccorde ce compte rendu à l’expérience vécue des participants à l’événement, et je peux toujours remonter cette chaîne, compléter les informations manquantes, interroger d’autres témoins. Le contenu signifié par la suite finie des phrases du journal ouvre ainsi à cette condition sur un monde dont l’exploration est en fait et en droit interminable, allant bien au-delà du contenu signifié par ces phrases. Et la référence des termes de ces phrases désigne des êtres, des individus, et des objets dont chaque détail, chaque détermination, peut faire l’objet d’enquêtes qui vont au-delà de ce que disent ces phrases et peuvent toutes aboutir en droit, même si certaines ne le peuvent en fait. Je peux m’enquérir de la couleur de la chemise du ministre du Travail, et des propos confidentiels que celui de la Défense a murmuré à l’oreille du président. Cette propriété, le récit du journal la partage avec celui de l’historien, même si ce dernier ne peut bien souvent plus interroger les témoins directs des événements qu’il raconte. Tout récit historique se complète par d’autres, par des récits de témoignages transmis jusqu’à nous, par des indices et des traces dont l’historien peut à tout instant partir à la recherche. Cette possibilité est condition d’un monde commun, ce monde sur lequel ouvre le contenu du récit historique, Le roman entre inachèvement et clôture 167 un monde qui est en même temps le mien, accessible concrètement à mes enquêtes et à mes interrogations. Il n’en va pas de même du monde sur lequel ouvre le récit fictionnel du roman. Sans doute, un roman s’appuie bien souvent sur l’histoire et la géographie de notre monde et ainsi sur d’autres textes et d’autres savoirs qui rendent possible pour moi d’aller au-delà de ce qu’affirment ses phrases. C’est ma connaissance des rues de Paris qui me permet de retracer le parcours de l’inconnu qui erre dans les premières pages de La peau de chagrin. Et l’histoire de la révolution française prolonge et éclaire les phrases de La Chartreuse de Parme. Sans doute aussi puis-je, par inférence, tirer des phrases du roman toutes sortes de conséquences que je peux raisonnablement affirmer avec elles. Je ne suis donc en rien limité à ce que me disent ces phrases, et la possibilité d’aller au-delà d’elles et d’en adjoindre d’autres est sans doute la condition pour que je puisse avoir le sentiment, à travers la lecture, d’accéder à un monde. Mais cette élucidation trouve dans le roman des points d’arrêt de droit créant des zones d’indétermination : si l’auteur ne me dit pas la couleur de la chevelure de l’héroïne, alors, je ne peux en droit la connaître, et elle reste pour tout lecteur nécessairement inconnaissable. Je ne peux pas vérifier ce qui n’est pas écrit dans le roman, et certaines affirmations demeurent ainsi en suspens. La fiction semble ainsi nous offrir un monde en partie incomplet et indéterminé, différent en cela du monde réel. Cette incomplétude a parfois été pensée d’un point de vue ontologique et référentiel, faisant d’elle une propriété spécifique des êtres auxquels renvoient les termes des phrases du roman. Mais cela conduit à ce qui semble bien un paradoxe : le propre de la fiction est de mettre en scène des personnages qui sont la plupart du temps identifiables comme des êtres humains, des arbres, des villes et des pays familiers. C’est ainsi qu’ils nous apparaissent et que nous pensons à eux, aussi riches et complexes que nous. Nous n’avons en rien le sentiment d’entrer à travers les romans à l’intérieur de mondes incomplets et d’y rencontrer des héroïnes aux cheveux sans couleur. Sans aucun doute, il serait même absurde de penser ainsi. Dans la philosophie analytique, ce point de vue référentiel a été développé au moyen des outils de la sémantique des mondes possibles, en questionnant la manière dont cette branche de la logique modale, construite pour élucider la nature des contrefactuels, pouvait être appliquée au récit fictionnel. Un énoncé contrefactuel propose une situation alternative au monde réel : « si Napoléon avait gagné la bataille de Waterloo, alors… ». La logique modale nous a appris à construire dans ces situations une formalisation pour la signification des mots et la référence des noms et des pronoms à l’intérieur d’un « monde possible ». Mais un contrefactuel est un scénario différent de ce qui a eu lieu qui reste fermement adossé à la réalité. Il est une variante de ce qui se produit dans le monde réel. Or, le monde fictionnel est plus qu’une variante du monde. En tentant d’appliquer les opérations de cette logique à une fiction qui fait appel bien davantage à l’imagination du lecteur, la logique modale a rencontré et fait apparaître des problèmes et des difficultés nouvelles et, parmi ces dernières a été débattue la question de l’incomplétude apparente des objets de ces mondes fictionnels quand on les pense comme des mondes possibles. Mais il est possible d’aborder autrement cette question, en laissant de côté une dimension référentielle dont l’existence dans le cas de la fiction demeure problématique, et en demeurant au ras de ce que toutes ces opérations nous offrent : un livre est une liste finie de phrases, ouvertes sur d’autres phrases qui s’ajoutent à elles, avec dans le cas de la fiction, des barrières posées à cette adjonction de phrases qui la distingue d’un récit de la réalité, comme celui du journaliste ou de l’historien. Loin d’avoir la présence pleine et entière de l’objet matériel qu’il est pourtant, le roman est ainsi un mixte d’ouverture et de clôture, d’inachèvement et de limitation. Or, en lui se révèle qu’inachèvement et 168 Lucien Vinciguerra clôture ne s’opposent pas, mais sont au contraire la condition l’une de l’autre. D’une certaine manière, les récits qui décrivent la réalité, celui du journal ou de l’historien, tiennent leur pouvoir d’ouvrir sur ce monde commun que l’on appelle la réalité d’un certain nombre d’opérations qui sont barrées au récit de fiction : vérifier, contrôler, aller à la recherche d’indices et de preuves. La fiction suspend ces procédures, elle dresse devant elles des barrières que nous devons respecter. Et ce sont ces clôtures dressées qui font du monde fictionnel du roman un monde qui flotte pour nous dans une indétermination essentielle et lui donnent son inachèvement, en l’empêchant de se connecter pleinement à notre monde commun. Ainsi, le monde réel et ses habitants nous apparaissent dans une sorte de fermeture et d’achèvement. Bien qu’inépuisables, ils se donnent comme achevés, car indéfiniment explicitables au moyen de tous les protocoles de vérification que nous connaissons. Le monde fictionnel, en revanche, voit dressées devant lui des clôtures qui l’ouvrent et qui le rendent inachevé, ménageant en lui des points d’arrêt, et par là des indéterminations susceptibles de laisser courir librement notre imagination. C’est par ses clôtures que la fiction demeure ouverte d’une manière plus radicale et plus étrange que ne l’est le monde réel. Comment peut-on penser ce mixte de clôture et d’ouverture ? Avec quelles ressources est-il possible d’explorer cet étrange mode d’existence à partir de cette double relation de l’ouverture et de l’inachèvement ? Dans L’Œuvre ouverte, Umberto Eco oppose la conception traditionnelle de l’œuvre d’art comme forme achevée, « une production qui est due à une personne et qui, à travers la diversité des interprétations, demeure un organisme cohérent » (Eco, 1979: 35), à une œuvre qu’il nomme ouverte, caractéristique de la modernité et présente seulement au titre d’esquisse à certaines époques antérieures, dans l’œuvre allégorique du Moyen Âge, dans l’esthétique baroque, dans le symbolisme mallarméen. Ce qui caractérise pour Eco l’œuvre ouverte moderne, dont il trouve le prototype dans la musique post webernienne, celle de Berio ou de Stockhausen, est qu’elle est une œuvre inachevée dans sa forme, une forme que l’interprète ou le lecteur est appelé à compléter dans un acte de coopération. Cette ouverture implique une indétermination construite volontairement par l’auteur, qui ménage au récepteur un espace de choix possibles. Ce peut être la possibilité de commencer l’œuvre par la section de son choix (cas de l’interprète de la troisième sonate pour piano de Boulez) ; la revendication d’un informel qui fait du fond, et non de la forme, le sujet de l’œuvre : cas des peintures de Dubuffet ou Fautrier (Eco, 1979: 124) ; la dissolution de l’intrigue dans les arts traditionnellement narratifs, comme le cinéma ou le roman, au profit d’une succession d’événements insignifiants survenant sur le mode du hasard, un « hasard voulu » destiné à plonger le lecteur ou le spectateur dans un champ indéterminé de possibles : L’aventura d’Antonioni, Mrs Dalloway de Virginia Woolf (Eco, 1979: 158) ; le texte aux significations multiformes dans leur lettre même, « fait de signes non univoques reliés entre eux par des rapports non univoques », et ouvrant sur un chaosmos intotalisable : Finnegans Wake de Joyce. Mais à cette ouverture, en quelque sorte à la fois formelle et matérielle , propre à l’œuvre moderne en tant qu’elle est un type d’objet nouveau, comportant en elle ces éléments, pièces et morceaux indéterminés, que le lecteur, le spectateur ou l’instrumentiste est invité à organiser comme il veut, à ajouter ou à redistribuer, Eco oppose, dès le début de l’ouvrage, une autre ouverture, présente en toute œuvre esthétique et liée à sa consommation : celle par laquelle une œuvre peut être reçue Dans de nombreux passages du livre, Eco insiste sur le fait que cette ouverture relève d’une indétermination de la forme. Mais dans quelques autres, il insiste sur la matérialité de l’indétermination de l’œuvre ouverte. Par exemple : « dans une œuvre comme les Scambi, de Pousseur, le lecteur-exécutant organise et structure le discours musical dans une collaboration quasi-matérielle avec l’auteur » (Eco, 1979: 24). Le roman entre inachèvement et clôture 169 différemment, selon une infinité de perspectives, par celui qui la « consomme », en fonction de sa sensibilité personnelle, sa culture, ses goûts ou ses préjugés : « En ce premier sens, toute œuvre d’art, alors même qu’elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d’organisme exactement calibrée, est « ouverte » au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons » (Eco, 1979: 17). Il y a donc, pour Eco, une différence radicale entre une ouverture liée à un inachèvement dans la forme ou la matière de l’œuvre, et une autre ouverture, de moindre intérêt, liée à la « collaboration théorique mentale du lecteur qui doit interpréter librement un fait esthétique déjà organisé » (Eco, 1979: 24). La première existe en quelque sorte en elle-même, et la seconde seulement dans l’esprit ou le monde mental de celui qui la reçoit. Dans L’Œuvre ouverte, elle est d’une certaine façon disqualifiée par l’auteur du Nom de la rose comme métaphorique et abstraite. Mais si une telle distinction peut être aussi rigidement déterminée dès les premières pages de l’ouvrage, c’est que le sémiologue italien a soigneusement choisi ses exemples dans un certain type d’œuvres, les premières examinées dans son livre. Les premières œuvres ouvertes abordées sont des œuvres musicales. Or ce type d’œuvres présente un certain nombre de traits qui les distinguent d’un autre groupe auquel appartiennent les œuvres romanesques. Les œuvres musicales se présentent à leur public comme des objets spatiotemporels, s’écoulant devant lui à un moment donné qui est celui de leur exécution. En tant que tels, elles ont nécessairement la complétude d’un objet, même si elles sont susceptibles de laisser vaguer ici et là l’esprit de l’auditeur, et peuvent le mettre dans une situation d’attente insatisfaite d’autre chose. Si Eco insiste sur leur ouverture, c’est en distinguant l’œuvre, création du compositeur, et son exécution, et, d’une certaine manière, en identifiant l’interprète et le récepteur de l’œuvre, comme dans la citation en note de la page précédente où il évoque le « lecteur-exécutant ». Or, c’est entre l’œuvre telle qu’elle est écrite sur la partition par le compositeur et son interprétation par les instrumentistes que l’indétermination et l’ouverture se manifestent et, d’une certaine manière, se résolvent dans les choix effectués par l’interprète en apparaissant finalement dans un objet spatiotemporel achevé pour son public, que l’on appelle l’exécution de l’œuvre. Si bien qu’il est facile d’opposer ici une forme inachevée et ce qui l’achève dans une succession de choix, et de montrer qu’un tel inachèvement n’a rien à voir avec celui que manifeste la simple réception de l’œuvre. Mais considérons une œuvre romanesque ou une peinture en perspective. La peinture en perspective n’existe pour le spectateur qu’en tant qu’elle est pour lui, selon l’expression d’Alberti, une fenêtre ouverte sur une histoire. Et le roman n’est lui même pour un lecteur qu’une porte d’entrée dans un monde narré. Or, une fois pénétré dans ce monde et cette histoire, la franche distinction postulée par Eco se brouille. Pris comme des objets matériels, les tableaux et les romans, dans leurs formes plus plus classiques, sont des objets clos : ils se présentent comme un même objet aux différents lecteurs. Mais ce à quoi ils font accéder leurs spectateurs ou leurs lecteurs est une forme d’ouverture qui est bien davantage que celle d’un ensemble de points de vue sur un objet invariant, puisqu’elle est précisément celle des êtres de fiction dans leur indétermination. Or, ces derniers sont reçus par les lecteurs selon une variabilité qui va au-delà d’une différence de points de vue sur un objet identique, laissant pour moi radicalement indéterminées certaines de leurs propriétés dont le roman ne parle pas. Ainsi, de par sa dimension de mimésis, il faut en conclure que la fiction ne relève d’aucune des deux ouvertures et en brouille la distinction. Eco, plus loin dans L’Œuvre ouverte, aborde longuement des 170 Lucien Vinciguerra fictions, en particulier dans ses analyses sur Joyce, mais en interrogeant leur poétique davantage que leur fictionnalité : le chaosmos de Finnegans Wake, le rôle de la polysémie et des calembours, la forme- monde que l’œuvre constitue plutôt que celle qu’elle raconte . Et lorsque, dans des ouvrages ultérieurs, Les limites de l’interprétation ou Lector in fabula, il abordera la question de la nature de la fiction et le rôle de la coopération interprétative du lecteur dans la construction d’un univers fictionnel, ce sera dans un tout autre cadre en lequel il aura mis de côté le projet de L’œuvre ouverte et la distinction qui était à son origine . L’ouverture du texte romanesque n’est donc ni une ouverture liée à une indétermination de la forme, ni une ouverture liée à notre liberté d’interprétation devant un objet déterminée. Elle est une ouverture propre à la fiction en tant que telle, liée à sa nature langagière et à la manière dont les phrases explicites du récit fictionnel peuvent ou non être prolongées par d’autres et par d’autres récits. Cette ouverture et cet inachèvement renvoient à la nature même de la fiction. On connaît la formule fameuse de Coleridge, en laquelle on a parfois cherché l’essence même de la fiction : ce qui distingue la fiction de la réalité, c’est la suspension provisoire de l’incrédulité dont on prend volontairement le parti lorsqu’on se tourne vers une fiction afin d’en tirer un plaisir esthétique (Coleridge, 1983: 6). La démarche esthétique du lecteur de fiction consiste à lire un texte en se souciant du sort des personnages dont il parle, en espérant que l’héroïne finira par être libérée, et que justice soit rendue. Il décide ainsi de se placer dans un état où, pendant le temps de sa lecture, il croit que ce qui est raconté est vrai. On peut douter à bon droit qu’en cela consiste réellement le propre de la fiction. D’abord, il n’est pas évident de comprendre ce que signifie réellement suspendre son incrédulité. Suis-je vraiment libre de décider de croire l’espace d’une heure de lecture, et de revenir ensuite à mon incroyance ? Athée, puis-je vraiment choisir de croire en Dieu pendant une heure et l’état paradoxal dans lequel je suis alors fait-il de la Bible, pendant cette heure, un roman ? Mais la remarque de Coleridge met l’accent sur un point : la fiction est suspension de quelque chose. En elle, nous sommes arrêtés, empêchés. Elle se constitue dans un arrêt et une interruption. Or, en vérité, ce qui est suspendu n’est pas une incroyance, ni aucun invérifiable état mental d’aucune sorte. La nature fictionnelle d’un texte ne dépend pas d’un état mental de son lecteur au moment où il lit, mais d’opérations effectives qu’il est susceptible d’accomplir : mettre à l’épreuve de l’expérience, entreprendre des protocoles de vérification. Lire un texte de fiction est lire un texte en prenant la décision de ne pas tenter de rechercher un acte de naissance de son héros ou des indices de l’existence d’un événement qu’il raconte. Et comme rechercher de tels actes et indices revient à se donner de nouvelles méthodes pour ajouter de nouvelles phrases au récit que l’on a sous les yeux, ce sont ces procédures d’ajout qui sont donc suspendues dans la fiction, refermant en quelque sorte l’espace de nos actions possibles. En cela au fond réside sans doute la nature de la fiction. On peut donc en conclure que cette suspension et cette clôture de nos phrases fabriquent une ouverture spécifique à la fiction romanesque, liée fondamentalement à sa réception, définie par une modalité de cette réception, mais distincte de la simple variation interprétative et d’un état mental de son lecteur. Cette ouverture est liée, de manière essentielle, au monde de phrases en lequel le lecteur peut faire vivre le texte du roman, le prolonger et l’étendre, avec des limites de droits, dans un certain régime d’explicitation. Or, cette dimension d’un être porteur d’implicite est sans doute à l’origine de l’intérêt de la phénoménologie pour l’objet littéraire, en lequel elle a retrouvé une situation familière. « Ainsi que le suggérait Samuel Beckett, Finnegans Wake ne traite pas de quelque chose, il est lui-même quelque chose » (Eco, 1979: 277). Eco analyse dans ces deux ouvrages le récit fictionnel en discutant en particulier les théories logiques des mondes possibles. Sur cette question de la fiction dans ces deux livres, voir Vinciguerra, 2019: 210-225. Le roman entre inachèvement et clôture 171 Elle nous a appris en effet que les objets du monde réel ne nous sont pas donnés, c’est-à-dire ne sont pas donnés à notre conscience, comme ils existent objectivement dans la réalité, cette réalité qui est l’objet de la science. Ils existent pour nous dans un jeu du visible et de l’invisible, du manifeste et de l’implicite, d’une présence et d’une absence vers laquelle fait signe cette présence. Je ne vois qu’une face d’un cube devant moi, mais cette face fait signe pour moi vers les autres que je ne vois pas, que je ne saurais déterminer avant d’en avoir fait le tour, mais qui sont présentes en elle au titre d’un horizon nécessaire et font de ce que je vois un enchevêtrement d’implicites et d’indices, une signification en partie énigmatique, un empiètement de ce qui est montré sur ce qui est caché. La phénoménologie de la littérature a ainsi pu défendre l’idée que le monde de la fiction littéraire puisse n’être qu’une disposition particulière parmi les modes de donation des choses. Si le texte du roman ne me présente qu’une suite finie d’états de chose à partir de laquelle la conscience du lecteur peut faire surgir tout un monde, c’est que l’expression littéraire « reprend et dépasse la mise en forme du monde qui est commencée dans la perception » (Merleau-Ponty, 1969: 86) . L’incomplétude du monde fictionnel alors n’est différente du monde réel qu’à la condition d’oublier que la réalité nous est toujours donnée dans le même inachèvement, lorsqu’on la pense non pas comme la réalité que nous présente la science, mais comme celle du phénomène en lequel elle m’est toujours offerte. Tout l’implicite du roman me donne au fond un monde comme la perception m’en donne un, un monde fait d’implicite, accessible à travers « une expression primordiale, c’est-à-dire non pas le travail second et dérivé qui substitue à l’exprimé des signes donnés par ailleurs avec leur sens et leur règle d’emploi, mais l’opération qui d’abord constitue les signes en signes, fait habiter en eux l’exprimé, non pas sous la condition de quelque convention préalable, mais par l’éloquence de leur arrangement même et de leur configuration implante un sens dans ce qui n’en avait pas » (Merleau-Ponty, 1969: 110). Cet objet singulier que constitue le roman relève alors de part en part d’une investigation phénoménologique. Un roman n’est ni un objet matériel, comme l’est un livre dans sa nature de volume sur une étagère, ni un objet idéal comme un triangle ou un nombre (si l’on est platonicien), puisqu’il est créé par son auteur à un moment donné de l’espace et du temps, ni une entité psychologique n’existant que dans l’esprit d’un lecteur. Il est une essence et une structure créées par une conscience, n’existant que pour une conscience et tirant son être propre des actes d’une conscience, sans pour autant se réduire à une existence mentale : il est un objet intentionnel. C’est cette essence qu’a cherché à explorer Roman Ingarden dans l’Œuvre d’art littéraire (Ingarden, 1983), qui représente sans doute l’effort le plus abouti de description phénoménologique de ce qui fait l’essence d’un roman ou d’une pièce de théâtre. Le disciple de Husserl a découvert en elle une structure intentionnelle stratifiée, organisée en plusieurs couches interdépendantes et hétérogènes, de la couche des formations phoniques à celle des significations, puis celle des objets intentionnels, et enfin celle des aspects sous lesquels ils se donnent à nous dans le texte. La première La citation concerne en réalité dans ce passage l’expression picturale. Mais, écrit-il plus loin, « un roman exprime comme un tableau » (Merleau-Ponty, 1969: 124), et « le romancier tient à son lecteur – et tout homme tient à tout homme – un langage d’initiés : initiés au monde, à l’univers des possibles que sont un corps humain, une vie humaine. Ce qu’il a à dire, il le suppose connu, il s’installe dans la conduite d’un personnage et ne donne au lecteur que la signature, la trace nerveuse et péremptoire qu’elle dépose dans l’entourage. S’il est un écrivain, c’est-à-dire capable de trouver les ellipses, les élisions, les césures de la conduite, le lecteur répond à la convocation et le rejoint au centre d’un monde imaginaire qu’il gouverne et qu’il anime » (Merleau-Ponty, 1969: 125). 172 Lucien Vinciguerra est celle de la succession des vocables du texte. Dans un texte à visée seulement informative, comme un texte scientifique, cette succession n’a pas à se manifester en tant que telle au lecteur : elle doit disparaître derrière le contenu signifié. Mais dans l’œuvre littéraire, elle n’est pas seulement le support de la signification, elle doit elle-même être l’objet d’une visée, qui en fait en particulier l’objet d’une appréciation esthétique, et appartient donc à l’essence de l’œuvre en tant qu’intentionnelle. La seconde strate, que le philosophe polonais étudie au chapitre cinq du livre, est celle des unités de signification, la signification des mots et des groupes de mots, celle des phrases, de leurs corrélats intentionnels et en particulier des états de choses qu’exposent et présentent ces phrase. La troisième couche est celles des objets qu’Ingarden appelle « figurés » : il s’agit en fait de tous les habitants du monde de la fiction qui sont en général au centre du discours sur l’œuvre littéraire : les personnages, les lieux, les objets, les meubles, le temps de la diégèse et l’espace. Les pensées des personnages sont elles-mêmes de semblables objets figurés. Tout cela construit une structure qui ne peut être pensée que sur un mode intentionnel et donc, pour la phénoménologie, comme le corrélat d’une conscience ou d’un sujet. Mais toute la question est alors de savoir de quel sujet et de quelle conscience il s’agit. D’une certaine manière, il y a dans un roman plusieurs positions de conscience : celle de l’auteur qui produit et compose l’œuvre, celle du lecteur qui la reçoit, et celle du narrateur, le porteur de la voix qui prononce les phrases du roman et s’adresse au lecteur, voix fictive mais paradoxale, puisqu’elle fait partie de la fiction tout en faisant communiquer cette dernière avec le monde réel du lecteur à qui elle parle. À ces trois voix s’ajoutent celles des personnages, mais ces dernières appartiennent de part en part au monde fictionnel, dont elles sont des objets figurés, selon la terminologie ingardienne. Elles ne pourraient jouer un rôle dans la structure intentionnelle de l’œuvre qu’en tant que porteuses en partie de la voix narrative, en s’adressant au lecteur, par delà leur fonction à l’intérieur de l’histoire, et en négligeant le fait qu’elles profèrent des mots qui font partie du contenu de l’histoire et s’adressent à d’autres personnages : par exemple dans le cas où elles visent à informer le lecteur d’un prolongement de l’histoire dans une histoire secondaire. On peut donc considérer que seules les trois consciences de l’auteur, du lecteur et du narrateur sont en jeu dans la constitution de l’œuvre littéraire. Or, pour Ingarden, c’est sans aucun doute la conscience de l’auteur qui détermine la structure et l’organisation des strates du roman. Certes, l’œuvre n’existe pas dans sa conscience comme une réalité psychique liée à son propre vécu. Ingarden critique en phénoménologue une conception psychologiste qui ferait d’elle le déroulement de la vie psychique de l’auteur aussi bien que du lecteur. Mais c’est pour lui l’auteur qui fixe et détermine la structure dans les degrés de liberté qu’elle offre au lecteur, et que ce dernier n’aura plus qu’à concrétiser dans son esprit. En déposant ses phrases sur les pages, l’auteur dépose aussi toutes les strates de l’œuvre : les significations des mots et des phrases, les objet figurés et les aspects sous lesquels ils se donnent au lecteur. Les phrases sont par elle-même porteuse de leurs corrélats, des états-de-choses qui connectent différents objets de différentes manières : « Et comme les corrélats de phrases comprennent aussi bien des états-de-choses qui se déroulent dans la sphère d’être d’un seul et même objet que des états dans lesquels sont figurés des événements et des connexions entre les différents objets, les objets figurés ne se trouvent pas isolés et dispersés, mais se rassemblent en fonction des diverses « connexions d’être » en une sphère d’être homogène. Ils forment ainsi – d’étrange manière – une découpe d’un monde » (Ingarden, 1983: 188). Le roman entre inachèvement et clôture 173 C’est par le truchement d’états-de-chose que les objets du roman apparaissent. Les objets du monde fictionnel ne préexistent ainsi pas dans l’esprit de l’auteur. Les phrases donnent ces états de choses en affirmant des liens entre des objets qui s’esquissent ainsi et s’individualisent peu à peu, par les relations qu’elles établissent entre eux. Mais c’est bien le romancier qui, en déposant ses phrases, donne à tous les lecteurs à venir le système des objets, des relations et des aspects qui est celui-là même du monde du roman. Mais il ne le donne pas en tous leurs détails, si bien que subsiste toujours une indétermination et que ce qui est présenté au lecteur par l’auteur n’est pas un monde complet : non pas des objets véritables, mais des schèmes d’objet, non pas des aspects, mais des schèmes d’aspects. Un objet figuré n’est pas un individu complet, mais une structure, une forme comprenant une large part d’indétermination mais présentée au lecteur comme si elle était un objet complet, ce qu’Ingarden appelle un schème : « Il n’est qu’une formation schématique qui présente divers lieux d’indétermination et un nombre fini de déterminations qui leur sont positivement attribuées, bien qu’il soit projeté formaliter comme un individu pleinement déterminé et qu’il soit appelé à simuler un tel individu » (Ingarden, 1983: 213). Cette structure déposée par l’auteur va en quelque sorte vivre dans l’esprit des lecteurs. Leur imagination va dépasser le donné textuel de l’œuvre en complétant les blancs et les manques, en remplissant les objets figurés de détails qui n’étaient pas en eux : c’est le processus de concrétisation de l’œuvre. La concrétisation, c’est la vie propre de l’œuvre dans une conscience lectrice, qui saisit les différents objets figurés de l’œuvre dans des intuitions imaginatives, et efface en grande partie par elles la différence de nature entre l’objet figuré et l’objet réel. Les objets y trouvent pour le lecteur une individualité que n’ont pas les schèmes formels des objets figurés. Mais, comme le répète énergiquement à plusieurs reprises le philosophe polonais, la concrétisation n’est pas l’œuvre. La concrétisation se fait dans le vécu subjectif, dans sa richesse et sa complexité et, à ce titre, une œuvre a autant de concrétisations que de lectures, toutes différentes les unes des autres. Ces concrétisations sont, dit parfois Ingarden, autant d’expressions de l’œuvre. L’œuvre s’exprime de différentes manières. La série de ces expressions a même une histoire dont on peut dégager certaines lois, et qui est sa vie : les lecteurs ne sont pas d’abord à même de la comprendre, puis les concrétisations sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus « adéquates » ; puis enfin ces dernières se raréfient avec les changement de l’atmosphère culturelle : l’œuvre tombe dans l’oubli (Ingarden, 1983: 296). Le processus de concrétisation rapproche ainsi l’œuvre littéraire d’un être vivant. Mais l’œuvre se distingue en même temps de cette vie que lui donnent les concrétisations des lecteurs. Cependant, la conception ingardienne accorde à l’auteur le pouvoir de partager strictement dans son œuvre le déterminé et l’indéterminé. C’est lui qui fixe une fois pour toute ce qui en elle sera d’essence. En ce sens, la conception ingardienne tombe sans aucun doute sous le reproche de platonisme que Hans Robert Jauss adressera à toutes les esthétiques de la production, et en particulier, davantage sans doute qu’à Ingarden, à Gadamer. On sait que pour Gadamer la lecture d’une œuvre, aussi historiquement informée soit-elle, n’a pas pour vocation de restituer ce qu’elle fut dans le passé. Une conscience historique ne peut véritablement se transporter dans ce passé, et toute saisie du passé implique une fusion des horizons, par laquelle cette conscience « ne perd jamais de vue son propre Individualité qui demeure imparfaite et conserve encore une part d’indétermination, comme le remarque Ingarden (Ingarden, 1983: 289). 174 Lucien Vinciguerra présent, de manière à se voir elle-même, ainsi que ce qui est historiquement autre, dans la perspective qui convient » (Gadamer, 1996: 328) . La lecture de l’œuvre littéraire ne peut donc faire revenir une identité ou une essence telle qu’elle a été inventée par son auteur. Mais pour Jauss, Gadamer « retombe dans le substantialisme » en considérant que l’œuvre littéraire « pose une question à son interprète » (Gadamer, 1996: 396) , et que l’œuvre trouve sa consistance et sa densité dans cette question qui, d’une certaine manière, dans son ouverture et l’indétermination de ses réponses, traverse l’histoire et s’impose à ses lecteurs, voués à lui donner une réponse nécessairement toujours nouvelle. Gadamer maintient donc ainsi dans sa théorie de la question une identité et une permanence des œuvres à travers le temps, et plus particulièrement des œuvres devenues « classiques ». Et par là subsiste chez lui, comme chez Ingarden, l’idée qu’il y a dans les œuvres une essence à partir de laquelle les différentes lectures produisent des déterminations supplémentaires en mêlant leur signification intrinsèque à des horizons d’attentes nouveaux. Mais, objecte Jauss à cette idée: « Un texte du passé n’a pas le pouvoir de nous poser par lui-même à travers le temps, ou de poser à d’autres qui viendront plus tard, d’autre question que celle que l’interprète doit reconstituer et reformuler en partant de la réponse que le texte transmet ou semble transmettre (Jauss, 1990: 117). De manière provocante, Jauss inverse l’ordre de la question et de la réponse. Dire que l’œuvre est d’abord reçue comme une réponse, c’est dire qu’elle est saisie par tout lecteur comme un objet susceptible de susciter son intérêt à partir de la tradition qui est la sienne et à travers laquelle il l’identifie. Cette réponse, c’est donc le sens attendu par le lecteur, déterminé par son horizon d’attente dans la tradition en laquelle il la reçoit. Mais l’œuvre du passé déconcerte en même temps cette saisie à travers une tradition à laquelle elle n’appartient pas. Le lecteur doit donc lui poser une nouvelle question : « La question qui fait que l’œuvre d’art du passé nous concerne encore ou de nouveau ne peut être qu’implicite ; elle présuppose en effet l’activité complémentaire d’une compréhension qui doit d’abord soumettre la réponse traditionnelle à l’examen, la trouver convaincante ou insuffisante, la rejeter ou la voir sous un jour nouveau, afin de pouvoir découvrir la question que l’œuvre implique pour nous. Une œuvre ancienne ne survit dans la tradition de l’expérience esthétique ni par des questions éternelles, ni par des réponses permanentes, mais en raison d’une tension plus ou moins ouverte entre question et réponse, problème et solution, qui peut appeler une compréhension nouvelle et relancer le dialogue du présent avec le passé. » (Jauss, 1990: 125) C’est ainsi que Jauss résout le problème que posait Marx à propos de l’art antique : pourquoi une œuvre qui, si elle n’était que le simple reflet d’un stade d’évolution sociale depuis très longtemps dépassé, ne mériterait plus d’intéresser que l’historien « peut-elle encore nous procurer un plaisir esthétique ? » . La question marxienne n’a de sens que lorsqu’on considère la nature de l’œuvre dans le temps de sa production. Or, le plaisir esthétique naît d’une œuvre qui tient son mode d’existence et Voir aussi, à propos de l’œuvre d’art, la critique que fait Gadamer de l’idée de « restitution » du passé, en particulier Gadamer, 1996: 186. Cité par Jauss, 1978: 117. Cité par Jauss, 1990: 39. Le roman entre inachèvement et clôture 175 ses effets du temps de sa lecture. Il est le fruit d’une œuvre qui est, indépendamment du temps de sa production, contemporaine du lecteur qui la consomme, et de ses conditions sociales et économiques. De la même manière, il est permis de reprocher son platonisme sous-jacent à la conception ingardienne d’un système de schèmes organisés par l’œuvre, et définissant une essence que les différents lecteurs actualiseraient dans des limites prescrites par elle. À cette conception, il faut peut- être opposer l’idée que l’œuvre ne prescrit rien de déterminé. La réception de l’œuvre relève d’une dialectique sans noyau : elle ne s’exerce pas sur une donnée fondamentale demeurant identique et variée par les lectures. Elle est la relance de l’horizon d’attente d’une tradition par l’horizon d’attente nouveau d’un lecteur pris lui-même dans une réalité sociale nouvelle. Jauss reprend ainsi à Gadamer ce concept d’horizon d’attente tout en le retournant contre lui. Dès lors, la conception jaussienne de l’œuvre abandonne ce qui était au cœur de la conception ingardienne : l’idée d’une œuvre dont l’auteur fixerait à son origine un noyau d’essence, varié, individualisé et « concrétisé » par sa réception. A partir de là perd toute pertinence la forme spécifique d’inachèvement imaginé par le phénoménologue à travers le concept de schème. À cette conception Jauss oppose l’idée d’une œuvre dont l’être même serait en quelque sorte conversationnel. Avec une œuvre naît non pas un objet ou une forme, mais une conversation qui s’entame avec les présents successifs qui la reçoivent. Dire que l’œuvre n’est pas une question posée aux différents présents, mais une réponse, ce n’est pas seulement inverser l’ordre de la question et de la réponse par rapport au point de vue herméneutique de Gadamer. Faire de l’œuvre une question, c’est lui donner une position de surplomb par rapport à un présent qu’elle interroge dans ses présupposés et ses évidences. En faire une réponse, c’est la penser d’emblée inscrite dans l’horizon d’attente d’un auditeur-lecteur qui saisit toujours d’abord un discours à travers son propre savoir et sa propre culture. Face à cette saisie première, l’œuvre déçoit et perturbe l’attente. Elle semble désaccordée, bizarre, un peu comme un interlocuteur qui soudain, par l’usage d’un mot inattendu, révèle qu’il ne parlait pas jusqu’alors et depuis le début de la même chose que nous. Et ce désaccord oblige son lecteur à lui poser des questions nouvelles, questions qui ne viennent pas d’elle en tant que telle, mais de cette divergence des horizons d’attente des deux époques. Mais, de façon singulière, cette conversation n’a pas pour Jauss la réalité d’un véritable échange linguistique. Car en passant des analyses d’Ingarden à celles de l’historien de Constance a disparu en vérité un élément fondamental. Jauss analyse le mode d’existence d’une œuvre donnée dans sa réception sans examiner la nature langagière de l’œuvre romanesque. Il passe de l’activité productrice à l’activité réceptrice et à l’expérience esthétique du spectateur. Mais cette expérience est au fond l’expérience de la transformation d’une praxis, une praxis artistique d’hommes pris dans l’histoire dont « le cheminement doit être conçu comme ayant son origine dans la conscience réceptrice qui ressaisit le passé, le ramène à elle et donne à ce qu’elle a ainsi transformé en présent, “traduit”, “transmis”, le sens nouveau qu’implique son éclairage par l’actualité » (Jauss, 1990: 116). Au cœur de la conception jaussienne, il y a l’idée que la tradition ne se transmet pas elle-même, qu’elle est essentiellement une action du présent, et non un héritage du passé. Par là, le vocabulaire de Jauss est celui de l’activité humaine, de l’aisthesis collective et sociale, de l’expérience faite. Si l’œuvre relève pour lui d’une activité communicationnelle, c’est en tant qu’elle est ressaisie dans l’ensemble des activités sociales et interhumaines, et non parce qu’elle est elle-même une parole adressée au présent. Le lecteur, écrit- il, « ne peut “faire parler” un texte, c’est-à-dire concrétiser en une signification actuelle le sens potentiel de l’œuvre, qu’autant qu’il insère sa précompréhension du monde et de la vie dans le cadre de référence littéraire impliqué par le texte » (Jauss, 1990: 284). 176 Lucien Vinciguerra Ainsi, lorsque, dans un article qu’il écrit quelques années après la parution de son livre de 1974 et d’où provient la citation précédente, Hans Robert Jauss aborde l’étude d’une œuvre littéraire particulière, ce n’est pas le fait que la littérature est faite de mots qui retient son attention. Dans cet article, Jauss utilise de manière répétée le concept de « concrétisation » d’une œuvre. Mais, remarque- t-il : « Je n’emploie pas le concept de concrétisation dans le sens restreint que lui a donné Roman Ingarden : le travail de l’imagination comblant les lacunes et précisant ce qui est resté vague dans la structure schématique de l’œuvre ; en accord avec la théorie esthétique du structuralisme de Prague, je désigne par ce mot le sens à chaque fois nouveau que toute la structure de l’œuvre en tant qu’objet esthétique peut prendre quand les conditions historiques et sociales de sa réception se modifient. » (Jauss, 1990: 233) Si la concrétisation devient la transformation d’une structure globale, et cesse d’être la détermination et l’individualisation des traits de figures schématiques à l’intérieur d’un récit, alors il n’est plus possible de partager dans l’œuvre telle qu’elle est reçue par son lecteur un noyau invariant et les déterminations individualisantes des schèmes que constituent par exemple les différents personnages. La concrétisation est la production d’une nouvelle structure. Mais l’inachèvement de l’œuvre n’est plus lié à la nature finie de ce qui peut être connu à partir du nombre de mots et de phrases que nous a donnés son auteur. Ce qui se concrétise à chaque fois est une praxis que l’œuvre est en son être. Et ainsi, en fin de compte, comme dans les analyses de L’œuvre ouverte de Eco , la spécificité de la fiction et du roman disparaît dans l’analyse. Il n’est plus question de personnages et d’événements racontés. Dans son article sur Iphigénie, Jauss déchiffre, entre l’Iphigénie de Racine et celle de Goethe, les métamorphoses d’un ensemble de thèmes philosophiques sur la relation de l’homme et du divin, et la construction d’un nouveau mythe, « une nouvelle réponse apportée à une question fondamentale concernant l’univers dans son ensemble » (Jauss, 1990: 233). Mais il n’interroge nulle part le fait que ces questions et ces réponses sont reçues par le lecteur à travers une histoire racontée, et des phrases qui en révèlent peu à peu les fragments dans la temporalité propre d’un récit maintenant un certain nombre d’éléments indéterminés. L’univers dont il est question est le monde réel où vivent en même temps l’œuvre et son lecteur, deux êtres qui cohabitent sans que soit jamais posée la question de la relation de ce monde avec un autre monde dont l’œuvre est porteuse et qui est l’univers fictionnel. Or, en revenant en quelque sorte après les analyses de Jauss au point de vue d’Ingarden, et en prenant en compte le fait que l’œuvre romanesque est un texte et un récit, et qu’elle relève par là d’une conversation dont le mode d’être est différent de celui d’une sculpture ou d’une performance, il devient désormais possible au terme de ce détour de découvrir des problèmes nouveaux. Le roman existe dans le présent de sa réception sur le mode d’une voix qui s’adresse à son lecteur. Mais cette dernière est en réalité une voix familière aux historiens de la littérature : elle est cette voix même qui se distingue à la fois de celle de l’auteur, de celle des personnages et de celle du lecteur. Elle est en effet la voix du quatrième larron de toute théorie du récit, celui qu’Ingarden laissait en quelque sorte sur le bord de la route : le narrateur, la voix dite narrative, cette voix au statut étrange qui parle à travers chaque phrase du roman, toujours irréductible à celle de l’auteur, mais aussi à celles des personnages à l’égard desquelles elle a une position ambigüe. Cette voix qui proclame dès la première ligne du roman Chapitre « De l’Iphigénie de Racine à celle de Goethe ». À qui cependant il s’oppose bien sûr en refusant de penser l’œuvre à partir du concept de forme. Le roman entre inachèvement et clôture 177 « longtemps, je me suis couché de bonne heure », ou « par un soir de l’hiver de 1917, un train débarquait dans la gare de l’Est une troupe nombreuse » n’a pas d’autre destinataire que le lecteur. Elle s’adresse à lui, elle n’est là que pour raconter l’histoire à son intention. En tant que telle, elle est son interlocuteur de plein droit, et on ne peut en penser les effets qu’en l’imaginant dans le même monde que lui, le lecteur, nous-mêmes qui lisons dans le monde réel. Car c’est à nous que le narrateur parle. Mais en même temps, cette voix appartient à la fiction. Elle est comme celle des personnages une invention de l’auteur. Qu’elle se donne comme neutre, dissimulant tout affect et toute opinion, ou au contraire comme engagée et bavarde, qu’elle présente ce qu’elle raconte comme une aimable fiction ou qu’elle soit la voix d’un personnage de l’histoire, qu’elle s’arroge dans la fiction des droits exorbitants en tant que personnage (rapporter les pensées des autres personnages, anticiper sur l’avenir de l’histoire) ou qu’elle affirme son ignorance de tout cela, elle n’est jamais la voix de l’auteur parlant en personne. Le lecteur s’interroge sur elle comme il s’interroge sur les personnages du roman qu’elle raconte. L’idée d’une conversation entre l’œuvre et le lecteur, et d’une œuvre dont le sens se construit dans cette conversation, ne peut donc, pour ce qui concerne le roman, laisser de côté cette voix narrative qui s’adresse depuis l’œuvre au lecteur, à cheval en quelque sorte entre deux mondes, le monde de la fiction et celui de la réalité. Mais en s’interrogeant sur cette voix, on doit abandonner l’idée que le roman est une structure, une forme donnée à travers une praxis, et on rentre dans l’univers fictionnel qu’elle constitue, et les problèmes posés par les relations entre cet univers fictionnel et le monde réel. Prenons désormais et enfin un exemple. Parmi les romans ayant une longue histoire et que nous lisons aujourd’hui, il y a ceux qui relèvent de cette forme singulière née autour du XIIe siècle : les romans de chevalerie de la légende arthurienne, dont l’œuvre de Chrétien de Troyes a donné parmi les plus grands chefs-d’œuvre. Les personnages de la cour du roi Arthur nous sont familiers. D’une certaine manière, ils appartiennent à nos horizons. La vie qu’ils mènent encore dans les fictions d’aujourd’hui, littérature ou cinéma, nous donne aux romans des XIIe et XIIIe siècles un accès plus facile, sans doute, qu’aux histoires de bergeries de la fin de la Renaissance écrites près de trois siècles plus tard. Et ainsi, nous suivons les aventures de Perceval, sa première rencontre des chevaliers dans la forêt, le scène du Graal auprès du roi Pêcheur, la rêverie du héros devant les trois gouttes de sang dans la neige qui lui rappellent le visage de sa bien-aimée, les révélations de l’oncle ermite dans la forêt. Toutes ces scènes du Roman du Graal s’insèrent presque naturellement dans l’espace de nos récits, de nos héros et nos super-héros. Et par là, le monde fictionnel du roman de chevalerie est ouvert sur toutes les fictions qu’il a pu indirectement susciter au cours de l’histoire, et que les cultures ultérieures ont mises en récits à partir de tous les savoirs qu’elles ont développés. Dans ces fictions ultérieures, il y a les modes spécifiques de narration des réalités d’aujourd’hui : une certaine manière en particulier de penser la relation de l’individuel et du collectif, du sujet et du monde, de l’intériorité de la psyché. Tout cela relève de notre connaissance de ce que nous nommons la réalité, mais est aussi un mode de mise en récit du monde, de l’individu et du collectif. Mais lorsque nous pensons ainsi la lecture d’une œuvre du passé dans son prolongement par les récits du présent, les formes que prennent notre réception du passé peuvent cesser d’être pensées comme une réception créatrice d’un sens global d’une œuvre, et, au fond, selon un point de vue qui demeure chez Jauss phénoménologique, comme « un rapport dialectique entre l’œuvre reçue et la conscience réceptrice » (Jauss, 1990: 278). Elles deviennent l’inscription d’un ensemble fini de phrases formant un monde inachevé de part sa nature fictionnelle à l’intérieur d’un autre ensemble de phrases, celui de tous les récits qui environnent le 178 Lucien Vinciguerra récepteur dans son présent, et déterminent, édifient, fabriquent à la fois sa représentation du monde et de lui-même. Autrement dit, les identités du roman s’achèvent non dans notre conscience concrétisante, mais dans les récits qui nous entourent et que nous ajoutons silencieusement aux phrases du livre que nous lisons. Par là, l’œuvre du passé insérée dans les récits du présent y trouve sa place et ses identités. Mais elle ne le fait pas sans accrocs et sans bizarreries. Des événements semblent incompréhensibles. Ils échappent à l’ordre de nos évidences narratives, et nous ne savons pas vraiment quoi en faire. Perceval abandonne sa mère pour suivre son chemin de chevalier. Chevauchant sa monture, nous dit la narrateur, il se retourne un instant et voit sa mère tomber morte de chagrin : « Lui, d’un coup de baguette, cingle son cheval sur la croupe ; la bête bondit et l’emporte à grande allure parmi la forêt ténébreuse » (de Troyes, 1989: 15). Plus loin, le héros, hôte du roi pêcheur, assiste à la procession de la lance qui saigne et du Graal : « Le nouveau venu voit cette merveille et se raidit pour ne pas s’enquérir de ce qu’elle signifie. C’est qu’il lui souvient des enseignements de son maître : n’a-t-il pas appris de lui qu’il faut se garder de trop parler ? » (de Troyes, 1989: 44). Ainsi, la voix narratrice raconte les événements de l’histoire enfilés l’un après l’autre sur le même ton neutre. Elle n’exprime au lecteur aucune dramatisation. Les événement forment pour elle une chaîne continue, ininterrompue et sans épaisseur véritable. Et elle ne rapporte pas vraiment le retentissement des événements qu’elle raconte dans l’esprit des personnages. Leur esprit semble vide devant l’extraordinaire. Face à deux événements dramatiques, l’esprit de Perceval n’est pas ébranlé. Il n’est en proie à aucun trouble intérieur manifeste. Devant le Graal ne lui vient à l’esprit qu’une maxime de prudence de son maître en chevalerie. Même lors de l’épisode des trois gouttes de sang dans la neige, le Perceval songe à son amante absente sans que la voix narratrice nous fasse accéder de manière concrète à ses pensées, qui demeurent abstraites et générales. Ces quelques événements incongrus nous le révèlent : en vérité, loin d’inscrire le récit du XIIIe siècle au beau milieu des nôtres, cette voix narratrice nous fait accéder à un monde fictionnel dans lequel les événements semblent pour nous une sorte de décor sans profondeur où les épisodes se succèdent. Nous qui lisons aujourd’hui percevons tout cela comme une anomalie. L’espace auquel nous avons coutume d’accéder dans un roman est en réalité un espace complexe. Dans la suite des événements de l’histoire narrée, il y a la vie intérieure des personnages, et le retentissement des événements dans cette vie intérieure rejaillit sur leur succession et leur enchaînement. Le roman fait vivre pour nous des psychés qui habitent un monde commun. Pour cela, il doit tracer dans ce qui est raconté un partage aux limites complexes et enchevêtrées entre ce qui relève du récit de ce monde commun et une autre part qui est celle des vies psychiques des personnages. Il lui faut délimiter le partage des pensées et des choses, des mondes mentaux et de l’espace des corps où tous se meuvent. Mais les descriptions de ces univers mentaux transforment celles des événements communs du monde, qui cessent de se donner comme une suite homogène, et deviennent les éléments d’un système d’attentes et de tensions, de retournements, de drames et de moments de tranquillité, les scansions d’une histoire à proprement parler. Dans cette opération, la voix narrative joue un rôle essentiel. C’est elle qui prend le lecteur à témoin en donnant à la suite des événements son sens dans l’histoire, disant leurs effets chez les personnages ou participant elle-même dans sa propre vie intérieure fictive à la dramatisation du récit. Or, dans le roman de chevalerie, cette voix, qui se présente parfois dans les récits de Chrétien de Troyes sous le visage de l’auteur lui-même, n’opère pas ces partages. Elle n’a accès ni à la vie Le roman entre inachèvement et clôture 179 intérieure des héros, ni au sens des événements qu’elle raconte. Elle les laisse tous glisser également dans son récit, et nous laisse par là désorientés. Mais il y a dans ces romans un lieu du sens, un sens que la voix narrative ne détient pas, mais qu’elle rencontre, qu’elle pointe et délimite au cours de son récit comme un de ses moments. Le chevalier dont elle retrace les aventures, parcourant les forêts profondes, croise parfois des voix singulières : celle des ermites et des pucelles qui détiennent sur l’histoire et sur lui-même un savoir dont la voix narrative est privée. C’est, dans Perceval, la Jeune Pucelle qui révèle au héros son nom qu’il ignore et lui apprend la mort de sa mère à son départ. C’est, plus loin, son oncle l’ermite qui fait le lien entre les deux épisodes de cette mort et du silence devant le Graal, découvrant en quelque sorte à Perceval ce qu’il éprouvait et avait alors à l’esprit sans le savoir lui-même. Pas plus que les personnages ordinaires, la voix narratrice n’a donc la clé des événements qu’elle raconte. Elle n’est pas la détentrice de leur sens. Elle n’est pas en position de métalangage. Mais elle rencontre dans un moment et un lieu déterminés de l’histoire des personnages ou, si l’on veut, des méta-personnages, bien mieux qualifiés qu’elle, de par leur sainteté ou de leur innocence, en tant que détenteurs et proférateurs de sens. En racontant cette rencontre elle localise, à l’intérieur même de l’histoire racontée, quelque chose comme une vie psychique. C’est cette voix d’un narrateur qui nous parle depuis le roman que nous ne pouvons plus alors raccrocher aux récits du présent, et qui produit pour nous un effet d’étrangeté : elle ne répond pas à la réponse que nous voulons trouver dans le roman ; elle déstabilise notre horizon d’attente, et nous oblige enfin à lui poser de nouvelles questions, pour reprendre les formulations jaussiennes. Elle conduit ainsi le lecteur à refuser la réponse sous laquelle elle se donnerait normalement à lui en s’insérant dans les récits qui lui sont familiers et en dialoguant en quelque sorte avec leurs voix narratives à eux. Par la singularité du rapport qu’elle entretient aux événements qu’elle raconte, la voix narrative du roman de chevalerie empêche le lecteur de s’installer dans ce dialogue avec les héros de nos histoires d’aujourd’hui. Or, la double existence de cette voix lui donne un statut singulier. Pour une part, elle n’est au fond qu’une voix particulière du roman, ayant le même degré de fiction que celle des personnages : elle est une voix inventée par l’auteur comme le sont toutes les autres voix, même lorsqu’elle n’est pas celle d’un personnage de l’histoire. Mais d’un autre côté, elle est la seule voix qui s’adresse au lecteur et, même si inévitablement les voix des personnages prennent toujours eux aussi leur part de cette tâche (puisque tous les propos qu’ils s’adressent les uns aux autres se destinent aussi en un sens au lecteur, lui parlent et l’informent), elles ne le font que par délégation de la voix narratrice. Cette voix a ainsi la charge de transmettre au lecteur la totalité du contenu du roman, de sa structure et de sa forme. Du fait qu’elle est une voix particulière parlant du fond de la fiction, elle est porteuse de tous les paradoxes qui affectent la nature des êtres de fictions. Elle a le même inachèvement et la même ouverture indéterminée que la couleur des yeux ou de la chevelure de la princesse de Clèves dans le roman de Madame de Lafayette, qui reste silencieux là-dessus. Elle est un schème qui doit se concrétiser dans le moment de sa lecture. Mais du fait qu’elle a la charge de la transmission du roman lui-même au lecteur, cette concrétisation ne peut plus être circonscrite. Elle n’est plus localisée sur le mode d’un supplément s’ajoutant à une structure originaire qui serait l’œuvre même et tiendrait son sens de son auteur et du temps de sa production. En se concrétisant de différentes manières aux différentes époques où elle est reçue et entendue, elle transforme la structure même du roman et les conditions mêmes depuis lesquelles toutes les autres concrétisations vont se produire. D’une certaine 180 Lucien Vinciguerra manière, elle ne dit plus la même chose au lecteur. Si, en portant attention au contenu de la voix narratrice, Perceval nous apparait comme incomplet, manquant de cette vie psychique que nous attribuons d’ordinaire aux personnages de roman, ce n’est plus pour la même raison que dans la théorie ingardienne, à cause de l’impossibilité pour le langage de déterminer en un nombre fini de phrases la totalité des propriétés d’un individu concret. C’est du fait de ce régime de la voix narrative qui n’est plus le nôtre. Au début de cette analyse, l’inachèvement de l’univers fictionnel s’opposait à la clôture du monde réel, envisagé à partir d’une autre forme de récit que le récit de fiction : celui de l’historien ou du chroniqueur de l’actualité. Le récit fictionnel s’opposait au compte rendu de la réalité comme l’inachevé à l’achevé, l’ouvert au clos. Mais il est temps désormais de remarquer que le récit de la réalité n’est pas d’abord celui de l’historien ou du journaliste, mais plutôt celui de la science, qui nous apprend ce qu’il faut tenir pour réel dans l’état actuel de nos connaissances. On oppose souvent la forme théorique de la science à celle du récit de l’historien ou du chroniqueur. Le discours scientifique, dit-on, n’est pas un récit. Le récit se déroule dans une temporalité étrangère à l’énoncé des lois de la science, temporalité qui est celle de l’action humaine. Elle implique le déroulement d’une action sur le mode d’une intrigue, avec une suite d’événements dont le sens se révèle peu à peu au lecteur. Ainsi, dans la troisième partie de Temps et récit, Paul Ricœur a insisté sur la dimension fondamentalement non narrative de la science. Le temps de la science, celui de la physique ou de la géologie, n’est pas celui du récit et de l’intrigue. Les lois de la mécanique ne prennent pas une forme narrative. Ainsi remarque-t-il, à propos du temps géologique et de celui de l’évolution des espèces : « Que cet alignement sur une unique échelle de temps soit finalement trompeur est attesté par le paradoxe que voici : le laps de temps d’une vie humaine, comparé à l’amplitude des durées cosmiques, paraît insignifiant, alors qu’il est le lieu même d’où procède toute question de signifiance. Ce paradoxe a suffi à mettre en question l’homogénéité présumée des durées projetées sur l’unique échelle du temps. Ce qui est ainsi rendu problématique, c’est le droit de la notion même d’« histoire » naturelle (d’où notre usage constant des guillemets dans ce contexte). Tout se passe comme si, par un phénomène de contamination mutuelle, la notion d’histoire avait été extrapolée de la sphère humaine à la sphère naturelle, tandis qu’en retour la notion de changement, spécifiée au plan zoologique par celle de l’évolution, avait inclus l’histoire humaine dans son périmètre de sens. » (Ricœur, 1985: 167) Ce qui le conduit à conclure : « Ce sont finalement des concepts de récit et d’action qui sont non transférables de la sphère humaine à la sphère de la nature » (Ricœur, 1985: 168). Or, Ricœur ne peut défendre cette thèse d’un hiatus irréductible entre les sciences exactes et le récit narratif (en refusant toute légitimité autre qu’analogique au concept d’histoire lorsqu’elle n’est pas celle des vies humaines prises dans une action et un projet) que parce qu’il confronte d’une part des récits d’historiens et de romanciers, et d’autre part des concepts scientifiques examinés par eux-mêmes indépendamment de tout texte particulier : le concept d’évolution des espèces, le temps de la mécanique classique, celui de la relativité ou de la thermodynamique. Mais en vérité, le philosophe n’analyse jamais la manière dont ces concepts apparaissent et sont mis en scène au sein de textes scientifiques concrets, dans lesquels un savant les introduit et les présente à son lecteur. Par là, il lui Le roman entre inachèvement et clôture 181 est facile de mettre en évidence une absence de narrativité réelle de la science, qui n’est en réalité que l’effet de la dissymétrie de sa méthode. Or, en prenant garde au fait que ces concepts n’existent dans la science que dans des textes, toujours nécessairement adressés à un lecteur, qu’ils doivent accompagner pas à pas dans la découverte de leurs fonctions, de leurs relations et de leur nécessité, une tout autre scène se présente à nous. Déjà, au XIXe siècle, un philosophe des sciences comme Cournot a insisté sur le fait que, au cœur même des sciences les plus éloignées de la vie humaine, existent certaines branches qui, par leurs méthodes, leurs argumentations au moyen de raisons plutôt que de causes, leurs procédés d’exposition, relèvent des sciences historiques. Il en va ainsi par exemple pour Cournot de la cosmogonie du système solaire et de la géologie de la Terre, sciences cosmologiques qu’il oppose aux sciences théoriques ou de la nature. Monde et nature s’opposent pour lui comme histoire et lois, ou raisons et causes. Ce qui fait que ces sciences relèvent d’une méthode historique, et donc d’une véritable narration, n’est pas seulement qu’elles traitent de phénomènes temporels, puisque la physique le fait aussi par le moyen de lois de la nature, mais plutôt qu’elles se proposent de raconter un processus qui fasse apparaître des raisons à l’existence d’un état contingent et singulier du monde, raisons conduisant à faire intervenir le niveau du sens, à distinguer l’essentiel de l’accessoire et, pour cela, à raconter une histoire (Cournot, 1987: 42-44) . Mais au-delà de ces analyses de Cournot, et plus radicalement, on peut remarquer que la philosophie des sciences du XXe siècle a insisté sur la différence entre l’objet tel qu’il nous est donné, et tel que nous y accédons dans la « vie ordinaire », et l’objet scientifique. L’objet scientifique est une construction. La science ne parle pas des choses telles que nous les donne l’expérience immédiate. Son objet n’est pas le mouvement dont nous faisons l’expérience, mais par exemple un mouvement géométrisé dans un espace abstrait. Le monde n’est pas fait de corps ayant les qualités à travers lesquelles ils nous apparaissent, mais d’atomes, de corpuscules et d’ondes auxquels nous accédons par des équations. Le monde réel, de cette réalité que la science révèle, est ainsi une construction et une invention du savant. Or, en même temps qu’il construit les objets du monde de la science, le savant doit aussi construire une voix qui s’adresse au lecteur du texte scientifique. Cette voix est là pour l’accompagner dans sa lecture. Elle s’appuie sur un savoir partiel qu’elle lui suppose, et lui parle en faisant apparaître des problèmes, en formulant des questions et en lui racontant une histoire qui conduit à un dénouement de ces problèmes et à la construction d’objets nouveaux. Elle lui présente donc le déroulement d’une action et, quel que soit le domaine de son propos, il s’agit d’une action humaine prise dans une narration et la réalisation d’un projet : l’action d’un géomètre invité à tracer des lignes sur une figure, d’un algébriste invité à tourner son regard vers un problème comportant des inconnues, d’un physicien invité à se questionner sur le mouvement de la Terre à partir de ce qu’il voit autour de lui. Bref, elle est véritablement une voix narrative, qui n’est donc pas l’apanage de la fiction. Si le monde de la science est construction, il faut que la voix qui parle de ce monde soit aussi construite, qu’elle ne soit pas la voix du savant vivant dans son monde de vie donné, mais une voix inventée par ce savant pour s’adresser, depuis un lieu où elle est en connivence avec ce monde construit, au lecteur qui la reçoit et l’écoute lui-même dans son monde de vie à lui . On se rapportera aussi à Cournot, 1987: 174. Toutes les idées défendues dans ce paragraphe et dans les suivants reprennent des thèses développées dans mon livre déjà cité (Vinciguerra, 2019), qui analyse pourquoi il est nécessaire de penser une voix narrative du texte scientifique, et comment les transformations de la science sont en partie déterminées par les transformations du statut de cette voix dans l’histoire, elles-mêmes liées aux transformations de la voix narrative romanesque. 182 Lucien Vinciguerra Mais alors, le monde de la science et le texte-récit scientifique sont soumis aux mêmes vicissitudes que les univers fictionnels romanesques. Le texte scientifique n’a d’existence que dans le dialogue avec le temps de sa réception. Il est toujours le porteur d’une voix dont le mode d’existence et le contenu du message ne peuvent être interrogés que depuis celui qui l’écoute à l’intérieur de son horizon d’attente. L’énoncé des lois de Kepler dans l’Astronomia nova de 1609 (Kepler, 1979) du savant allemand ne parle pas des mêmes objets au moment de sa publication et au temps de Newton. Et c’est bien comme une réponse que Newton doit d’abord le recevoir en l’insérant dans les récits de la physique de la fin du XVIIe siècle. En tant que tel, il trouve dans l’œuvre du théoricien de l’harmonie céleste des phrases qui s’insèrent peu ou prou, avec quelques grincements et quelques anomalies, dans les textes du temps des Principia, dans ceux de sa géométrie, du calcul des fluxions et de la physique nouvelle des équations du mouvement. Et ainsi, les objets du monde réel, en tant qu’il est non ce monde immédiatement perçu que la science dévalorise, mais le monde qu’elle construit, sont porteurs du même inachèvement que ceux des univers fictionnels des romans. Ils ne sont pas fiction, car demeurent ouverts pour eux, contrairement aux habitants des mondes des romans, tous les protocoles de vérification inventés par la science pour mettre à l’épreuve ses énoncés. Le monde réel de la science n’est pas un monde, mais le monde, celui auquel nous mesurons toutes nos phrases à prétention de vérité empirique. Mais cette possibilité de vérification ne suffit pas à déterminer tout à fait les objets. Dans chaque texte scientifique traversant l’histoire d’une science, leurs caractères et leurs propriétés, les relations qu’ils entretiennent les uns aux autres, dépendent de tous ces autres récits du temps de leur lecture, qui chacun en complète les traits. D’une certaine manière, la loi des aires de Kepler s’explicite et s’élucide dans la gravitation universelle de Newton. Mais, là encore, cette explicitation et cette détermination n’est pas la simple concrétisation d’un objet qui demeurait jusque là schématique. Car cette voix qui parle à Newton dans le texte de Kepler elle aussi a changé. Elle ne se rapporte plus de la même manière aux objets dont elle parle. Elle ne s’adresse plus à son lecteur comme elle le faisait au temps de Kepler, elle ne conçoit plus de la même manière la relation de sa propre existence à celle de la conscience réceptrice qui en fait la lecture, ni le lien de cette conscience aux objets du monde de la science. Un nouveau récit est paru, et avec lui la critique des qualités secondes qui est au cœur désormais de la conception nouvelle des corps et de l’espace, et qui a transformé cette relation de la conscience lectrice au monde et aux signes du texte. Avec elle, la concrétisation, là encore, comme dans le roman, cesse d’être localisable et ne peut plus être pensée comme la détermination d’une structure ou d’un schème invariant depuis le temps de sa production. Et ainsi, d’une certaine manière, il faut renverser la thèse d’Ingarden : la concrétisation n’est pas la détermination dans une conscience du contenu schématique d’un récit. C’est peut-être la conscience qui doit être pensée comme la concrétisation d’un récit dans un autre récit. Bibliographie Coleridge, S. T. (1983). Biographia Literaria (1817). The Collected Works. Princeton: Princeton University Press. Cournot, A-A. (1987). Matérialisme, vitalisme, rationalisme. Paris: Vrin. Eco, U. (1979). L’œuvre ouverte. Paris: Seuil. Eco, U. (1985). Lector in fabula. Paris: Seuil. Eco, U. (1985). Les limites de l’interprétation. Paris: Seuil. Le roman entre inachèvement et clôture 183 Gadamer, H-S. (1996). Vérité et méthode. Paris: Seuil. Ingarden, R. (1983). L’œuvre d’art littéraire. Paris: L’âge d’homme. Jauss, H-R. (1990). Pour une esthétique de la réception. Paris: Gallimard. Kepler, J. (1979). Astronomie nouvelle. Paris: Blanchard. Merleau-Ponty, M. (1969). La prose du monde. Paris: Gallimard. Ricœur, P. (1985). Temps et récit. Tome III. Le temps raconté. Paris: Seuil. de Troyes, C. (1989). La légende arthurienne. Paris: Robert Lafont. Vinciguerra, L. (2019). Celui qui parle. Science et roman. Paris: Hermann. http://www.deepdyve.com/assets/images/DeepDyve-Logo-lg.png Phainomenon de Gruyter

Le roman entre inachèvement et clôture

Phainomenon , Volume 32 (1): 19 – Dec 1, 2021

Loading next page...
 
/lp/de-gruyter/le-roman-entre-inach-vement-et-cl-ture-LxzD6DyskJ
Publisher
de Gruyter
Copyright
© 2021 Lucien Vinciguerra, published by Sciendo
eISSN
2183-0142
DOI
10.2478/phainomenon-2021-0017
Publisher site
See Article on Publisher Site

Abstract

The novel gives us access to fictional universes in a fundamentally unfinished mode, which allows the reader to give free rein to his or her imagination, in a freedom that is nevertheless monitored and controlled by rules. This article tries to understand the nature of this incompleteness, by discussing some classical readings. How does this specific dimension of fiction relate to Umberto Eco's concept of the "open work" or to the idea, developed by the phenomenologist Roman Ingarden, that literary ISSN: 0874-9493 (print) / ISSN-e: 2183-0142 (online) DOI: 10.2478/phainomenon-2021-0017 166 Lucien Vinciguerra works are "schemas" destined to be "concretized" in the consciousness of the reader? How does Hans Robert Jauss's aesthetics of reception help us to think about the incompleteness of the work in the proper time of its different readings? Through the fruitful dialogue of these different theories, it is a question of highlighting two important points. First, these theories, while discussing the respective roles of the author and the reader, neglect a a third character who is nevertheless essential to the fictional narrative, the narrator. However, taking into account the latter sheds light on the problems encountered. Secondly, this relationship between the incompleteness of the narrative and the narrator's position is not in itself specific to fiction. It is not absent from scientific texts, when they are thought of as narratives about reality susceptible of different readings in their history. On trouve des romans dans les rayonnages des bibliothèques. Ils sont des parallélépipèdes rectangles, des objets nets, clos, aux angles droits. Les romans comportent en général exactement huit trièdres rectangles, douze arêtes et six faces. Mais ils sont bien sûr autre chose : des objets en lesquels on peut entrer, c’est-à-dire à la fois ouvrir les pages qu’ils contiennent et atteindre par leur lecture les mondes de leurs histoires. Et entrer dans ces livres est d’abord faire une expérience à rebours de leur existence matérielle : celle de leur inachèvement et de leur ouverture indéfinie. Il n’y a en eux qu’un nombre fini de phrases, mais ces phrases donnent à leur lecteur l’accès à des personnages, des hommes et des femmes qui vivent dans le roman une vie qui semble avoir la même épaisseur que les nôtres, celles que nous nous racontons les uns aux autres dans notre monde commun. La cour qui se réunit à Pâques au château de Caradigan dans les premières lignes d’Erec et Énide semble avoir la même consistance pour nous que celle du dernier conseil des ministres dont le journal quotidien d’hier donne le compte rendu. À travers cette suite finie de phrases, j’entre ainsi dans ce que la tradition littéraire appelle un univers romanesque, un monde fictionnel qui ressemble à notre monde dans son mode d’existence et d’élucidation, sinon dans ses propriétés effectives. Et pourtant, à bien y regarder, il n’en va pas ainsi : le récit fictionnel du roman et celui du journal ou de l’historien ne relèvent pas des mêmes règles. Le compte rendu dans le journal se donne comme un ensemble de phrases auxquelles d’autres peuvent s’adjoindre indéfiniment. Si un détail manque dans le compte rendu, un autre journal me le donnera. Une chaîne d’expériences et de récits raccorde ce compte rendu à l’expérience vécue des participants à l’événement, et je peux toujours remonter cette chaîne, compléter les informations manquantes, interroger d’autres témoins. Le contenu signifié par la suite finie des phrases du journal ouvre ainsi à cette condition sur un monde dont l’exploration est en fait et en droit interminable, allant bien au-delà du contenu signifié par ces phrases. Et la référence des termes de ces phrases désigne des êtres, des individus, et des objets dont chaque détail, chaque détermination, peut faire l’objet d’enquêtes qui vont au-delà de ce que disent ces phrases et peuvent toutes aboutir en droit, même si certaines ne le peuvent en fait. Je peux m’enquérir de la couleur de la chemise du ministre du Travail, et des propos confidentiels que celui de la Défense a murmuré à l’oreille du président. Cette propriété, le récit du journal la partage avec celui de l’historien, même si ce dernier ne peut bien souvent plus interroger les témoins directs des événements qu’il raconte. Tout récit historique se complète par d’autres, par des récits de témoignages transmis jusqu’à nous, par des indices et des traces dont l’historien peut à tout instant partir à la recherche. Cette possibilité est condition d’un monde commun, ce monde sur lequel ouvre le contenu du récit historique, Le roman entre inachèvement et clôture 167 un monde qui est en même temps le mien, accessible concrètement à mes enquêtes et à mes interrogations. Il n’en va pas de même du monde sur lequel ouvre le récit fictionnel du roman. Sans doute, un roman s’appuie bien souvent sur l’histoire et la géographie de notre monde et ainsi sur d’autres textes et d’autres savoirs qui rendent possible pour moi d’aller au-delà de ce qu’affirment ses phrases. C’est ma connaissance des rues de Paris qui me permet de retracer le parcours de l’inconnu qui erre dans les premières pages de La peau de chagrin. Et l’histoire de la révolution française prolonge et éclaire les phrases de La Chartreuse de Parme. Sans doute aussi puis-je, par inférence, tirer des phrases du roman toutes sortes de conséquences que je peux raisonnablement affirmer avec elles. Je ne suis donc en rien limité à ce que me disent ces phrases, et la possibilité d’aller au-delà d’elles et d’en adjoindre d’autres est sans doute la condition pour que je puisse avoir le sentiment, à travers la lecture, d’accéder à un monde. Mais cette élucidation trouve dans le roman des points d’arrêt de droit créant des zones d’indétermination : si l’auteur ne me dit pas la couleur de la chevelure de l’héroïne, alors, je ne peux en droit la connaître, et elle reste pour tout lecteur nécessairement inconnaissable. Je ne peux pas vérifier ce qui n’est pas écrit dans le roman, et certaines affirmations demeurent ainsi en suspens. La fiction semble ainsi nous offrir un monde en partie incomplet et indéterminé, différent en cela du monde réel. Cette incomplétude a parfois été pensée d’un point de vue ontologique et référentiel, faisant d’elle une propriété spécifique des êtres auxquels renvoient les termes des phrases du roman. Mais cela conduit à ce qui semble bien un paradoxe : le propre de la fiction est de mettre en scène des personnages qui sont la plupart du temps identifiables comme des êtres humains, des arbres, des villes et des pays familiers. C’est ainsi qu’ils nous apparaissent et que nous pensons à eux, aussi riches et complexes que nous. Nous n’avons en rien le sentiment d’entrer à travers les romans à l’intérieur de mondes incomplets et d’y rencontrer des héroïnes aux cheveux sans couleur. Sans aucun doute, il serait même absurde de penser ainsi. Dans la philosophie analytique, ce point de vue référentiel a été développé au moyen des outils de la sémantique des mondes possibles, en questionnant la manière dont cette branche de la logique modale, construite pour élucider la nature des contrefactuels, pouvait être appliquée au récit fictionnel. Un énoncé contrefactuel propose une situation alternative au monde réel : « si Napoléon avait gagné la bataille de Waterloo, alors… ». La logique modale nous a appris à construire dans ces situations une formalisation pour la signification des mots et la référence des noms et des pronoms à l’intérieur d’un « monde possible ». Mais un contrefactuel est un scénario différent de ce qui a eu lieu qui reste fermement adossé à la réalité. Il est une variante de ce qui se produit dans le monde réel. Or, le monde fictionnel est plus qu’une variante du monde. En tentant d’appliquer les opérations de cette logique à une fiction qui fait appel bien davantage à l’imagination du lecteur, la logique modale a rencontré et fait apparaître des problèmes et des difficultés nouvelles et, parmi ces dernières a été débattue la question de l’incomplétude apparente des objets de ces mondes fictionnels quand on les pense comme des mondes possibles. Mais il est possible d’aborder autrement cette question, en laissant de côté une dimension référentielle dont l’existence dans le cas de la fiction demeure problématique, et en demeurant au ras de ce que toutes ces opérations nous offrent : un livre est une liste finie de phrases, ouvertes sur d’autres phrases qui s’ajoutent à elles, avec dans le cas de la fiction, des barrières posées à cette adjonction de phrases qui la distingue d’un récit de la réalité, comme celui du journaliste ou de l’historien. Loin d’avoir la présence pleine et entière de l’objet matériel qu’il est pourtant, le roman est ainsi un mixte d’ouverture et de clôture, d’inachèvement et de limitation. Or, en lui se révèle qu’inachèvement et 168 Lucien Vinciguerra clôture ne s’opposent pas, mais sont au contraire la condition l’une de l’autre. D’une certaine manière, les récits qui décrivent la réalité, celui du journal ou de l’historien, tiennent leur pouvoir d’ouvrir sur ce monde commun que l’on appelle la réalité d’un certain nombre d’opérations qui sont barrées au récit de fiction : vérifier, contrôler, aller à la recherche d’indices et de preuves. La fiction suspend ces procédures, elle dresse devant elles des barrières que nous devons respecter. Et ce sont ces clôtures dressées qui font du monde fictionnel du roman un monde qui flotte pour nous dans une indétermination essentielle et lui donnent son inachèvement, en l’empêchant de se connecter pleinement à notre monde commun. Ainsi, le monde réel et ses habitants nous apparaissent dans une sorte de fermeture et d’achèvement. Bien qu’inépuisables, ils se donnent comme achevés, car indéfiniment explicitables au moyen de tous les protocoles de vérification que nous connaissons. Le monde fictionnel, en revanche, voit dressées devant lui des clôtures qui l’ouvrent et qui le rendent inachevé, ménageant en lui des points d’arrêt, et par là des indéterminations susceptibles de laisser courir librement notre imagination. C’est par ses clôtures que la fiction demeure ouverte d’une manière plus radicale et plus étrange que ne l’est le monde réel. Comment peut-on penser ce mixte de clôture et d’ouverture ? Avec quelles ressources est-il possible d’explorer cet étrange mode d’existence à partir de cette double relation de l’ouverture et de l’inachèvement ? Dans L’Œuvre ouverte, Umberto Eco oppose la conception traditionnelle de l’œuvre d’art comme forme achevée, « une production qui est due à une personne et qui, à travers la diversité des interprétations, demeure un organisme cohérent » (Eco, 1979: 35), à une œuvre qu’il nomme ouverte, caractéristique de la modernité et présente seulement au titre d’esquisse à certaines époques antérieures, dans l’œuvre allégorique du Moyen Âge, dans l’esthétique baroque, dans le symbolisme mallarméen. Ce qui caractérise pour Eco l’œuvre ouverte moderne, dont il trouve le prototype dans la musique post webernienne, celle de Berio ou de Stockhausen, est qu’elle est une œuvre inachevée dans sa forme, une forme que l’interprète ou le lecteur est appelé à compléter dans un acte de coopération. Cette ouverture implique une indétermination construite volontairement par l’auteur, qui ménage au récepteur un espace de choix possibles. Ce peut être la possibilité de commencer l’œuvre par la section de son choix (cas de l’interprète de la troisième sonate pour piano de Boulez) ; la revendication d’un informel qui fait du fond, et non de la forme, le sujet de l’œuvre : cas des peintures de Dubuffet ou Fautrier (Eco, 1979: 124) ; la dissolution de l’intrigue dans les arts traditionnellement narratifs, comme le cinéma ou le roman, au profit d’une succession d’événements insignifiants survenant sur le mode du hasard, un « hasard voulu » destiné à plonger le lecteur ou le spectateur dans un champ indéterminé de possibles : L’aventura d’Antonioni, Mrs Dalloway de Virginia Woolf (Eco, 1979: 158) ; le texte aux significations multiformes dans leur lettre même, « fait de signes non univoques reliés entre eux par des rapports non univoques », et ouvrant sur un chaosmos intotalisable : Finnegans Wake de Joyce. Mais à cette ouverture, en quelque sorte à la fois formelle et matérielle , propre à l’œuvre moderne en tant qu’elle est un type d’objet nouveau, comportant en elle ces éléments, pièces et morceaux indéterminés, que le lecteur, le spectateur ou l’instrumentiste est invité à organiser comme il veut, à ajouter ou à redistribuer, Eco oppose, dès le début de l’ouvrage, une autre ouverture, présente en toute œuvre esthétique et liée à sa consommation : celle par laquelle une œuvre peut être reçue Dans de nombreux passages du livre, Eco insiste sur le fait que cette ouverture relève d’une indétermination de la forme. Mais dans quelques autres, il insiste sur la matérialité de l’indétermination de l’œuvre ouverte. Par exemple : « dans une œuvre comme les Scambi, de Pousseur, le lecteur-exécutant organise et structure le discours musical dans une collaboration quasi-matérielle avec l’auteur » (Eco, 1979: 24). Le roman entre inachèvement et clôture 169 différemment, selon une infinité de perspectives, par celui qui la « consomme », en fonction de sa sensibilité personnelle, sa culture, ses goûts ou ses préjugés : « En ce premier sens, toute œuvre d’art, alors même qu’elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d’organisme exactement calibrée, est « ouverte » au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons » (Eco, 1979: 17). Il y a donc, pour Eco, une différence radicale entre une ouverture liée à un inachèvement dans la forme ou la matière de l’œuvre, et une autre ouverture, de moindre intérêt, liée à la « collaboration théorique mentale du lecteur qui doit interpréter librement un fait esthétique déjà organisé » (Eco, 1979: 24). La première existe en quelque sorte en elle-même, et la seconde seulement dans l’esprit ou le monde mental de celui qui la reçoit. Dans L’Œuvre ouverte, elle est d’une certaine façon disqualifiée par l’auteur du Nom de la rose comme métaphorique et abstraite. Mais si une telle distinction peut être aussi rigidement déterminée dès les premières pages de l’ouvrage, c’est que le sémiologue italien a soigneusement choisi ses exemples dans un certain type d’œuvres, les premières examinées dans son livre. Les premières œuvres ouvertes abordées sont des œuvres musicales. Or ce type d’œuvres présente un certain nombre de traits qui les distinguent d’un autre groupe auquel appartiennent les œuvres romanesques. Les œuvres musicales se présentent à leur public comme des objets spatiotemporels, s’écoulant devant lui à un moment donné qui est celui de leur exécution. En tant que tels, elles ont nécessairement la complétude d’un objet, même si elles sont susceptibles de laisser vaguer ici et là l’esprit de l’auditeur, et peuvent le mettre dans une situation d’attente insatisfaite d’autre chose. Si Eco insiste sur leur ouverture, c’est en distinguant l’œuvre, création du compositeur, et son exécution, et, d’une certaine manière, en identifiant l’interprète et le récepteur de l’œuvre, comme dans la citation en note de la page précédente où il évoque le « lecteur-exécutant ». Or, c’est entre l’œuvre telle qu’elle est écrite sur la partition par le compositeur et son interprétation par les instrumentistes que l’indétermination et l’ouverture se manifestent et, d’une certaine manière, se résolvent dans les choix effectués par l’interprète en apparaissant finalement dans un objet spatiotemporel achevé pour son public, que l’on appelle l’exécution de l’œuvre. Si bien qu’il est facile d’opposer ici une forme inachevée et ce qui l’achève dans une succession de choix, et de montrer qu’un tel inachèvement n’a rien à voir avec celui que manifeste la simple réception de l’œuvre. Mais considérons une œuvre romanesque ou une peinture en perspective. La peinture en perspective n’existe pour le spectateur qu’en tant qu’elle est pour lui, selon l’expression d’Alberti, une fenêtre ouverte sur une histoire. Et le roman n’est lui même pour un lecteur qu’une porte d’entrée dans un monde narré. Or, une fois pénétré dans ce monde et cette histoire, la franche distinction postulée par Eco se brouille. Pris comme des objets matériels, les tableaux et les romans, dans leurs formes plus plus classiques, sont des objets clos : ils se présentent comme un même objet aux différents lecteurs. Mais ce à quoi ils font accéder leurs spectateurs ou leurs lecteurs est une forme d’ouverture qui est bien davantage que celle d’un ensemble de points de vue sur un objet invariant, puisqu’elle est précisément celle des êtres de fiction dans leur indétermination. Or, ces derniers sont reçus par les lecteurs selon une variabilité qui va au-delà d’une différence de points de vue sur un objet identique, laissant pour moi radicalement indéterminées certaines de leurs propriétés dont le roman ne parle pas. Ainsi, de par sa dimension de mimésis, il faut en conclure que la fiction ne relève d’aucune des deux ouvertures et en brouille la distinction. Eco, plus loin dans L’Œuvre ouverte, aborde longuement des 170 Lucien Vinciguerra fictions, en particulier dans ses analyses sur Joyce, mais en interrogeant leur poétique davantage que leur fictionnalité : le chaosmos de Finnegans Wake, le rôle de la polysémie et des calembours, la forme- monde que l’œuvre constitue plutôt que celle qu’elle raconte . Et lorsque, dans des ouvrages ultérieurs, Les limites de l’interprétation ou Lector in fabula, il abordera la question de la nature de la fiction et le rôle de la coopération interprétative du lecteur dans la construction d’un univers fictionnel, ce sera dans un tout autre cadre en lequel il aura mis de côté le projet de L’œuvre ouverte et la distinction qui était à son origine . L’ouverture du texte romanesque n’est donc ni une ouverture liée à une indétermination de la forme, ni une ouverture liée à notre liberté d’interprétation devant un objet déterminée. Elle est une ouverture propre à la fiction en tant que telle, liée à sa nature langagière et à la manière dont les phrases explicites du récit fictionnel peuvent ou non être prolongées par d’autres et par d’autres récits. Cette ouverture et cet inachèvement renvoient à la nature même de la fiction. On connaît la formule fameuse de Coleridge, en laquelle on a parfois cherché l’essence même de la fiction : ce qui distingue la fiction de la réalité, c’est la suspension provisoire de l’incrédulité dont on prend volontairement le parti lorsqu’on se tourne vers une fiction afin d’en tirer un plaisir esthétique (Coleridge, 1983: 6). La démarche esthétique du lecteur de fiction consiste à lire un texte en se souciant du sort des personnages dont il parle, en espérant que l’héroïne finira par être libérée, et que justice soit rendue. Il décide ainsi de se placer dans un état où, pendant le temps de sa lecture, il croit que ce qui est raconté est vrai. On peut douter à bon droit qu’en cela consiste réellement le propre de la fiction. D’abord, il n’est pas évident de comprendre ce que signifie réellement suspendre son incrédulité. Suis-je vraiment libre de décider de croire l’espace d’une heure de lecture, et de revenir ensuite à mon incroyance ? Athée, puis-je vraiment choisir de croire en Dieu pendant une heure et l’état paradoxal dans lequel je suis alors fait-il de la Bible, pendant cette heure, un roman ? Mais la remarque de Coleridge met l’accent sur un point : la fiction est suspension de quelque chose. En elle, nous sommes arrêtés, empêchés. Elle se constitue dans un arrêt et une interruption. Or, en vérité, ce qui est suspendu n’est pas une incroyance, ni aucun invérifiable état mental d’aucune sorte. La nature fictionnelle d’un texte ne dépend pas d’un état mental de son lecteur au moment où il lit, mais d’opérations effectives qu’il est susceptible d’accomplir : mettre à l’épreuve de l’expérience, entreprendre des protocoles de vérification. Lire un texte de fiction est lire un texte en prenant la décision de ne pas tenter de rechercher un acte de naissance de son héros ou des indices de l’existence d’un événement qu’il raconte. Et comme rechercher de tels actes et indices revient à se donner de nouvelles méthodes pour ajouter de nouvelles phrases au récit que l’on a sous les yeux, ce sont ces procédures d’ajout qui sont donc suspendues dans la fiction, refermant en quelque sorte l’espace de nos actions possibles. En cela au fond réside sans doute la nature de la fiction. On peut donc en conclure que cette suspension et cette clôture de nos phrases fabriquent une ouverture spécifique à la fiction romanesque, liée fondamentalement à sa réception, définie par une modalité de cette réception, mais distincte de la simple variation interprétative et d’un état mental de son lecteur. Cette ouverture est liée, de manière essentielle, au monde de phrases en lequel le lecteur peut faire vivre le texte du roman, le prolonger et l’étendre, avec des limites de droits, dans un certain régime d’explicitation. Or, cette dimension d’un être porteur d’implicite est sans doute à l’origine de l’intérêt de la phénoménologie pour l’objet littéraire, en lequel elle a retrouvé une situation familière. « Ainsi que le suggérait Samuel Beckett, Finnegans Wake ne traite pas de quelque chose, il est lui-même quelque chose » (Eco, 1979: 277). Eco analyse dans ces deux ouvrages le récit fictionnel en discutant en particulier les théories logiques des mondes possibles. Sur cette question de la fiction dans ces deux livres, voir Vinciguerra, 2019: 210-225. Le roman entre inachèvement et clôture 171 Elle nous a appris en effet que les objets du monde réel ne nous sont pas donnés, c’est-à-dire ne sont pas donnés à notre conscience, comme ils existent objectivement dans la réalité, cette réalité qui est l’objet de la science. Ils existent pour nous dans un jeu du visible et de l’invisible, du manifeste et de l’implicite, d’une présence et d’une absence vers laquelle fait signe cette présence. Je ne vois qu’une face d’un cube devant moi, mais cette face fait signe pour moi vers les autres que je ne vois pas, que je ne saurais déterminer avant d’en avoir fait le tour, mais qui sont présentes en elle au titre d’un horizon nécessaire et font de ce que je vois un enchevêtrement d’implicites et d’indices, une signification en partie énigmatique, un empiètement de ce qui est montré sur ce qui est caché. La phénoménologie de la littérature a ainsi pu défendre l’idée que le monde de la fiction littéraire puisse n’être qu’une disposition particulière parmi les modes de donation des choses. Si le texte du roman ne me présente qu’une suite finie d’états de chose à partir de laquelle la conscience du lecteur peut faire surgir tout un monde, c’est que l’expression littéraire « reprend et dépasse la mise en forme du monde qui est commencée dans la perception » (Merleau-Ponty, 1969: 86) . L’incomplétude du monde fictionnel alors n’est différente du monde réel qu’à la condition d’oublier que la réalité nous est toujours donnée dans le même inachèvement, lorsqu’on la pense non pas comme la réalité que nous présente la science, mais comme celle du phénomène en lequel elle m’est toujours offerte. Tout l’implicite du roman me donne au fond un monde comme la perception m’en donne un, un monde fait d’implicite, accessible à travers « une expression primordiale, c’est-à-dire non pas le travail second et dérivé qui substitue à l’exprimé des signes donnés par ailleurs avec leur sens et leur règle d’emploi, mais l’opération qui d’abord constitue les signes en signes, fait habiter en eux l’exprimé, non pas sous la condition de quelque convention préalable, mais par l’éloquence de leur arrangement même et de leur configuration implante un sens dans ce qui n’en avait pas » (Merleau-Ponty, 1969: 110). Cet objet singulier que constitue le roman relève alors de part en part d’une investigation phénoménologique. Un roman n’est ni un objet matériel, comme l’est un livre dans sa nature de volume sur une étagère, ni un objet idéal comme un triangle ou un nombre (si l’on est platonicien), puisqu’il est créé par son auteur à un moment donné de l’espace et du temps, ni une entité psychologique n’existant que dans l’esprit d’un lecteur. Il est une essence et une structure créées par une conscience, n’existant que pour une conscience et tirant son être propre des actes d’une conscience, sans pour autant se réduire à une existence mentale : il est un objet intentionnel. C’est cette essence qu’a cherché à explorer Roman Ingarden dans l’Œuvre d’art littéraire (Ingarden, 1983), qui représente sans doute l’effort le plus abouti de description phénoménologique de ce qui fait l’essence d’un roman ou d’une pièce de théâtre. Le disciple de Husserl a découvert en elle une structure intentionnelle stratifiée, organisée en plusieurs couches interdépendantes et hétérogènes, de la couche des formations phoniques à celle des significations, puis celle des objets intentionnels, et enfin celle des aspects sous lesquels ils se donnent à nous dans le texte. La première La citation concerne en réalité dans ce passage l’expression picturale. Mais, écrit-il plus loin, « un roman exprime comme un tableau » (Merleau-Ponty, 1969: 124), et « le romancier tient à son lecteur – et tout homme tient à tout homme – un langage d’initiés : initiés au monde, à l’univers des possibles que sont un corps humain, une vie humaine. Ce qu’il a à dire, il le suppose connu, il s’installe dans la conduite d’un personnage et ne donne au lecteur que la signature, la trace nerveuse et péremptoire qu’elle dépose dans l’entourage. S’il est un écrivain, c’est-à-dire capable de trouver les ellipses, les élisions, les césures de la conduite, le lecteur répond à la convocation et le rejoint au centre d’un monde imaginaire qu’il gouverne et qu’il anime » (Merleau-Ponty, 1969: 125). 172 Lucien Vinciguerra est celle de la succession des vocables du texte. Dans un texte à visée seulement informative, comme un texte scientifique, cette succession n’a pas à se manifester en tant que telle au lecteur : elle doit disparaître derrière le contenu signifié. Mais dans l’œuvre littéraire, elle n’est pas seulement le support de la signification, elle doit elle-même être l’objet d’une visée, qui en fait en particulier l’objet d’une appréciation esthétique, et appartient donc à l’essence de l’œuvre en tant qu’intentionnelle. La seconde strate, que le philosophe polonais étudie au chapitre cinq du livre, est celle des unités de signification, la signification des mots et des groupes de mots, celle des phrases, de leurs corrélats intentionnels et en particulier des états de choses qu’exposent et présentent ces phrase. La troisième couche est celles des objets qu’Ingarden appelle « figurés » : il s’agit en fait de tous les habitants du monde de la fiction qui sont en général au centre du discours sur l’œuvre littéraire : les personnages, les lieux, les objets, les meubles, le temps de la diégèse et l’espace. Les pensées des personnages sont elles-mêmes de semblables objets figurés. Tout cela construit une structure qui ne peut être pensée que sur un mode intentionnel et donc, pour la phénoménologie, comme le corrélat d’une conscience ou d’un sujet. Mais toute la question est alors de savoir de quel sujet et de quelle conscience il s’agit. D’une certaine manière, il y a dans un roman plusieurs positions de conscience : celle de l’auteur qui produit et compose l’œuvre, celle du lecteur qui la reçoit, et celle du narrateur, le porteur de la voix qui prononce les phrases du roman et s’adresse au lecteur, voix fictive mais paradoxale, puisqu’elle fait partie de la fiction tout en faisant communiquer cette dernière avec le monde réel du lecteur à qui elle parle. À ces trois voix s’ajoutent celles des personnages, mais ces dernières appartiennent de part en part au monde fictionnel, dont elles sont des objets figurés, selon la terminologie ingardienne. Elles ne pourraient jouer un rôle dans la structure intentionnelle de l’œuvre qu’en tant que porteuses en partie de la voix narrative, en s’adressant au lecteur, par delà leur fonction à l’intérieur de l’histoire, et en négligeant le fait qu’elles profèrent des mots qui font partie du contenu de l’histoire et s’adressent à d’autres personnages : par exemple dans le cas où elles visent à informer le lecteur d’un prolongement de l’histoire dans une histoire secondaire. On peut donc considérer que seules les trois consciences de l’auteur, du lecteur et du narrateur sont en jeu dans la constitution de l’œuvre littéraire. Or, pour Ingarden, c’est sans aucun doute la conscience de l’auteur qui détermine la structure et l’organisation des strates du roman. Certes, l’œuvre n’existe pas dans sa conscience comme une réalité psychique liée à son propre vécu. Ingarden critique en phénoménologue une conception psychologiste qui ferait d’elle le déroulement de la vie psychique de l’auteur aussi bien que du lecteur. Mais c’est pour lui l’auteur qui fixe et détermine la structure dans les degrés de liberté qu’elle offre au lecteur, et que ce dernier n’aura plus qu’à concrétiser dans son esprit. En déposant ses phrases sur les pages, l’auteur dépose aussi toutes les strates de l’œuvre : les significations des mots et des phrases, les objet figurés et les aspects sous lesquels ils se donnent au lecteur. Les phrases sont par elle-même porteuse de leurs corrélats, des états-de-choses qui connectent différents objets de différentes manières : « Et comme les corrélats de phrases comprennent aussi bien des états-de-choses qui se déroulent dans la sphère d’être d’un seul et même objet que des états dans lesquels sont figurés des événements et des connexions entre les différents objets, les objets figurés ne se trouvent pas isolés et dispersés, mais se rassemblent en fonction des diverses « connexions d’être » en une sphère d’être homogène. Ils forment ainsi – d’étrange manière – une découpe d’un monde » (Ingarden, 1983: 188). Le roman entre inachèvement et clôture 173 C’est par le truchement d’états-de-chose que les objets du roman apparaissent. Les objets du monde fictionnel ne préexistent ainsi pas dans l’esprit de l’auteur. Les phrases donnent ces états de choses en affirmant des liens entre des objets qui s’esquissent ainsi et s’individualisent peu à peu, par les relations qu’elles établissent entre eux. Mais c’est bien le romancier qui, en déposant ses phrases, donne à tous les lecteurs à venir le système des objets, des relations et des aspects qui est celui-là même du monde du roman. Mais il ne le donne pas en tous leurs détails, si bien que subsiste toujours une indétermination et que ce qui est présenté au lecteur par l’auteur n’est pas un monde complet : non pas des objets véritables, mais des schèmes d’objet, non pas des aspects, mais des schèmes d’aspects. Un objet figuré n’est pas un individu complet, mais une structure, une forme comprenant une large part d’indétermination mais présentée au lecteur comme si elle était un objet complet, ce qu’Ingarden appelle un schème : « Il n’est qu’une formation schématique qui présente divers lieux d’indétermination et un nombre fini de déterminations qui leur sont positivement attribuées, bien qu’il soit projeté formaliter comme un individu pleinement déterminé et qu’il soit appelé à simuler un tel individu » (Ingarden, 1983: 213). Cette structure déposée par l’auteur va en quelque sorte vivre dans l’esprit des lecteurs. Leur imagination va dépasser le donné textuel de l’œuvre en complétant les blancs et les manques, en remplissant les objets figurés de détails qui n’étaient pas en eux : c’est le processus de concrétisation de l’œuvre. La concrétisation, c’est la vie propre de l’œuvre dans une conscience lectrice, qui saisit les différents objets figurés de l’œuvre dans des intuitions imaginatives, et efface en grande partie par elles la différence de nature entre l’objet figuré et l’objet réel. Les objets y trouvent pour le lecteur une individualité que n’ont pas les schèmes formels des objets figurés. Mais, comme le répète énergiquement à plusieurs reprises le philosophe polonais, la concrétisation n’est pas l’œuvre. La concrétisation se fait dans le vécu subjectif, dans sa richesse et sa complexité et, à ce titre, une œuvre a autant de concrétisations que de lectures, toutes différentes les unes des autres. Ces concrétisations sont, dit parfois Ingarden, autant d’expressions de l’œuvre. L’œuvre s’exprime de différentes manières. La série de ces expressions a même une histoire dont on peut dégager certaines lois, et qui est sa vie : les lecteurs ne sont pas d’abord à même de la comprendre, puis les concrétisations sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus « adéquates » ; puis enfin ces dernières se raréfient avec les changement de l’atmosphère culturelle : l’œuvre tombe dans l’oubli (Ingarden, 1983: 296). Le processus de concrétisation rapproche ainsi l’œuvre littéraire d’un être vivant. Mais l’œuvre se distingue en même temps de cette vie que lui donnent les concrétisations des lecteurs. Cependant, la conception ingardienne accorde à l’auteur le pouvoir de partager strictement dans son œuvre le déterminé et l’indéterminé. C’est lui qui fixe une fois pour toute ce qui en elle sera d’essence. En ce sens, la conception ingardienne tombe sans aucun doute sous le reproche de platonisme que Hans Robert Jauss adressera à toutes les esthétiques de la production, et en particulier, davantage sans doute qu’à Ingarden, à Gadamer. On sait que pour Gadamer la lecture d’une œuvre, aussi historiquement informée soit-elle, n’a pas pour vocation de restituer ce qu’elle fut dans le passé. Une conscience historique ne peut véritablement se transporter dans ce passé, et toute saisie du passé implique une fusion des horizons, par laquelle cette conscience « ne perd jamais de vue son propre Individualité qui demeure imparfaite et conserve encore une part d’indétermination, comme le remarque Ingarden (Ingarden, 1983: 289). 174 Lucien Vinciguerra présent, de manière à se voir elle-même, ainsi que ce qui est historiquement autre, dans la perspective qui convient » (Gadamer, 1996: 328) . La lecture de l’œuvre littéraire ne peut donc faire revenir une identité ou une essence telle qu’elle a été inventée par son auteur. Mais pour Jauss, Gadamer « retombe dans le substantialisme » en considérant que l’œuvre littéraire « pose une question à son interprète » (Gadamer, 1996: 396) , et que l’œuvre trouve sa consistance et sa densité dans cette question qui, d’une certaine manière, dans son ouverture et l’indétermination de ses réponses, traverse l’histoire et s’impose à ses lecteurs, voués à lui donner une réponse nécessairement toujours nouvelle. Gadamer maintient donc ainsi dans sa théorie de la question une identité et une permanence des œuvres à travers le temps, et plus particulièrement des œuvres devenues « classiques ». Et par là subsiste chez lui, comme chez Ingarden, l’idée qu’il y a dans les œuvres une essence à partir de laquelle les différentes lectures produisent des déterminations supplémentaires en mêlant leur signification intrinsèque à des horizons d’attentes nouveaux. Mais, objecte Jauss à cette idée: « Un texte du passé n’a pas le pouvoir de nous poser par lui-même à travers le temps, ou de poser à d’autres qui viendront plus tard, d’autre question que celle que l’interprète doit reconstituer et reformuler en partant de la réponse que le texte transmet ou semble transmettre (Jauss, 1990: 117). De manière provocante, Jauss inverse l’ordre de la question et de la réponse. Dire que l’œuvre est d’abord reçue comme une réponse, c’est dire qu’elle est saisie par tout lecteur comme un objet susceptible de susciter son intérêt à partir de la tradition qui est la sienne et à travers laquelle il l’identifie. Cette réponse, c’est donc le sens attendu par le lecteur, déterminé par son horizon d’attente dans la tradition en laquelle il la reçoit. Mais l’œuvre du passé déconcerte en même temps cette saisie à travers une tradition à laquelle elle n’appartient pas. Le lecteur doit donc lui poser une nouvelle question : « La question qui fait que l’œuvre d’art du passé nous concerne encore ou de nouveau ne peut être qu’implicite ; elle présuppose en effet l’activité complémentaire d’une compréhension qui doit d’abord soumettre la réponse traditionnelle à l’examen, la trouver convaincante ou insuffisante, la rejeter ou la voir sous un jour nouveau, afin de pouvoir découvrir la question que l’œuvre implique pour nous. Une œuvre ancienne ne survit dans la tradition de l’expérience esthétique ni par des questions éternelles, ni par des réponses permanentes, mais en raison d’une tension plus ou moins ouverte entre question et réponse, problème et solution, qui peut appeler une compréhension nouvelle et relancer le dialogue du présent avec le passé. » (Jauss, 1990: 125) C’est ainsi que Jauss résout le problème que posait Marx à propos de l’art antique : pourquoi une œuvre qui, si elle n’était que le simple reflet d’un stade d’évolution sociale depuis très longtemps dépassé, ne mériterait plus d’intéresser que l’historien « peut-elle encore nous procurer un plaisir esthétique ? » . La question marxienne n’a de sens que lorsqu’on considère la nature de l’œuvre dans le temps de sa production. Or, le plaisir esthétique naît d’une œuvre qui tient son mode d’existence et Voir aussi, à propos de l’œuvre d’art, la critique que fait Gadamer de l’idée de « restitution » du passé, en particulier Gadamer, 1996: 186. Cité par Jauss, 1978: 117. Cité par Jauss, 1990: 39. Le roman entre inachèvement et clôture 175 ses effets du temps de sa lecture. Il est le fruit d’une œuvre qui est, indépendamment du temps de sa production, contemporaine du lecteur qui la consomme, et de ses conditions sociales et économiques. De la même manière, il est permis de reprocher son platonisme sous-jacent à la conception ingardienne d’un système de schèmes organisés par l’œuvre, et définissant une essence que les différents lecteurs actualiseraient dans des limites prescrites par elle. À cette conception, il faut peut- être opposer l’idée que l’œuvre ne prescrit rien de déterminé. La réception de l’œuvre relève d’une dialectique sans noyau : elle ne s’exerce pas sur une donnée fondamentale demeurant identique et variée par les lectures. Elle est la relance de l’horizon d’attente d’une tradition par l’horizon d’attente nouveau d’un lecteur pris lui-même dans une réalité sociale nouvelle. Jauss reprend ainsi à Gadamer ce concept d’horizon d’attente tout en le retournant contre lui. Dès lors, la conception jaussienne de l’œuvre abandonne ce qui était au cœur de la conception ingardienne : l’idée d’une œuvre dont l’auteur fixerait à son origine un noyau d’essence, varié, individualisé et « concrétisé » par sa réception. A partir de là perd toute pertinence la forme spécifique d’inachèvement imaginé par le phénoménologue à travers le concept de schème. À cette conception Jauss oppose l’idée d’une œuvre dont l’être même serait en quelque sorte conversationnel. Avec une œuvre naît non pas un objet ou une forme, mais une conversation qui s’entame avec les présents successifs qui la reçoivent. Dire que l’œuvre n’est pas une question posée aux différents présents, mais une réponse, ce n’est pas seulement inverser l’ordre de la question et de la réponse par rapport au point de vue herméneutique de Gadamer. Faire de l’œuvre une question, c’est lui donner une position de surplomb par rapport à un présent qu’elle interroge dans ses présupposés et ses évidences. En faire une réponse, c’est la penser d’emblée inscrite dans l’horizon d’attente d’un auditeur-lecteur qui saisit toujours d’abord un discours à travers son propre savoir et sa propre culture. Face à cette saisie première, l’œuvre déçoit et perturbe l’attente. Elle semble désaccordée, bizarre, un peu comme un interlocuteur qui soudain, par l’usage d’un mot inattendu, révèle qu’il ne parlait pas jusqu’alors et depuis le début de la même chose que nous. Et ce désaccord oblige son lecteur à lui poser des questions nouvelles, questions qui ne viennent pas d’elle en tant que telle, mais de cette divergence des horizons d’attente des deux époques. Mais, de façon singulière, cette conversation n’a pas pour Jauss la réalité d’un véritable échange linguistique. Car en passant des analyses d’Ingarden à celles de l’historien de Constance a disparu en vérité un élément fondamental. Jauss analyse le mode d’existence d’une œuvre donnée dans sa réception sans examiner la nature langagière de l’œuvre romanesque. Il passe de l’activité productrice à l’activité réceptrice et à l’expérience esthétique du spectateur. Mais cette expérience est au fond l’expérience de la transformation d’une praxis, une praxis artistique d’hommes pris dans l’histoire dont « le cheminement doit être conçu comme ayant son origine dans la conscience réceptrice qui ressaisit le passé, le ramène à elle et donne à ce qu’elle a ainsi transformé en présent, “traduit”, “transmis”, le sens nouveau qu’implique son éclairage par l’actualité » (Jauss, 1990: 116). Au cœur de la conception jaussienne, il y a l’idée que la tradition ne se transmet pas elle-même, qu’elle est essentiellement une action du présent, et non un héritage du passé. Par là, le vocabulaire de Jauss est celui de l’activité humaine, de l’aisthesis collective et sociale, de l’expérience faite. Si l’œuvre relève pour lui d’une activité communicationnelle, c’est en tant qu’elle est ressaisie dans l’ensemble des activités sociales et interhumaines, et non parce qu’elle est elle-même une parole adressée au présent. Le lecteur, écrit- il, « ne peut “faire parler” un texte, c’est-à-dire concrétiser en une signification actuelle le sens potentiel de l’œuvre, qu’autant qu’il insère sa précompréhension du monde et de la vie dans le cadre de référence littéraire impliqué par le texte » (Jauss, 1990: 284). 176 Lucien Vinciguerra Ainsi, lorsque, dans un article qu’il écrit quelques années après la parution de son livre de 1974 et d’où provient la citation précédente, Hans Robert Jauss aborde l’étude d’une œuvre littéraire particulière, ce n’est pas le fait que la littérature est faite de mots qui retient son attention. Dans cet article, Jauss utilise de manière répétée le concept de « concrétisation » d’une œuvre. Mais, remarque- t-il : « Je n’emploie pas le concept de concrétisation dans le sens restreint que lui a donné Roman Ingarden : le travail de l’imagination comblant les lacunes et précisant ce qui est resté vague dans la structure schématique de l’œuvre ; en accord avec la théorie esthétique du structuralisme de Prague, je désigne par ce mot le sens à chaque fois nouveau que toute la structure de l’œuvre en tant qu’objet esthétique peut prendre quand les conditions historiques et sociales de sa réception se modifient. » (Jauss, 1990: 233) Si la concrétisation devient la transformation d’une structure globale, et cesse d’être la détermination et l’individualisation des traits de figures schématiques à l’intérieur d’un récit, alors il n’est plus possible de partager dans l’œuvre telle qu’elle est reçue par son lecteur un noyau invariant et les déterminations individualisantes des schèmes que constituent par exemple les différents personnages. La concrétisation est la production d’une nouvelle structure. Mais l’inachèvement de l’œuvre n’est plus lié à la nature finie de ce qui peut être connu à partir du nombre de mots et de phrases que nous a donnés son auteur. Ce qui se concrétise à chaque fois est une praxis que l’œuvre est en son être. Et ainsi, en fin de compte, comme dans les analyses de L’œuvre ouverte de Eco , la spécificité de la fiction et du roman disparaît dans l’analyse. Il n’est plus question de personnages et d’événements racontés. Dans son article sur Iphigénie, Jauss déchiffre, entre l’Iphigénie de Racine et celle de Goethe, les métamorphoses d’un ensemble de thèmes philosophiques sur la relation de l’homme et du divin, et la construction d’un nouveau mythe, « une nouvelle réponse apportée à une question fondamentale concernant l’univers dans son ensemble » (Jauss, 1990: 233). Mais il n’interroge nulle part le fait que ces questions et ces réponses sont reçues par le lecteur à travers une histoire racontée, et des phrases qui en révèlent peu à peu les fragments dans la temporalité propre d’un récit maintenant un certain nombre d’éléments indéterminés. L’univers dont il est question est le monde réel où vivent en même temps l’œuvre et son lecteur, deux êtres qui cohabitent sans que soit jamais posée la question de la relation de ce monde avec un autre monde dont l’œuvre est porteuse et qui est l’univers fictionnel. Or, en revenant en quelque sorte après les analyses de Jauss au point de vue d’Ingarden, et en prenant en compte le fait que l’œuvre romanesque est un texte et un récit, et qu’elle relève par là d’une conversation dont le mode d’être est différent de celui d’une sculpture ou d’une performance, il devient désormais possible au terme de ce détour de découvrir des problèmes nouveaux. Le roman existe dans le présent de sa réception sur le mode d’une voix qui s’adresse à son lecteur. Mais cette dernière est en réalité une voix familière aux historiens de la littérature : elle est cette voix même qui se distingue à la fois de celle de l’auteur, de celle des personnages et de celle du lecteur. Elle est en effet la voix du quatrième larron de toute théorie du récit, celui qu’Ingarden laissait en quelque sorte sur le bord de la route : le narrateur, la voix dite narrative, cette voix au statut étrange qui parle à travers chaque phrase du roman, toujours irréductible à celle de l’auteur, mais aussi à celles des personnages à l’égard desquelles elle a une position ambigüe. Cette voix qui proclame dès la première ligne du roman Chapitre « De l’Iphigénie de Racine à celle de Goethe ». À qui cependant il s’oppose bien sûr en refusant de penser l’œuvre à partir du concept de forme. Le roman entre inachèvement et clôture 177 « longtemps, je me suis couché de bonne heure », ou « par un soir de l’hiver de 1917, un train débarquait dans la gare de l’Est une troupe nombreuse » n’a pas d’autre destinataire que le lecteur. Elle s’adresse à lui, elle n’est là que pour raconter l’histoire à son intention. En tant que telle, elle est son interlocuteur de plein droit, et on ne peut en penser les effets qu’en l’imaginant dans le même monde que lui, le lecteur, nous-mêmes qui lisons dans le monde réel. Car c’est à nous que le narrateur parle. Mais en même temps, cette voix appartient à la fiction. Elle est comme celle des personnages une invention de l’auteur. Qu’elle se donne comme neutre, dissimulant tout affect et toute opinion, ou au contraire comme engagée et bavarde, qu’elle présente ce qu’elle raconte comme une aimable fiction ou qu’elle soit la voix d’un personnage de l’histoire, qu’elle s’arroge dans la fiction des droits exorbitants en tant que personnage (rapporter les pensées des autres personnages, anticiper sur l’avenir de l’histoire) ou qu’elle affirme son ignorance de tout cela, elle n’est jamais la voix de l’auteur parlant en personne. Le lecteur s’interroge sur elle comme il s’interroge sur les personnages du roman qu’elle raconte. L’idée d’une conversation entre l’œuvre et le lecteur, et d’une œuvre dont le sens se construit dans cette conversation, ne peut donc, pour ce qui concerne le roman, laisser de côté cette voix narrative qui s’adresse depuis l’œuvre au lecteur, à cheval en quelque sorte entre deux mondes, le monde de la fiction et celui de la réalité. Mais en s’interrogeant sur cette voix, on doit abandonner l’idée que le roman est une structure, une forme donnée à travers une praxis, et on rentre dans l’univers fictionnel qu’elle constitue, et les problèmes posés par les relations entre cet univers fictionnel et le monde réel. Prenons désormais et enfin un exemple. Parmi les romans ayant une longue histoire et que nous lisons aujourd’hui, il y a ceux qui relèvent de cette forme singulière née autour du XIIe siècle : les romans de chevalerie de la légende arthurienne, dont l’œuvre de Chrétien de Troyes a donné parmi les plus grands chefs-d’œuvre. Les personnages de la cour du roi Arthur nous sont familiers. D’une certaine manière, ils appartiennent à nos horizons. La vie qu’ils mènent encore dans les fictions d’aujourd’hui, littérature ou cinéma, nous donne aux romans des XIIe et XIIIe siècles un accès plus facile, sans doute, qu’aux histoires de bergeries de la fin de la Renaissance écrites près de trois siècles plus tard. Et ainsi, nous suivons les aventures de Perceval, sa première rencontre des chevaliers dans la forêt, le scène du Graal auprès du roi Pêcheur, la rêverie du héros devant les trois gouttes de sang dans la neige qui lui rappellent le visage de sa bien-aimée, les révélations de l’oncle ermite dans la forêt. Toutes ces scènes du Roman du Graal s’insèrent presque naturellement dans l’espace de nos récits, de nos héros et nos super-héros. Et par là, le monde fictionnel du roman de chevalerie est ouvert sur toutes les fictions qu’il a pu indirectement susciter au cours de l’histoire, et que les cultures ultérieures ont mises en récits à partir de tous les savoirs qu’elles ont développés. Dans ces fictions ultérieures, il y a les modes spécifiques de narration des réalités d’aujourd’hui : une certaine manière en particulier de penser la relation de l’individuel et du collectif, du sujet et du monde, de l’intériorité de la psyché. Tout cela relève de notre connaissance de ce que nous nommons la réalité, mais est aussi un mode de mise en récit du monde, de l’individu et du collectif. Mais lorsque nous pensons ainsi la lecture d’une œuvre du passé dans son prolongement par les récits du présent, les formes que prennent notre réception du passé peuvent cesser d’être pensées comme une réception créatrice d’un sens global d’une œuvre, et, au fond, selon un point de vue qui demeure chez Jauss phénoménologique, comme « un rapport dialectique entre l’œuvre reçue et la conscience réceptrice » (Jauss, 1990: 278). Elles deviennent l’inscription d’un ensemble fini de phrases formant un monde inachevé de part sa nature fictionnelle à l’intérieur d’un autre ensemble de phrases, celui de tous les récits qui environnent le 178 Lucien Vinciguerra récepteur dans son présent, et déterminent, édifient, fabriquent à la fois sa représentation du monde et de lui-même. Autrement dit, les identités du roman s’achèvent non dans notre conscience concrétisante, mais dans les récits qui nous entourent et que nous ajoutons silencieusement aux phrases du livre que nous lisons. Par là, l’œuvre du passé insérée dans les récits du présent y trouve sa place et ses identités. Mais elle ne le fait pas sans accrocs et sans bizarreries. Des événements semblent incompréhensibles. Ils échappent à l’ordre de nos évidences narratives, et nous ne savons pas vraiment quoi en faire. Perceval abandonne sa mère pour suivre son chemin de chevalier. Chevauchant sa monture, nous dit la narrateur, il se retourne un instant et voit sa mère tomber morte de chagrin : « Lui, d’un coup de baguette, cingle son cheval sur la croupe ; la bête bondit et l’emporte à grande allure parmi la forêt ténébreuse » (de Troyes, 1989: 15). Plus loin, le héros, hôte du roi pêcheur, assiste à la procession de la lance qui saigne et du Graal : « Le nouveau venu voit cette merveille et se raidit pour ne pas s’enquérir de ce qu’elle signifie. C’est qu’il lui souvient des enseignements de son maître : n’a-t-il pas appris de lui qu’il faut se garder de trop parler ? » (de Troyes, 1989: 44). Ainsi, la voix narratrice raconte les événements de l’histoire enfilés l’un après l’autre sur le même ton neutre. Elle n’exprime au lecteur aucune dramatisation. Les événement forment pour elle une chaîne continue, ininterrompue et sans épaisseur véritable. Et elle ne rapporte pas vraiment le retentissement des événements qu’elle raconte dans l’esprit des personnages. Leur esprit semble vide devant l’extraordinaire. Face à deux événements dramatiques, l’esprit de Perceval n’est pas ébranlé. Il n’est en proie à aucun trouble intérieur manifeste. Devant le Graal ne lui vient à l’esprit qu’une maxime de prudence de son maître en chevalerie. Même lors de l’épisode des trois gouttes de sang dans la neige, le Perceval songe à son amante absente sans que la voix narratrice nous fasse accéder de manière concrète à ses pensées, qui demeurent abstraites et générales. Ces quelques événements incongrus nous le révèlent : en vérité, loin d’inscrire le récit du XIIIe siècle au beau milieu des nôtres, cette voix narratrice nous fait accéder à un monde fictionnel dans lequel les événements semblent pour nous une sorte de décor sans profondeur où les épisodes se succèdent. Nous qui lisons aujourd’hui percevons tout cela comme une anomalie. L’espace auquel nous avons coutume d’accéder dans un roman est en réalité un espace complexe. Dans la suite des événements de l’histoire narrée, il y a la vie intérieure des personnages, et le retentissement des événements dans cette vie intérieure rejaillit sur leur succession et leur enchaînement. Le roman fait vivre pour nous des psychés qui habitent un monde commun. Pour cela, il doit tracer dans ce qui est raconté un partage aux limites complexes et enchevêtrées entre ce qui relève du récit de ce monde commun et une autre part qui est celle des vies psychiques des personnages. Il lui faut délimiter le partage des pensées et des choses, des mondes mentaux et de l’espace des corps où tous se meuvent. Mais les descriptions de ces univers mentaux transforment celles des événements communs du monde, qui cessent de se donner comme une suite homogène, et deviennent les éléments d’un système d’attentes et de tensions, de retournements, de drames et de moments de tranquillité, les scansions d’une histoire à proprement parler. Dans cette opération, la voix narrative joue un rôle essentiel. C’est elle qui prend le lecteur à témoin en donnant à la suite des événements son sens dans l’histoire, disant leurs effets chez les personnages ou participant elle-même dans sa propre vie intérieure fictive à la dramatisation du récit. Or, dans le roman de chevalerie, cette voix, qui se présente parfois dans les récits de Chrétien de Troyes sous le visage de l’auteur lui-même, n’opère pas ces partages. Elle n’a accès ni à la vie Le roman entre inachèvement et clôture 179 intérieure des héros, ni au sens des événements qu’elle raconte. Elle les laisse tous glisser également dans son récit, et nous laisse par là désorientés. Mais il y a dans ces romans un lieu du sens, un sens que la voix narrative ne détient pas, mais qu’elle rencontre, qu’elle pointe et délimite au cours de son récit comme un de ses moments. Le chevalier dont elle retrace les aventures, parcourant les forêts profondes, croise parfois des voix singulières : celle des ermites et des pucelles qui détiennent sur l’histoire et sur lui-même un savoir dont la voix narrative est privée. C’est, dans Perceval, la Jeune Pucelle qui révèle au héros son nom qu’il ignore et lui apprend la mort de sa mère à son départ. C’est, plus loin, son oncle l’ermite qui fait le lien entre les deux épisodes de cette mort et du silence devant le Graal, découvrant en quelque sorte à Perceval ce qu’il éprouvait et avait alors à l’esprit sans le savoir lui-même. Pas plus que les personnages ordinaires, la voix narratrice n’a donc la clé des événements qu’elle raconte. Elle n’est pas la détentrice de leur sens. Elle n’est pas en position de métalangage. Mais elle rencontre dans un moment et un lieu déterminés de l’histoire des personnages ou, si l’on veut, des méta-personnages, bien mieux qualifiés qu’elle, de par leur sainteté ou de leur innocence, en tant que détenteurs et proférateurs de sens. En racontant cette rencontre elle localise, à l’intérieur même de l’histoire racontée, quelque chose comme une vie psychique. C’est cette voix d’un narrateur qui nous parle depuis le roman que nous ne pouvons plus alors raccrocher aux récits du présent, et qui produit pour nous un effet d’étrangeté : elle ne répond pas à la réponse que nous voulons trouver dans le roman ; elle déstabilise notre horizon d’attente, et nous oblige enfin à lui poser de nouvelles questions, pour reprendre les formulations jaussiennes. Elle conduit ainsi le lecteur à refuser la réponse sous laquelle elle se donnerait normalement à lui en s’insérant dans les récits qui lui sont familiers et en dialoguant en quelque sorte avec leurs voix narratives à eux. Par la singularité du rapport qu’elle entretient aux événements qu’elle raconte, la voix narrative du roman de chevalerie empêche le lecteur de s’installer dans ce dialogue avec les héros de nos histoires d’aujourd’hui. Or, la double existence de cette voix lui donne un statut singulier. Pour une part, elle n’est au fond qu’une voix particulière du roman, ayant le même degré de fiction que celle des personnages : elle est une voix inventée par l’auteur comme le sont toutes les autres voix, même lorsqu’elle n’est pas celle d’un personnage de l’histoire. Mais d’un autre côté, elle est la seule voix qui s’adresse au lecteur et, même si inévitablement les voix des personnages prennent toujours eux aussi leur part de cette tâche (puisque tous les propos qu’ils s’adressent les uns aux autres se destinent aussi en un sens au lecteur, lui parlent et l’informent), elles ne le font que par délégation de la voix narratrice. Cette voix a ainsi la charge de transmettre au lecteur la totalité du contenu du roman, de sa structure et de sa forme. Du fait qu’elle est une voix particulière parlant du fond de la fiction, elle est porteuse de tous les paradoxes qui affectent la nature des êtres de fictions. Elle a le même inachèvement et la même ouverture indéterminée que la couleur des yeux ou de la chevelure de la princesse de Clèves dans le roman de Madame de Lafayette, qui reste silencieux là-dessus. Elle est un schème qui doit se concrétiser dans le moment de sa lecture. Mais du fait qu’elle a la charge de la transmission du roman lui-même au lecteur, cette concrétisation ne peut plus être circonscrite. Elle n’est plus localisée sur le mode d’un supplément s’ajoutant à une structure originaire qui serait l’œuvre même et tiendrait son sens de son auteur et du temps de sa production. En se concrétisant de différentes manières aux différentes époques où elle est reçue et entendue, elle transforme la structure même du roman et les conditions mêmes depuis lesquelles toutes les autres concrétisations vont se produire. D’une certaine 180 Lucien Vinciguerra manière, elle ne dit plus la même chose au lecteur. Si, en portant attention au contenu de la voix narratrice, Perceval nous apparait comme incomplet, manquant de cette vie psychique que nous attribuons d’ordinaire aux personnages de roman, ce n’est plus pour la même raison que dans la théorie ingardienne, à cause de l’impossibilité pour le langage de déterminer en un nombre fini de phrases la totalité des propriétés d’un individu concret. C’est du fait de ce régime de la voix narrative qui n’est plus le nôtre. Au début de cette analyse, l’inachèvement de l’univers fictionnel s’opposait à la clôture du monde réel, envisagé à partir d’une autre forme de récit que le récit de fiction : celui de l’historien ou du chroniqueur de l’actualité. Le récit fictionnel s’opposait au compte rendu de la réalité comme l’inachevé à l’achevé, l’ouvert au clos. Mais il est temps désormais de remarquer que le récit de la réalité n’est pas d’abord celui de l’historien ou du journaliste, mais plutôt celui de la science, qui nous apprend ce qu’il faut tenir pour réel dans l’état actuel de nos connaissances. On oppose souvent la forme théorique de la science à celle du récit de l’historien ou du chroniqueur. Le discours scientifique, dit-on, n’est pas un récit. Le récit se déroule dans une temporalité étrangère à l’énoncé des lois de la science, temporalité qui est celle de l’action humaine. Elle implique le déroulement d’une action sur le mode d’une intrigue, avec une suite d’événements dont le sens se révèle peu à peu au lecteur. Ainsi, dans la troisième partie de Temps et récit, Paul Ricœur a insisté sur la dimension fondamentalement non narrative de la science. Le temps de la science, celui de la physique ou de la géologie, n’est pas celui du récit et de l’intrigue. Les lois de la mécanique ne prennent pas une forme narrative. Ainsi remarque-t-il, à propos du temps géologique et de celui de l’évolution des espèces : « Que cet alignement sur une unique échelle de temps soit finalement trompeur est attesté par le paradoxe que voici : le laps de temps d’une vie humaine, comparé à l’amplitude des durées cosmiques, paraît insignifiant, alors qu’il est le lieu même d’où procède toute question de signifiance. Ce paradoxe a suffi à mettre en question l’homogénéité présumée des durées projetées sur l’unique échelle du temps. Ce qui est ainsi rendu problématique, c’est le droit de la notion même d’« histoire » naturelle (d’où notre usage constant des guillemets dans ce contexte). Tout se passe comme si, par un phénomène de contamination mutuelle, la notion d’histoire avait été extrapolée de la sphère humaine à la sphère naturelle, tandis qu’en retour la notion de changement, spécifiée au plan zoologique par celle de l’évolution, avait inclus l’histoire humaine dans son périmètre de sens. » (Ricœur, 1985: 167) Ce qui le conduit à conclure : « Ce sont finalement des concepts de récit et d’action qui sont non transférables de la sphère humaine à la sphère de la nature » (Ricœur, 1985: 168). Or, Ricœur ne peut défendre cette thèse d’un hiatus irréductible entre les sciences exactes et le récit narratif (en refusant toute légitimité autre qu’analogique au concept d’histoire lorsqu’elle n’est pas celle des vies humaines prises dans une action et un projet) que parce qu’il confronte d’une part des récits d’historiens et de romanciers, et d’autre part des concepts scientifiques examinés par eux-mêmes indépendamment de tout texte particulier : le concept d’évolution des espèces, le temps de la mécanique classique, celui de la relativité ou de la thermodynamique. Mais en vérité, le philosophe n’analyse jamais la manière dont ces concepts apparaissent et sont mis en scène au sein de textes scientifiques concrets, dans lesquels un savant les introduit et les présente à son lecteur. Par là, il lui Le roman entre inachèvement et clôture 181 est facile de mettre en évidence une absence de narrativité réelle de la science, qui n’est en réalité que l’effet de la dissymétrie de sa méthode. Or, en prenant garde au fait que ces concepts n’existent dans la science que dans des textes, toujours nécessairement adressés à un lecteur, qu’ils doivent accompagner pas à pas dans la découverte de leurs fonctions, de leurs relations et de leur nécessité, une tout autre scène se présente à nous. Déjà, au XIXe siècle, un philosophe des sciences comme Cournot a insisté sur le fait que, au cœur même des sciences les plus éloignées de la vie humaine, existent certaines branches qui, par leurs méthodes, leurs argumentations au moyen de raisons plutôt que de causes, leurs procédés d’exposition, relèvent des sciences historiques. Il en va ainsi par exemple pour Cournot de la cosmogonie du système solaire et de la géologie de la Terre, sciences cosmologiques qu’il oppose aux sciences théoriques ou de la nature. Monde et nature s’opposent pour lui comme histoire et lois, ou raisons et causes. Ce qui fait que ces sciences relèvent d’une méthode historique, et donc d’une véritable narration, n’est pas seulement qu’elles traitent de phénomènes temporels, puisque la physique le fait aussi par le moyen de lois de la nature, mais plutôt qu’elles se proposent de raconter un processus qui fasse apparaître des raisons à l’existence d’un état contingent et singulier du monde, raisons conduisant à faire intervenir le niveau du sens, à distinguer l’essentiel de l’accessoire et, pour cela, à raconter une histoire (Cournot, 1987: 42-44) . Mais au-delà de ces analyses de Cournot, et plus radicalement, on peut remarquer que la philosophie des sciences du XXe siècle a insisté sur la différence entre l’objet tel qu’il nous est donné, et tel que nous y accédons dans la « vie ordinaire », et l’objet scientifique. L’objet scientifique est une construction. La science ne parle pas des choses telles que nous les donne l’expérience immédiate. Son objet n’est pas le mouvement dont nous faisons l’expérience, mais par exemple un mouvement géométrisé dans un espace abstrait. Le monde n’est pas fait de corps ayant les qualités à travers lesquelles ils nous apparaissent, mais d’atomes, de corpuscules et d’ondes auxquels nous accédons par des équations. Le monde réel, de cette réalité que la science révèle, est ainsi une construction et une invention du savant. Or, en même temps qu’il construit les objets du monde de la science, le savant doit aussi construire une voix qui s’adresse au lecteur du texte scientifique. Cette voix est là pour l’accompagner dans sa lecture. Elle s’appuie sur un savoir partiel qu’elle lui suppose, et lui parle en faisant apparaître des problèmes, en formulant des questions et en lui racontant une histoire qui conduit à un dénouement de ces problèmes et à la construction d’objets nouveaux. Elle lui présente donc le déroulement d’une action et, quel que soit le domaine de son propos, il s’agit d’une action humaine prise dans une narration et la réalisation d’un projet : l’action d’un géomètre invité à tracer des lignes sur une figure, d’un algébriste invité à tourner son regard vers un problème comportant des inconnues, d’un physicien invité à se questionner sur le mouvement de la Terre à partir de ce qu’il voit autour de lui. Bref, elle est véritablement une voix narrative, qui n’est donc pas l’apanage de la fiction. Si le monde de la science est construction, il faut que la voix qui parle de ce monde soit aussi construite, qu’elle ne soit pas la voix du savant vivant dans son monde de vie donné, mais une voix inventée par ce savant pour s’adresser, depuis un lieu où elle est en connivence avec ce monde construit, au lecteur qui la reçoit et l’écoute lui-même dans son monde de vie à lui . On se rapportera aussi à Cournot, 1987: 174. Toutes les idées défendues dans ce paragraphe et dans les suivants reprennent des thèses développées dans mon livre déjà cité (Vinciguerra, 2019), qui analyse pourquoi il est nécessaire de penser une voix narrative du texte scientifique, et comment les transformations de la science sont en partie déterminées par les transformations du statut de cette voix dans l’histoire, elles-mêmes liées aux transformations de la voix narrative romanesque. 182 Lucien Vinciguerra Mais alors, le monde de la science et le texte-récit scientifique sont soumis aux mêmes vicissitudes que les univers fictionnels romanesques. Le texte scientifique n’a d’existence que dans le dialogue avec le temps de sa réception. Il est toujours le porteur d’une voix dont le mode d’existence et le contenu du message ne peuvent être interrogés que depuis celui qui l’écoute à l’intérieur de son horizon d’attente. L’énoncé des lois de Kepler dans l’Astronomia nova de 1609 (Kepler, 1979) du savant allemand ne parle pas des mêmes objets au moment de sa publication et au temps de Newton. Et c’est bien comme une réponse que Newton doit d’abord le recevoir en l’insérant dans les récits de la physique de la fin du XVIIe siècle. En tant que tel, il trouve dans l’œuvre du théoricien de l’harmonie céleste des phrases qui s’insèrent peu ou prou, avec quelques grincements et quelques anomalies, dans les textes du temps des Principia, dans ceux de sa géométrie, du calcul des fluxions et de la physique nouvelle des équations du mouvement. Et ainsi, les objets du monde réel, en tant qu’il est non ce monde immédiatement perçu que la science dévalorise, mais le monde qu’elle construit, sont porteurs du même inachèvement que ceux des univers fictionnels des romans. Ils ne sont pas fiction, car demeurent ouverts pour eux, contrairement aux habitants des mondes des romans, tous les protocoles de vérification inventés par la science pour mettre à l’épreuve ses énoncés. Le monde réel de la science n’est pas un monde, mais le monde, celui auquel nous mesurons toutes nos phrases à prétention de vérité empirique. Mais cette possibilité de vérification ne suffit pas à déterminer tout à fait les objets. Dans chaque texte scientifique traversant l’histoire d’une science, leurs caractères et leurs propriétés, les relations qu’ils entretiennent les uns aux autres, dépendent de tous ces autres récits du temps de leur lecture, qui chacun en complète les traits. D’une certaine manière, la loi des aires de Kepler s’explicite et s’élucide dans la gravitation universelle de Newton. Mais, là encore, cette explicitation et cette détermination n’est pas la simple concrétisation d’un objet qui demeurait jusque là schématique. Car cette voix qui parle à Newton dans le texte de Kepler elle aussi a changé. Elle ne se rapporte plus de la même manière aux objets dont elle parle. Elle ne s’adresse plus à son lecteur comme elle le faisait au temps de Kepler, elle ne conçoit plus de la même manière la relation de sa propre existence à celle de la conscience réceptrice qui en fait la lecture, ni le lien de cette conscience aux objets du monde de la science. Un nouveau récit est paru, et avec lui la critique des qualités secondes qui est au cœur désormais de la conception nouvelle des corps et de l’espace, et qui a transformé cette relation de la conscience lectrice au monde et aux signes du texte. Avec elle, la concrétisation, là encore, comme dans le roman, cesse d’être localisable et ne peut plus être pensée comme la détermination d’une structure ou d’un schème invariant depuis le temps de sa production. Et ainsi, d’une certaine manière, il faut renverser la thèse d’Ingarden : la concrétisation n’est pas la détermination dans une conscience du contenu schématique d’un récit. C’est peut-être la conscience qui doit être pensée comme la concrétisation d’un récit dans un autre récit. Bibliographie Coleridge, S. T. (1983). Biographia Literaria (1817). The Collected Works. Princeton: Princeton University Press. Cournot, A-A. (1987). Matérialisme, vitalisme, rationalisme. Paris: Vrin. Eco, U. (1979). L’œuvre ouverte. Paris: Seuil. Eco, U. (1985). Lector in fabula. Paris: Seuil. Eco, U. (1985). Les limites de l’interprétation. Paris: Seuil. Le roman entre inachèvement et clôture 183 Gadamer, H-S. (1996). Vérité et méthode. Paris: Seuil. Ingarden, R. (1983). L’œuvre d’art littéraire. Paris: L’âge d’homme. Jauss, H-R. (1990). Pour une esthétique de la réception. Paris: Gallimard. Kepler, J. (1979). Astronomie nouvelle. Paris: Blanchard. Merleau-Ponty, M. (1969). La prose du monde. Paris: Gallimard. Ricœur, P. (1985). Temps et récit. Tome III. Le temps raconté. Paris: Seuil. de Troyes, C. (1989). La légende arthurienne. Paris: Robert Lafont. Vinciguerra, L. (2019). Celui qui parle. Science et roman. Paris: Hermann.

Journal

Phainomenonde Gruyter

Published: Dec 1, 2021

Keywords: Fiction; roman; narrateur; lecture; Umberto Eco; Roman Ingarden; Hans Robert Jauss; concrétisation

There are no references for this article.