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L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire: Réflexion autour de L’œuvre ouverte de Umberto Eco

L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire: Réflexion autour de L’œuvre ouverte de Umberto Eco This paper focuses on the main claim of Umberto Eco’s Open Work, according to which any work of art is an inherently ambiguous message, i.e. is inexhaustible, or in principle likely to be the object of an infinite number of interpretations. It does so, first, by restricting itself to the specific topic of the literary work of art, and, secondly, by making a detour, that Eco himself suggests, though he does not really explore it, via Sartre’s ontological phenomenology. This detour will eventually lead the reader from Being and Nothingness to What is Literature?; from Sartre’s “theory of the phenomenon” to his description of the poetic and prosaic attitude; and from a theory of literature qua ambiguity- inexhaustibility to that of openness qua esthetic phenomenon. Finally, it is the capacity of Sartre’s phenomenology to ultimately clarify, or provide a foundation to, Eco’s own theory, as well as the latter’s originality with regard to the former, that will be studied and accounted for. Keywords: Eco, Sartre, phenomenology, literature, interpretation Résumé Cet article s’intéresse à la thèse principale de L’œuvre ouverte de Eco, selon laquelle l’œuvre d’art constitue un message fondamentalement ambigu, c’est-à-dire inépuisable, ou en principe susceptible d’une infinité d’interprétations possibles. L’angle sous lequel cette thèse est examinée est inédit, d’abord parce qu’on se limitera au cas particulier des œuvres d’art littéraires, ensuite par qu’elle sera étudiée de biais, i.e. en faisant un détour, que Eco lui-même suggère, mais qu’il n’explore pas véritablement, via l’ontologie phénoménologique de Sartre. Un détour qui finira par conduire le lecteur de L’Être et le Néant à Qu est-ce que la littérature ?, de la “théorie du phénomène” à la description ISSN: 0874-9493 (print) / ISSN-e: 2183-0142 (online) DOI: 10.2478/phainomenon-2021-0016 120 Aurélien Djian des attitudes poétique et prosaïque, et de la théorie de l’inépuisabilité-ambiguïté à celle de l’ouverture comme phénomène esthétique. Finalement, c’est la capacité de la phénoménologie sartrienne à clarifier ultimement, ou à fournir une fondation à, la théorie de Eco, ainsi que l’originalité de celle-ci vis-à-vis de celle-là, qui seront à la fois examinées et justifiées. Mots-clefs: Eco, Sartre, phénoménologie, littérature, interprétation Introduction Si le phénomène doit se révéler transcendant, il faut que le sujet lui-même transcende l’apparition vers la série totale dont elle est un membre. Il faut qu’il saisisse le rouge à travers son impression de rouge […]. Mais si la transcendance de l’objet se fonde sur la nécessité pour l’apparition de se faire toujours transcender, il en résulte qu’un objet pose par principe la série de ses apparitions comme infinies […]. Ainsi l’apparition qui est finie s’indique elle-même dans sa finitude, mais exige en même temps, pour être saisie comme apparition-de-ce-qui-apparaît, d’être dépassée vers l’infini […]. Le génie de Proust, même réduit aux œuvres produites, n’en équivaut pas moins à l’infinité des points de vue possibles qu’on pourra prendre sur cette œuvre et qu’on nommera “l’inépuisabilité” de l’œuvre proustienne (Sartre, 1943: 13-14) Et surtout, il y a toujours beaucoup plus, dans chaque phrase, dans chaque vers […]. Le mot, la phrase- chose, inépuisables comme des choses, débordent de partout le sentiment qui les a suscités (Sartre, 1948: 24). Ainsi, pour le lecteur, tout est à faire et tout est déjà fait ; l’œuvre n’existe qu’au niveau exact de ses capacités ; pendant qu’il lit et qu’il crée, il sait qu’il pourrait toujours aller plus loin dans s lecture, créer plus profondément ; et, par là, l’œuvre lui paraît inépuisable et opaque comme les choses (Sartre, 1948: 52). Dans sa préface à L’œuvre ouverte (dans ce qui suit : OE), Eco souligne que les études composant son livre ont toutes pour objet “une notion sur laquelle la plupart des esthétiques contemporaines s’accordent : l’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant” (Eco, 1965: 9). Du point de vue de ces esthétiques, une œuvre d’art ne se caractérise donc pas simplement par le fait d’être ambiguë : elle l’est fondamentalement, ce qui implique que chaque message artistique n’autorise pas seulement de fait une multiplicité définie d’interprétations, mais en principe une pluralité infinie. Idée que, en reprenant cette fois la terminologie de Eco, et en se limitant à l’œuvre littéraire qui seule va nous intéresser ici, on pourrait être tenté de reformuler de la façon suivante : toute œuvre littéraire est fondamentalement ouverte, c’est-à-dire constitue “une réserve inépuisable de significations” (Eco, 1965: 23), de telle manière que chacune d’elles “comporte, au-delà d’une apparence définie, une infinité de ‘lectures’ possibles” (Eco, 1965: 43). Ainsi, la caractéristique de l’époque contemporaine n’est pas de produire des livres qui se trouvent être, pour des raisons en réalité structurelles, ambigus (ou ouverts, ou inépuisables), mais de considérer cette ambiguïté comme “une fin explicite de l’œuvre, une valeur à réaliser de préférence à toute autre” (Eco, 1965: 9). Autrement dit, la différence entre La Jalousie de Robbe-Grillet, ou Finnegans Wake de Joyce, et Les trois mousquetaires de Dumas, ou n’importe quel roman de gare, ne réside pas dans le fait de proposer un message fondamentalement ambigu — puisqu’ils sont tous Nous revenons dans la première partie de cet article sur le concept de “message”. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 121 fondamentalement ambigus de ce point de vue, et autorisent une multiplicité infinie d’interprétations —, mais d’avoir l’intention de l’être. Cependant, quoiqu’il en soit pour l’instant de l’accord supposé de la plupart des esthétiques contemporaines sur l’idée d’une ouverture, ou inépuisabilité, fondamentale de l’œuvre d’art en général, et de l’œuvre littéraire en particulier — des textes d’auteurs aussi différents que Barthes, Tindall, Pareyson, Croce ou Dewey sont mobilisés par Eco en vue d’illustrer leur proximité théorique à ce sujet —, il est frappant que cette thèse prenne au fil du texte une signification elle-même équivoque. Ainsi, à la lecture, il n’apparaît plus évident d’identifier les formules, semble-t-il équivalentes, proposées plus haut : “l’œuvre littéraire est un message fondamentalement ambigu”, “l’œuvre littéraire est fondamentalement ouverte”, “l’œuvre littéraire est en principe susceptible d’une pluralité infinie d’interprétations ou de lectures”. En effet, comme l’indique Eco dans sa préface, la seconde étude de OE a pour but de démontrer que l’ambiguïté fondamentale du message constitue une “condition […] propre à toute œuvre d’art” (Eco, 1965: 9). Or, celle-ci s’achève avec une comparaison d’un tercet tiré du Paradis de Dante et d’un passage de Finnegans Wake de Joyce, dont l'interprétation est supposée valoir pour l’ensemble des deux œuvres, et dont Eco tire une conclusion assez déconcertante : si l’un et l’autre des textes cités constitue une “forme organique” dans laquelle “un ensemble de valeurs intellectuelles et émotionnelles se mêlent à des valeurs matérielles”, de telle manière que “l’une et l’autre de ces formes, considérée sous son aspect esthétique, se révèle ‘ouverte’ à une jouissance toujours renouvelée et toujours plus profonde” (Eco, 1965: 61), une telle “dégustation” (Eco, 1965: 43) prend à chaque fois une tournure bien différente : “dans le cas de Dante, on goûte d’une manière toujours nouvelle la communication d’un message univoque. Dans le cas de Joyce, en revanche, l’auteur entend faire goûter de manière toujours différente un message qui, en lui-même (et grâce à la forme qui le réalise), est plurivoque” (Eco, 1965: 61-62). Ainsi, quelle que soit la signification précise de cette dernière thèse, une chose est certaine : si la plupart des esthétiques contemporaines s’accordent sur l’idée que toute œuvre littéraire est un message fondamentalement ambigu, la position soutenue par Eco dans cette deuxième étude, contrairement à ce qu’il affirmait dans la préface, est tout à fait différente. L’ouverture, ou inépuisabilité, de l’œuvre littéraire, ne réside fondamentalement pas dans l’ambiguïté de son message, puisqu’une œuvre, quoique fondamentalement ouverte, peut proposer un message tout à fait univoque. Et cette thèse modifie du même coup radicalement l’appréciation qu’il faut avoir de la spécificité des œuvres littéraires contemporaines : celles-ci ne se réduisent pas à rechercher explicitement une ambiguïté qui serait en réalité fondamentale à toute œuvre ; si le projet littéraire qui les sous-tend est réussi, elles sont ambiguës (ce que toute œuvre n’est pas), et visent intentionnellement à l’être (ce qu’elles sont seules à faire). Ainsi, si chaque œuvre littéraire est ouverte, toutes ne sont pas ambigües, et seules celles contemporaines (pour autant qu’elles sont réussies) le sont et cherchent à l’être explicitement. Il faut donc reposer la question : indépendamment du cas particulier des textes contemporains, que l’on mettra de côté ici, en quoi consiste la structure essentielle d’ouverture d’une œuvre littéraire ? Sur quelle base peut-on affirmer que toute œuvre est fondamentalement inépuisable ? Que veut-on dire, lorsqu’on pose que chacune d’entre elles est“ouverte à une série virtuellement infinie de lectures possibles” (Eco, 1965: 35), constitue une “source inépuisable d’expérience” (Eco, 1965: 44), permet une multiplicité en principe infinie d’interprétations possibles (Eco, 1965: 36-37, 43) ? Cette infinité de principe d’interprétations ou de lectures réside-t-elle nécessairement dans l’ambiguïté du message artistique ? Ou bien s’agit-il d’autre chose ? C’est ce thème de l’ouverture ou de l’inépuisabilité de 122 Aurélien Djian l’œuvre littéraire, qui traverse en réalité bien des esthétiques contemporaines par-delà leurs étiquettes respectives , et auquel Eco, parmi d’autres, a l’ambition de fournir un fondement théorique, que nous voudrions aborder ici à partir d’une lecture de L’œuvre ouverte. L’objet de cet article n’est pas d’aborder de front le cœur de la thèse de Eco, explicitée dans la deuxième étude, mais de le faire plutôt de biais : il s’agit de thématiser un aspect suggéré par Eco lui- même, sinon développé explicitement et dans le détail, de cette thèse, qui est resté jusqu’ici inexploré par les commentateurs, et qui pourtant la structure de façon fondamentale. Cet aspect réside dans le rapprochement conceptuel entre “l’ambiguïté” de l’acte de perception externe d’une chose physique et l’acte de lecture d’œuvres littéraires, sur la base du partage d’une même structure essentielle, celle de l’horizon. Et c’est ici que Sartre entre en scène. Car, aux yeux de Eco, parmi les “psychologues” et les “phénoménologues” qui ont insisté au XXème siècle sur l’idée d’“ambiguïtés perceptives”, il est le seul, dans le passage de L’Être et le Néant (dans ce qui suit : EN) cité en exergue, à avoir explicitement “not[é] […] l’équivalence entre cette situation perceptive où se constituent toutes nos connaissances, et notre rapport cognitif-interprétatif à l’œuvre d’art” (Eco, 1965: 40). Dans un premier temps, l’enjeu sera donc de savoir si, et dans quelle mesure, la théorie sartrienne de EN soutient et permet de clarifier la thèse de l’ouverture-ambiguïté de l’œuvre littéraire chez Eco. Mais ce ne sera là que le point de départ d’une plus longue enquête, qui nous mènera de EN à Qu’est- ce que la littérature ? (dans ce qui suit : QL), de la “théorie du phénomène” (Sartre, 1943: 13) à la description des attitudes poétique et prosaïque, et de la théorie de l’inépuisabilité-ambiguïté à celle de l’ouverture comme phénomène esthétique. Car si l’on développe la suggestion de Eco jusqu’au bout, non seulement il apparaît que la théorie du phénomène de EN ne saurait fonder une quelconque thèse de l’inépuisabilité-ambiguïté ; mais, en outre, que c'est dans la théorie de la littérature proposée par QL, qui mobilise en effet, quoique sur un mode tout à fait particulier, tout autant le rapport entre perception et lecture qu’une certaine compréhension de la structure d’horizon, qu’il faut chercher, d’une part, un fondement et une clarification implicites de l’idée de Eco selon laquelle il y a une ouverture fondamentale de l’œuvre littéraire qui ne réside pas dans l’ambiguïté de son message ; et, d’autre part, un modèle heuristique permettant de déterminer à la fois la spécificité et le caractère innovant du modèle de Eco. De ce point de vue, l’intérêt d’une approche de biais, qui prend au sérieux une suggestion de Eco qu’il ne développe pas particulièrement en l’explorant dans certaines des directions qu’elle esquisse pourtant, est à la fois historique et philosophique. Historique, puisque cet article se veut une contribution à l’étude de la postérité de la phénoménologie de Sartre dans l’histoire de la philosophie contemporaine, et à la démonstration pour ainsi dire par les faits de son actualité. Philosophique, car elle permet de fournir un fondement à une thèse que Eco lui-même ne justifie pas complètement (sauf à faire appel de façon contradictoire à la notion incertaine d’ambiguïté), tout en fixant sur un plan conceptuel, par-delà les ressemblances apparentes, la spécificité de certaines positions portant sur le phénomène de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire, qui est un thème autour duquel s’articulent bien des esthétiques contemporaines. Outre les auteurs cités plus haut, on inclura évidemment dans la liste l’ontologie phénoménologique de la littérature proposée par Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, que l’on discutera plus loin, ou les théories herméneutiques issues, plus ou moins directement, de Vérité et Méthode de Gadamer : celles de Jauss, Iser ou Ricoeur par exemple (la liste n’étant évidemment pas close). Toute la question est alors de savoir dans quelle mesure chaque théorie de l’inépuisabilité s’accorde, complète, ou exclut les autres —question que nous souhaitons soulever et commencer à traiter dans cet article. Nous revenons sur ce dernier point dans la conclusion. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 123 Ce travail sera donc divisé en quatre parties, suivies d’une conclusion. Dans la première partie, nous reviendrons sur le contexte d’un tel rapprochement entre lecture littéraire et perception externe, opéré à l’occasion d’une thèse d’histoire de la culture concernant la particularité des œuvres littéraires contemporaines. Nous verrons comment Sartre est enrôlé dans la stratégie argumentative de Eco, c’est-à-dire illustre implicitement l’idée d’“ambiguïtés perceptives” explicitement formulée par Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception, et fondée chez lui sur le caractère horizontal de la perception externe, tout en étant le seul parmi les phénoménologues cités (Husserl, Merleau-Ponty, Sartre) à avoir explicitement élargi, sur la base de son modèle du phénomène, cette condition d’ambiguïté aux œuvres d’art en général, et littéraires en particulier, à travers le cas de Proust. La deuxième partie sera consacrée à la théorie du phénomène, qui fonde la thèse de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire dans EN. On montrera que celle-ci exclut l’idée d’inépuisabilité- ambiguïté ; est compatible avec la thèse de la seconde étude de OE ; mais est insuffisante pour la fonder spécifiquement, puisque c’est en tant que phénomène que l’œuvre (comme n’importe quel objet transcendant) peut être considérée comme inépuisable, et non en tant que phénomène littéraire. Dans ce cadre, si la perception externe et la lecture s’équivalent, comme le suggère Eco, c’est non pas du point de vue de l’ambiguïté, mais de leur condition de phénomène ; l’horizon, pour sa part, constitue, non pas la dimension d’ambiguïté de l’une et l’autre, mais la structure commune d’unification ou d’identification assurant la transcendance du pour-soi vers n’importe quel objet transcendant. Si la deuxième partie a suivi la suggestion de Eco à la lettre, la troisième le fera dans l’esprit, en se lançant, par-delà la référence explicite à EN, à la recherche d’un modèle sartrien suffisant et spécifique capable d’expliquer sa théorie de l’inépuisabilité esthétique. Or, c’est dans QL, et sa théorie de la littérature, qu’on le cherchera, dans la mesure où sa description des attitudes poétique et prosaïque semble impliquer une thèse, à chaque fois spécifique au type de littérature en question, de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire — comme le suggèrent les deux dernières citations mises en exergue de cet article. Ici, le rapport perception-lecture, et l’horizon, seront à nouveau mobilisés, mais dans un nouveau cadre, celui d’une analyse des attitudes, ou modes de néantisation : on verra que l’écriture et la lecture poétiques sont à l’écriture et la lecture prosaïques ce que la perception externe est à l’imagination — le concept de lecture, en se spécifiant, se dédoublera donc en lecture perceptive et imaginative —, et que chacune implique un type d’horizon qui constitue la structure spécifique de la manifestation du phénomène comme littéraire prosaïque ou poétique — l’horizon perceptif opaque et l’horizon imaginatif feint. Dans la quatrième partie, on en viendra spécifiquement à la théorie de l’ouverture de la seconde étude de OE, et on montrera les avantages du long détour que nous avons fait via la théorie sartrienne du phénomène de EN et celle de la littérature de QL. Celle-là trouve en effet une partie de son fondement dans la description sartrienne des attitudes poétique et prosaïque (et de leur horizon), dans la mesure où celle-ci permet de clarifier conceptuellement la notion qui est au centre de l’idée d’ouverture de Eco, celle de totalité ou de forme. Mais la mise en perspective sartrienne permettra également d’apprécier l’originalité de la thèse de l’ouverture-inépuisabilité de Eco, qui vise à compléter le modèle sartrien en le transposant, par-delà l’opposition entre poésie et prose, sur le terrain de la lecture esthétique. Enfin, on tirera de l’ensemble de ces analyses quelques conclusions sur la postérité de la théorie sartrienne dans la philosophie contemporaine de la littérature, malgré son relatif oubli aujourd’hui, et sur sa manière très particulière, c’est-à-dire phénoménologique, de poser et d’aborder les problèmes 124 Aurélien Djian littéraires. On justifiera également l’idée d’une cartographie des thèses sur l’inépuisabilité littéraire, aux vues de la diversité de celles que nous allons rencontrer dans cet article — et en dépit de l’apparente convergence initiale suggérée par Eco entre lui et Sartre. 1. Ambiguïtés perceptives, ambiguïtés littéraires L’œuvre ouverte est un livre à plusieurs dimensions. Il s’agit d’abord pour Eco de proposer une “description”, ou “phénoménologie”, “des poétiques de l’œuvre ouverte” (Eco, 1965: 10 et 12). Le terme de “poétique” désigne ici à la fois “le programme opératoire que l’artiste chaque fois se propose ; l’œuvre à faire, telle que l’artiste, explicitement ou implicitement, la conçoit” (Eco, 1965: 10) ; mais également la projection d’un “type de consommation” ou d’“effets” produits sur le récepteur. C’est pourquoi l’on peut parler, à propos de l’œuvre littéraire, d’un message : un livre n’est pas un objet autonome, mais dépend fondamentalement, ou est impensable sans, une “intention de communication” que l’auteur a pour fin de faire connaître à un récepteur via son texte, c’est-à-dire via certains effets que ce texte, écrit d’une manière appropriée, a pour dessein de produire sur son lecteur. Autrement dit, toute œuvre artistique est un “projet sur un objet et sur ses effets” (Eco, 1965: 11) — que celui-ci soit explicite ou implicite, c’est-à-dire que l’auteur se soit exprimé sur son projet, ou non (Eco, 1965: 10- 11). De ce point de vue, l’ambiguïté du message, pour autant qu’elle est fondamentale, réside dans l’impossibilité de principe d’identifier, à la lecture du livre, le projet, ou l’intention, de l’auteur, telle qu’il la communique à travers celui-ci. Et elle se manifeste, du côté du lecteur, par ce type de question, auquel en principe une infinité de réponses interprétatives est possible : “et donc quoi ?”, “qu’a-t-il bien voulu dire par là ?”, “quel était son but, ou son intention, en écrivant ce livre ?”, “y-a-t-il un sens particulier à l’ensemble de ces scènes que l’auteur décrit qui me paraissent, à moi, purement juxtaposées ?”, etc. Ainsi, par exemple, l’œuvre de Kafka apparaît-elle comme le type même de l’œuvre “ouverte” : procès, château, attente, condamnation, maladie, métamorphose, torture ne doivent pas être pris dans leur signification littérale […]. Les interprétations existentialiste, théologique, clinique, psychanalytique des symboles kafkaïens n’épuisent chacune qu’une partie des possibilités de l’œuvre. Celle-ci demeure inépuisable et ouverte parce qu’ambiguë (Eco, 1965: 22). On appellera alors “poétiques de l’œuvre ouverte”, par opposition aux “poétique[s] de la nécessité” (Eco, 1965: 35), le “projet d’un message doté d’un large éventail de possibilités interprétatives” (Eco, 1965: 11). De ce point de vue, si chaque œuvre artistique est fondamentalement “ouverte à une série virtuellement infinie de lectures possibles” (Eco, 1965: 35), toutes ne peuvent pas être considérées comme relevant de poétiques de l’œuvre ouverte, pour autant que celles-ci impliquent nécessairement le projet ou l’intention de produire un message fondamentalement ambigu — que le projet soit réussi, c’est-à-dire débouche en effet sur une œuvre structurellement ambiguë, ou non. Les trois mousquetaires et Finnegans Wake sont toutes deux des œuvres ouvertes, mais tandis que la première suppose une poétique de la nécessité, la seconde implique une poétique de l’œuvre ouverte. Selon qu’on prend le point de vue de la préface, ou de la seconde étude, de OE, on pourra alors comprendre cette thèse de deux manières alternatives : — soit, une poétique de la nécessité, quoiqu’elle produise nécessairement une œuvre ambiguë, a le projet d’être univoque, la poétique de l’œuvre ouverte se distinguant par le fait d’avoir l’intention L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 125 de produire une telle ambiguïté. Dans ce cas, l’ouverture réside dans l’ambiguïté du message, et la différence entre les deux poétiques dans l’intention de créer une œuvre ambiguë, ou non ; — soit, une poétique de la nécessité, qui peut produire une œuvre ambiguë, mais a le projet qu’elle soit univoque, crée dans tous les cas une œuvre ouverte, tandis qu’une poétique de l’œuvre ouverte a l’intention de créer, non pas une œuvre ouverte, mais un livre dont le message est ambigu. Dans ce cas, l’ouverture n’implique pas l’ambiguïté, et la différence entre les deux poétiques est à la fois dans l’intention, et dans le fait de produire (si la poétique est réussie) une œuvre univoque ou ambiguë. Avec cette seconde lecture, l’opposition entre “poétique de la nécessité” et “poétique de l’œuvre ouverte” devient conceptuellement difficile à maintenir : car ce que la seconde vise, ce n’est pas de créer une œuvre ouverte (ce que toute œuvre est), mais une œuvre ambiguë (ce que toute œuvre n’est pas). Quoiqu’il en soit de ce dernier point, OE possède déjà au moins un double enjeu : d’une part, celui de caractériser la structure d’ouverture propre à toute œuvre d’art en général — qu’il s’agisse de l’ambiguïté du message, ou de tout autre chose ; d’autre part, celui de décrire spécifiquement les poétiques de l’œuvre ouverte. Cette description se réalise elle-même sur deux plans : un plan général, puisqu’il s’agit de cerner la spécificité des œuvres contemporaines comme telles — qu’on considère celles visant explicitement l’ouverture et/ou l’ambiguïté, ou de ce type bien particulier d’œuvres ouvertes qu’Eco appelle les “œuvres en mouvement” (Eco, 1965: 25) . Et un plan plus particulier, toute la deuxième partie du livre de Eco étant consacrée à l’évolution de la poétique de l’œuvre ouverte de Joyce. Cela dit, il ne s’agit là que d’une première dimension de OE. En plus de la perspective interne à l’histoire et l’analyse artistiques et littéraires, Eco adopte également à l’égard des œuvres un point de vue externe, celui de l’historien de la culture. Plus précisément, il s’agit pour lui de chercher “l’éclairage de l’histoire de la culture” dans le but “d’établir des rapports entre les programmes opératoires dont usent les artistes et ceux qui sont élaborés dans le cadre de la recherche scientifique” (Eco, 1965: 10). Ainsi, par exemple, l’apparition, à une certaine époque, d’un ensemble d’œuvres qui impliquent des projets ou poétiques possédant certains traits structuraux en commun, pourra être considérée comme une “métaphore épistémologique”, c’est-à-dire “révèle […] la manière dont la science ou, en tout cas, la culture contemporaine voient la réalité” (Eco, 1965: 28) à cette même époque. Or, c’est précisément au moment de considérer de quoi les poétiques contemporaines de l’œuvre ouverte sont des métaphores épistémologiques que Eco suggère le lien entre celles-ci et les recherches psychologiques et phénoménologiques portant sur les “ambiguïtés perceptives” : nous avons parlé plus haut de l’ambiguïté comme disposition morale et catégorie théorique. La psychologie et la phénoménologie désignent, elles, par ambiguïtés perceptives la possibilité que nous avons de nous placer en-deçà des conventions du savoir, pour saisir le monde dans sa fraicheur, avant toutes les stabilisations de l’accoutumance et de l’habitude (Eco, 1965: 31). Avant d’en venir au cas spécifique de Husserl, Sartre et Merleau-Ponty, qui seront considérés juste après ce passage, il faut souligner quelques traits, assez particuliers, de cette thèse. Le rapport entre les poétiques de l’œuvre en mouvement, qui “se caractérisent par une invitation à faire l’œuvre avec l’auteur”, et les poétiques de l’œuvre ouverte, est conçu par Eco dans les termes du genre vis-à-vis de l’espèce (Eco, 1965, 35). Nous laisserons de côté le cas des premières dans ce qui suit. 126 Aurélien Djian D’abord, s’il est vrai que l’on retrouve dans les poétiques de l’œuvre ouverte “l’écho plus ou moins précis de certaines tendances de la science contemporaine” (Eco, 1965: 29), elles n’entretiennent pas seulement des liens métaphoriques avec les analyses psychologiques et phénoménologiques de l’ambiguïté perceptive. Ainsi, Eco mentionne les travaux autour de “la notion de ‘champ’” ou de “discontinuité” en physique (Eco, 1965: 29-30), le rôle de “la notion philosophique de ‘possibilité’”, l’apparition de “logiques à plusieurs valeurs pour lesquelles l’indéterminé, par exemple, est une catégorie du savoir” (Eco, 1965: 30), ou l’influence de “l’univers spatio-temporel conçu par Einstein” (Eco, 1965: 31). Cependant, contrairement à ces dernières, qui semblent s’appliquer seulement aux poétiques de l’œuvre ouverte, les analyses psychologiques et phénoménologiques peuvent réciproquement être considérées comme des métaphores poétiques de ce que fait tout artiste, quel que soit son projet, à savoir proposer une œuvre fondamentalement ouverte. Autrement dit, on y retrouve l’écho plus ou moins précis de certaines tendances de l’art en général. Cette hypothèse est d’ailleurs explicitement suggérée par Eco : le lien qu’établit ce dernier est entre les ambiguïtés perceptives de la science contemporaine et “l’ambiguïté comme disposition morale et catégorie théorique” dont “nous avons parlé plus haut”, c’est-à-dire dans la préface. Préface dans laquelle l’ambiguïté du message est définie comme la condition de toute œuvre artistique. On peut donc considérer le fait que les ambiguïtés perceptives constituent un thème de la science contemporaine, à la fois comme une suggestion en vue d’expliquer l’émergence à la même période de projets artistiques visant l’ambiguïté — les poétiques de l’œuvre ouverte —, mais également comme un écho scientifique de l’ouverture artistique elle-même, pour autant que celle-ci implique l’ambiguïté. C’est d’ailleurs aussi comme cela que Eco le comprend, au moment d’indiquer que Sartre a explicitement noté “l’équivalence” entre le caractère ambigu de la perception externe et “notre rapport cognitif-interprétatif à l’œuvre d’art” (Eco, 1965: 40) en général, illustré à partir du cas de Proust. Ensuite, si les “ambiguïtés perceptives” désignent “la possibilité que nous avons de nous placer en-deçà des conventions du savoir, pour saisir le monde dans sa fraicheur, avant toutes les stabilisations de l’accoutumance et de l’habitude”, aucun des textes qui seront mentionnés pour illustrer cette thèse n’y fait référence. Cela ne signifie pas que, par ailleurs, ce “retour en-deçà” ne constitue pas un thème d’intérêt chez Husserl, Sartre et Merleau-Ponty. Mais, dans les textes qui sont cités par Eco, l’analyse de la structure de la perception externe n’est pas rapportée à cet enjeu théorique. Nous pouvons donc légitimement laisser cet enjeu de côté dans ce qui suit, et considérer ces textes comme suffisamment autonomes pour justifier, du point de vue de Eco, le lien entre ambiguïté artistique et ambiguïté perceptive. Ces précisions faites, on peut à présent entrer dans le vif du sujet : en quoi consiste exactement l’ambiguïté de la perception ? Si l’on jette un œil aux textes de Husserl, Sartre et Merleau-Ponty, supposés à la fois clarifier conceptuellement et illustrer cette thèse, plusieurs éléments sont frappant. Premièrement, lorsque l’on parle de “perception”, c’est de la perception externe qu’il est en réalité question. L’ensemble des exemples pris chez les différents auteurs mentionnés concerne en effet la perception transcendante d’une chose, et non pas la perception immanente d’un vécu (ou réflexion). Ainsi, quoique Husserl s’intéresse à une structure universelle de la conscience, l’horizon, celle-ci est illustrée à travers le cas de la “perception extérieure”, où par exemple “les côtés de l’objet qui sont ‘réellement perçus’ renvoient aux côtés qui ne le sont pas et ne sont qu’anticipés dans l’attente d’une façon non intuitive, comme aspects ‘à venir’ dans la perception” (Eco, 1965: 31). De même, quoique Sartre considère en réalité la structure du phénomène en général — “l’existant ne peut se réduire à une série finie de manifestations du fait que chacune d’elles est en rapport avec un sujet qui L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 127 ne cesse de se modifier” —, il (et Eco après lui) l’illustre via l’exemple de l’objet qui “présente diverses Abschattungen (ou profils)” (Eco, 1965: 31), c’est-à-dire la chose physique (une chose rouge, triangulaire, etc.). Enfin, chez Merleau-Ponty, c’est spécifiquement l’“inachèvement” de la synthèse perceptive de la “chose” et du “monde”, et par conséquent “l’ambiguïté” de la perception externe, qui fait problème, et qui permet de conclure que la conscience est “le lieu même de l’équivoque” (Eco, 1965: 31). Deuxièmement, chez ces trois auteurs, explicitement ou implicitement, et indifféremment du cadre théorique dans lequel elle est examinée, la nature de “l’ambiguïté” de la perception externe réside pour Eco dans son caractère horizontal. De ce point de vue, Husserl possède une place à part parmi les trois auteurs considérés, puisque Sartre comme Merleau-Ponty puisent ce concept chez ce dernier. Comme le souligne en effet Eco, “Husserl notait déjà que ‘chaque état de conscience possède un ‘horizon’” (Eco, 1965: 31). Ainsi, “on trouve de façon très claire chez Husserl la référence à l’objet comme forme achevée, identifiable en tant que telle, et cependant ‘ouverte’”. D’une part, en effet, quoique je ne le vois que d’un côté, je perçois bien un cube, identifié comme le même dans le cours de ma perception (et même de mes perceptions). Mais, dans le même temps, le cube — vu d’un côté — ne ‘dit’ rien sur la détermination concrète de ses côtés non visibles; néanmoins il est d’avance ‘saisi’ comme cube, puis en particulier comme coloré, rugueux, etc., chacune de ces déterminations laissant toujours d’autres particularités dans l’indétermination. Le ‘laisser dans l’indétermination’ des particularités […] est un moment contenu dans la conscience perceptive elle-même ; il est précisément ce qui constitue l’’horizon’ (Eco, 1965: 40). De ce point de vue, c’est par une série de déplacements conceptuels que l’on arrive à “retrouver” chez Husserl l’idée d’ambiguïté. La situation de la perception externe de la chose physique est d’abord formulée dans des termes husserliens, à savoir : toute perception externe implique une conscience de l’indéterminé, c’est-à-dire un horizon, de telle manière que toute chose est perçue avec ses indéterminations. Puis cette situation est reformulée dans les termes, non-husserliens, de l’“ouverture” (avec guillemets) de la chose. Enfin, c’est sur la base de l’identification, chez Eco, de l’ouverture avec l’idée d’ambiguïté que l’on peut conclure que Husserl est le premier phénoménologue à s’être intéressé (quoique de façon implicite) au thème des “ambiguïtés perceptives”. À son tour, ce lien entre horizon, ouverture et ambiguïté est implicitement filé dans l’analyse proposée par Eco de L’Être et le Néant : le “mode d’‘ouverture’ [qui] est à la base de tout acte de perception” réside dans le fait que “non seulement l’objet présente diverses Abschattungen (ou profils), mais, encore, il peut exister divers points de vue sur une même Abschattung” (Eco, 1965: 31). Ainsi, si tout phénomène est une manifestation finie d’une série en principe infinie, c’est, non pas tant en réalité parce qu’il y aurait une infinité de profils de la chose en question , mais parce qu’il y a une infinité de points de vue sur l’ensemble de ces profils, qui sont encore indéterminés, c’est-à-dire visés comme présents ou possibles — ce que Husserl appelle précisément un horizon. Enfin, le cas de Merleau-Ponty est plus simple, puisque le concept husserlien d’horizon y est explicitement employé : “L'existant, en effet, ne saurait se réduire à une série finie de manifestations, puisque chacune d’elles est un rapport à un sujet en perpétuel changement. Quand un objet ne se livrerait qu'à travers une seule ‘Abschattung’, le seul fait d'être sujet implique la possibilité de multiplier les points de vue sur cette ‘Abschattung’. Cela suffit pour multiplier à l'infini l’“Abschattung” considérée” (Sartre, 1943: 13). 128 Aurélien Djian “comment aucune chose peut-elle jamais se présenter à nous pour de bon, puisque la synthèse n’en est jamais achevée ? (…) Comment puis-je avoir l’expérience du monde comme d’un individu existant en acte, puisqu’aucune des vues perspectives que j’en prends ne l’épuise (et) que les horizons sont toujours ouverts” (Eco, 1965: 32). Maintenant, comme nous avons commencé à le voir avec le cas de Husserl, ce lien tissé entre horizon et ambiguïté perceptive à travers les trois passages cités ne se fait pas sans exercer sur eux une certaine violence interprétative, qui masque leurs profondes différences, et manifeste les traits essentiels de la stratégie argumentative de Eco. D’une part, chez Husserl puis Sartre, l’“horizon” de la perception externe (si l’on accepte de considérer que ce concept soit implicitement à l’œuvre dans le nouveau modèle sartrien du phénomène articulé autour du couple “fini-infini”) est une illustration d’une structure plus générale : celle de la conscience transcendantale chez Husserl , celle du pour-soi ou de la conscience chez Sartre. S’il y a donc “ambiguïté” de la perception externe, c’est parce qu’il y a “ambiguïté” de la conscience ou du pour-soi, pour autant qu’ils impliquent par essence la structure de l’horizon. Le cas de Merleau-Ponty est tout à fait différent : l’“ambiguïté”, ou “équivocité”, de la conscience, est conclue à partir de celle de la perception externe. Autrement dit, si l’on peut dire que “la conscience qui passe pour le lieu de la clarté est, au contraire, le lieu même de l’équivoque” (Eco, 1965: 32), c’est parce que la conscience perceptive (externe) est horizontale, et donc “ambiguë”. Une telle thèse implique ainsi une certaine priorité donnée à la conscience perceptive externe, qui devient représentative de la conscience comme telle — opération que les textes de Husserl comme de Sartre n’autorisent pas. Ainsi, par exemple, l’imagination, chez Husserl comme chez Sartre , quoiqu’elle constitue un mode de la conscience, pose certes son objet avec un horizon, mais d’une manière qui n’a rien à voir avec “l’ambiguïté” de la perception externe. Le fait, comme le note Sartre, que je n’apprenne rien d’un dragon lorsque je l’imagine d’un côté puis de l’autre, et qu’aucun des aspects qu’il puisse avoir ne me surprenne — dans la mesure où je les invente au fur et à mesure —, indique que, en dépit de certaines ressemblances avec la perception externe, nous nous trouvions là dans une situation par essence différente, n’impliquant en réalité aucune “ambiguïté” : je ne peux pas me tromper sur l’identité de l’objet imaginé en question, puisque c’est moi qui l’invente — quoique je l’appréhende malgré tout via un horizon, c’est-à-dire en ayant conscience de ses aspects indéterminés. De telle manière que, du point de vue husserlien ou sartrien, on ne peut pas étendre “l’ambiguïté” spécifique de la conscience perceptive externe à la conscience en général, et conclure de l’une à l’autre. Autrement dit, pour reprendre un concept sartrien sur lequel on aura l’occasion de revenir, il s’agit de deux attitudes différentes. D’autre part, comme nous venons de le voir, ni Husserl, ni Sartre ne tirent de la structure d’horizon la thèse de l’“ambiguïté” de la perception externe. De ce point de vue, si Husserl est un point de référence en tant que point de départ de l’usage du concept d’horizon, Merleau-Ponty en constitue un autre, relatif cette fois à l’établissement d’un lien entre horizon et ambiguïté. Ce rapport se fonde sur la série d’affirmations suivantes : (a) toute perception d’une chose, et du monde, est horizontale ; (b) par conséquent, leur synthèse n’“est jamais achevée” ; Dans les Méditations cartésiennes, qui est le seul texte de Husserl que Eco mobilise à ce sujet, l’horizon est examiné dans la deuxième méditation, dont l’enjeu est de dégager les “structures universelles” du “champ d’expérience transcendental”. Le cas de l’imagination et de la perception externe chez Sartre est analysé plus en détail infra. dans la troisième partie. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 129 (c) cet inachèvement implique qu’“aucune chose [ne peut] jamais se présenter à nous pour de bon”, que je ne peux “avoir l’expérience du monde comme d’un individu existant en acte” (Eco, 1965: 32) ; (d) il y a donc une “contradiction” entre ce qu’exigerait la position d’une chose, d’un monde et de leur existence, à savoir une synthèse achevée, et la réalité de la conscience perceptive, qui est horizontale, et dont les synthèses sont par principe inachevées ; (e) dès lors, on peut appeler “ambiguïté” ou “équivocité” cette situation dans laquelle se trouve, non seulement la conscience perceptive, mais la conscience en général, pour autant que la première est représentative de la seconde — la synthèse de la conscience étant inachevée, les horizons étant “toujours ouverts” (Eco, 1965: 32), la question de savoir ce qu’est une chose et si elle existe demeure indéterminée et indéterminable. Autrement dit, “la conscience […] est le lieu même de l’équivoque” (Eco, 1965: 32). Et c’est ici que l’opération de Eco intervient : si “Merleau-Ponty va plus loin encore” que Husserl et Sartre, dans la mesure où il est le seul à dégager de la perception externe une certaine ambiguïté, le geste consistant à retrouver chez ces deux derniers l’ouverture-ambiguïté qui caractérise, chez le premier, la synthèse de la chose, ou du monde, implique que cette structure soit en réalité conceptuellement implicite à l’analyse de Husserl et Sartre, pour autant qu’ils reconnaissent tous deux la structure horizontale de la perception externe — “retrouver” consistant donc à expliciter des présupposés conceptuels implicites. C’est à cette condition que l’on peut les enrôler parmi les phénoménologues qui se sont intéressés aux “ambiguïtés perceptives” (Eco, 1965: 31), et dont les recherches sont l’écho de la dimension d’ouverture des œuvres littéraires, et des tentatives spécifiques des poétiques contemporaines de l’œuvre ouverte. Cependant, si l’on peut considérer que Husserl, Sartre et Merleau-Ponty partagent (a) et, éventuellement, (b), les deux premiers ne franchissent pas l’étape (c), et excluent d’étendre “l’ambiguïté” spécifique de la perception à la conscience comme telle (e). Comme le souligne d’ailleurs Eco lui-même, chez Husserl, la forme “ouverte” de la chose n’exclut pas qu’elle soit dans le même temps une “forme achevée, identifiable en tant que telle” (Eco, 1965: 40). C’est d’ailleurs pourquoi Husserl ne parle pas d’ambiguïté, mais de conscience d’indétermination. Autrement dit, si l’on considère que parler de l’inachèvement de la synthèse équivaut à dire qu’elle est horizontale, et qu’elle implique la conscience de l’indéterminé, la chose est, du point de vue husserlien, une unité de sens “inachevée” (b). Mais un tel inachèvement n’implique pas (c), puisque, dans la perception, c’est bien un seul et même cube que je vois, quoique je ne le vois proprement que d’un côté à la fois (c’est une “forme achevée” au sens de Eco) . Et ce qui vaut pour Husserl vaut pour Sartre : les Abschattungen sont toujours perçues comme des séries de manifestations finies d’un infini qui se présente à travers elles en tant que raison de la série : ce que je vois, c’est “le rouge, c'est-à-dire la raison de la série ; le courant électrique à travers l'électrolyse, etc.” . Or, (c) est la condition nécessaire pour parler de D’ailleurs, si l’on suit les analyses husserliennes, il faut non seulement dire que je perçois une seule et même chose, quoique je ne vois à chaque fois qu’un côté, tandis que le reste est visé sous la forme d’un horizon ; mais également que je ne percevrais pas une seule et même chose si je n’avais pas une conscience horizontale des autres aspects de la chose. De ce point de vue, l’horizon est une condition nécessaire de la synthèse d’identité de la chose. Plus de détails à ce propos dans Djian 2021. On retrouve la même idée, transposée cette fois dans un cadre ontologico-phénoménologique, dans l’analyse sartrienne de la transcendance, voir sur ce point infra. la seconde partie de ce travail. “Ce qui paraît, en effet, c'est seulement un aspect de l'objet et l’objet est tout entier dans cet aspect et tout entier hors de lui. Tout entier dedans en ce qu'il se manifeste dans cet aspect : il s'indique lui-même comme la structure de l'apparition, 130 Aurélien Djian l’ambiguïté de la perception au sens strict : c’est parce que, du point de vue de Merleau-Ponty, une synthèse inachevée, ou horizontale, empêche la constitution d’une chose une et identique, que l’ambiguïté émerge — ce qu’est un objet, et s’il est, devenant une question jamais résolue, toujours ouverte. Par conséquent, si l’on peut parler d’“ambiguïté perceptive” dans le cas de Husserl et Sartre, c’est dans un sens vague, qui n’est pas celui de Merleau-Ponty, et est par conséquent conceptuellement non-pertinent. À proprement parler, la perception d’une chose, chez Husserl ou Sartre, n’est pas ambiguë. D’une part, tout au contraire, elle implique que la conscience d’identité de la chose soit dans le même temps une conscience de ses aspects pour l’instant indéterminés, non-encore vus ou déjà vus — et même qu’il n’y aurait pas de conscience d’identité s’il n’y avait pas une conscience d’horizon. D’autre part, si la structure horizontale de la perception externe indique dans le même temps que je pourrais toujours faire de nouvelles découvertes qui pourraient remettre cette identité en question (telle chose pourrait être autrement qu’elle ne paraît, voire ne pas être), cela ne signifie pas pour autant qu’elle soit ambiguë, c’est-à-dire qu’on ne puisse structurellement pas décider sur son identité (qu’elle est telle, ou, tout simplement, qu’elle est). L’ambiguïté peut être un mode sur lequel apparaissent certains objets (lorsque je doute, par exemple, si les êtres que je vois par la fenêtre sont des hommes ou des robots à forme humaine, s’ils existent ou s’ils sont le “fruit de mon imagination”), mais elle constitue une modalisation de l’identification, dont la forme fondamentale réside dans la conscience du temps et, corrélativement, du monde (Husserl, 2008: 78). La stratégie argumentative de Eco commence donc à s’esquisser. Elle consiste à projeter rétroactivement l’ouverture-ambiguïté de Merleau-Ponty sur Husserl et Sartre, en s’appuyant sur une thèse qui ne va pas de soi, à savoir que (a) et (b) impliquent (c) — que l’horizon suppose l’impossibilité d’une synthèse de recognition achevée, et donc l’ambiguïté au sens strict de la perception externe. Mais l’histoire ne s’arrête pas là : si Husserl a découvert la structure de l’horizon décrite autant par Sartre que Merleau-Ponty, et si l’on a “retrouvé” l’ouverture-ambiguïté de la conscience perceptive externe de Merleau-Ponty chez Husserl et Sartre, il apparaît que EN possède également une place à part parmi les trois textes considérés par Eco. En effet, du point de vue de Eco, Sartre, s’il a implicitement reconnu le caractère “ambigu” de la perception externe, a pour sa part explicitement “not[é] […] l’équivalence” entre la situation de la perception externe de la chose physique, et celle de la lecture d’œuvres littéraires. L’opération rétroactive indiquée plus haut fonde donc explicitement, via la reconnaissance sartrienne de cette “équivalence”, une extension de la condition d’ambiguïté de la perception externe à la lecture d’œuvres littéraires. De ce point de vue, si l’on adopte la lecture rétroactive de Eco, la position de Sartre ne fait à son tour qu’expliciter ce qui est implicite chez Merleau-Ponty : après tout, si la conscience est le lieu de l’équivoque, a fortiori la conscience lisante. Dès lors, toute la question est de savoir si la manière dont Sartre conçoit cette équivalence revient en effet à la thèse de l’ambiguïté fondamentale de l’œuvre littéraire de Eco. Or, une telle conclusion est à la fois douteuse si l’on s’en tient à la stratégie rétroactive de Eco, et en réalité exclue si l'on regarde attentivement la théorie sartrienne. — Elle est douteuse car le fait que, chez Sartre, le phénomène perceptif possède une structure d’horizon n’implique pas d’ambiguïté au sens de Merleau-Ponty, c’est-à-dire l’impossibilité de poser définitivement l’être et l’être-tel d’un tel objet en raison de la présence d’un horizon. Or, ce qui vaut qui est en même temps la raison de la série. Tout entier dehors, car la série elle-même n’apparaîtra jamais ni ne peut apparaître” (Sartre, 1943: 13). L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 131 pour la chose vaut pour l’œuvre littéraire, conformément à l’“ équivalence” posée par Sartre. Par conséquent, même si Sartre proposait en effet de concevoir l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire dans les termes de l’ambiguïté, la stratégie rétroactive de Eco, passant de Merleau-Ponty à Husserl et Sartre, visant à le démontrer n’en demeurerait pas moins infondée. — Elle est exclue, si l’on examine attentivement le fondement sartrien sur lequel repose l’équivalence entre perception externe et lecture, à savoir le modèle du phénomène comme “relatif- absolu”. Autrement dit, du point de vue de EN, toute œuvre littéraire est fondamentalement inépuisable, non pas parce qu’elle serait fondamentalement ambiguë — encore une fois, Sartre ne fait aucune référence à une telle “ambiguïté” dans le passage cité par Eco —, mais parce que, fondamentalement, elle ne peut être considérée du point de vue de la conscience que comme un phénomène, et que tout phénomène implique par essence une structure “fini-infini” comprenant, d’une manière ou d’une autre, l’horizon. Cela dit, si la théorie sartrienne, contrairement à ce que semble suggérer Eco, conduit à une position alternative à celle qu’il présente dans la préface à OE (et qu’il partage, à ses yeux, avec la plupart des esthétiques contemporaines) vis-à-vis de la thèse de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire, et par conséquent ne saurait être considérée comme un candidat viable au titre de fondement de la thèse de “l'ambiguïté”, elle n’est pas a priori incompatible avec celle formulée dans la seconde étude. Il vaut donc la peine de s’attarder sur ce nouveau modèle du phénomène, pour autant qu’il constitue un candidat potentiel au titre de fondement et de clarification de la position de Eco, telle qu’il la présente dans la seconde étude. De ce point de vue, la stratégie que nous adoptons ne fait que suivre, quoiqu’en la redirigeant sur un autre plan, la référence explicite que fait Eco à Sartre. 2. Le phénomène et l’horizon dans L’Être et le Néant La théorie du phénomène proposée par Sartre dans EN peut être présentée en quatre étapes. — (a) D’abord, son but explicite est de convertir l’ensemble des dualismes philosophiques (intérieur/extérieur, être/paraître, acte/puissance, apparence/essence) en un seul : celui du fini et de l’infini. Ainsi, le “phénomène” désigne d’abord et avant tout l’existant en tant que série infinie de ses apparitions finies (Sartre, 1943: 11-13) : par exemple, la maison en face de moi m’apparaît dans des profils et des esquisses différentes (de face, puis de derrière ; de près, puis de loin ; etc.). Or, de telles Abschattungen ne renvoient pas à la présence cachée d’un “noumène” derrière elles — d’où le rejet de Sartre du dualisme kantien du phénomène et du noumène —, mais à la “raison de la série” (Sartre, 1943: 13), c’est-à-dire ce qui rassemble l’ensemble des profils et des esquisses en une unité, ce qui unifie le fini en quelque chose d’infini (la maison comme telle). Autrement dit, la raison pour laquelle je perçois la façade avant, puis arrière, de cette maison comme des profils reliés, c’est parce que je ne les perçois pas dans une simple succession. Pour reprendre les termes de Sartre, il faut plutôt dire que je transcende chacun d’eux vers ce qui les unifie, c’est-à-dire la maison, dont il y a une face avant et arrière. Ainsi, “l’apparition qui est finie […] exige […], pour être saisie comme apparition-de-ce-qui- apparaît, d’être dépassée vers l’infini” (Sartre, 1943: 13). C’est pourquoi le “phénomène” peut être qualifié de “relatif-absolu” : relatif, le phénomène le demeure car le “paraître” suppose par essence quelque’un à qui paraître. Mais il n’a pas la double relativité de l’Erscheinung kantienne. Il n’indique pas, par-dessus son épaule, un être véritable qui serait, lui l’absolu. Ce qu’il est, il l’est absolument, car il se dévoile comme il est. Le 132 Aurélien Djian phénomène peut être étudié et décrit en tant que tel, car il est absolument indicatif de lui-même (Sartre, 1943: 12). Cela nous amène à ce que Sartre appelle “être”. L’être, en effet, ne désigne pas une certaine qualité de l’existant. Car la maison est ou existe à travers toutes ses qualités, chacune étant la maison elle-même : cette “Abschattung” de la maison, par exemple sa façade rouge, est la maison existante elle-même, quoique la réalité de celle-ci ne se réduise pas à celle de sa façade. De ce point de vue, l’être de la maison n’est ni masqué par la maison — puisque il n’est pas une qualité parmi d’autres, on ne trouvera pas l’être en “essay[ant] d’écarter certaines qualités de l’existant pour trouver l’être derrière-elles” — , ni dévoilé par elle — puisqu’une maison est un “ensemble organisé de qualités” qui, toutes, sont, sans que l’être ne constitue l’une ou l’autre. L’être est donc seulement “la condition de tout dévoilement” (Sartre, 1943: 15), par quoi un objet, et ses qualités, se manifeste comme étant (une maison, une façade rouge, une porte bleue réelles, et non imaginaires) et comme étant-tel-ou-tel (une maison, une façade rouge, une porte bleue réelles, et non une voiture ou un stade). — (b) Or, si le phénomène se dévoile lui-même tel qu’il est, alors son être “se manifeste à tous de quelque façon, puisque nous pouvons en parler et que nous en avons une certaine compréhension” (Sartre, 1943: 14). Mais, pour autant que l’être est “ la condition de tout dévoilement”, il n’est pas lui- même dévoilé : c’est la maison, qui est, et non son être, c’est-à-dire ce qui fait qu’elle se dévoile comme une maison existante, qui se manifeste à nous. Pour que la condition du dévoilement devienne elle- même phénomène, il faut donc un changement approprié d’attitude : il faut que je dépasse “cette table ou cette chaise vers son être” et que je pose “la question de l’être-table ou de l’être-chaise” — un changement d’attitude que Sartre, à la suite de Heidegger, appelle “dépassement vers l’ontologique” (Sartre, 1943: 15). Cependant, dès lors que l’être lui-même est considéré comme dévoilé (plutôt que dévoilant), c’est-à-dire comme phénomène d’être, il renvoie à son tour à un être du phénomène, le terme ultime de la régression qui, en tant que dévoilant, n’est plus lui-même phénoménal, mais, comme le dit Sartre, “trans-phénoménal”. Autrement dit, le phénomène de l’être est enraciné dans l’être trans- phénoménal de l’être-pour-soi de la conscience. Certes, l’être pour-soi apparaît également en un certain sens ; mais il ne s’agit plus du phénomène comme “relatif-absolu” car il se révèle lui-même d’une manière préréflexive, non positionnelle, sa manifestation n’obéissant pas à la “loi du couple” (sujet-objet) (Sartre, 1943: 19). L’être de la conscience, par conséquent, n’est pas un phénomène dévoilé qui exige, pour être manifesté, un être dévoilant distinct de lui. Il est plutôt “ révélation-révélée des existants” (Sartre, 1943: 29). La conscience n’est donc rien de mondain, mais, dans le même temps, elle n’est rien d’autre que le révélateur du monde comme tel comme phénomène. — (c) Dire que le phénomène d’être renvoie à l’être pour-soi transphénoménal en tant que condition de sa manifestation ne revient pas à affirmer que la conscience suffise à fonder l’être de l’apparence en tant qu’apparence (“l’être de la conscience suffit-il à fonder l’être de l’apparence en tant qu’apparence”) (Sartre, 1943: 24). En effet, via son caractère intentionnel/transcendant, “toute conscience est conscience de quelque chose” (Sartre, 1943: 26), à savoir d’un être transcendant que le pour-soi n’est pas. Un être qui n’est donc pas immanent — même pas immanent au sens spécial d’une “transcendance dans l’immanence” (Sartre, 1943: 27) . De ce point de vue, le pour-soi n’est qu’en tant que négation de cet être transcendant qui est “un être non-conscient et transphénoménal” (Sartre, 1943: 28). Sartre, on le sait, caractérise ce dernier par trois traits qui définissent son irréductibilité à quoi que Sur ce concept, voir infra. Notre troisième partie. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 133 ce soit de subjectif : l’être est en soi (par-delà toute activité ou passivité) ; il est ce qu’il est (identité avec lui-même) ; l’être en-soi est, tout simplement (il n’est ni possible, ni nécessaire, mais contingent). Par contraste, l’être pour-soi n’est pas en soi ; il n’est pas ce qu’il est et est ce qu’il n’est pas ; il est une pure possibilité de lui-même. Or, cette dualité dans l’être est ce qui permet à Sartre de nier à la fois une conception réaliste et idéaliste des relations entre l’être en-soi et la conscience (Sartre, 1943: 30). Car, d’une part, il n’y a pas de rapport causal jouant entre être en-soi et être pour-soi, dans la mesure où “l’être ne saurait engendrer que l’être” (Sartre, 1943: 59), et que le pour-soi est précisément défini par le fait qu’il “échappe à l’ordre causal du monde, il se désenglue de l’être” (Sartre, 1943: 58). D’autre part, si le pour-soi révèle l’être en-soi, qui devient par là phénomène d’être, il ne fonde l’existence d’aucun étant en particulier. C’est précisément ce que souligne Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? lorsqu’il insiste sur le fait que le pour-soi, quoiqu’étant le révélateur de l’être, demeure “inessentiel par rapport à la chose dévoilée” (Sartre, 1948: 46) : c’est notre présence au monde qui multiplie les relations, c’est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel ; grâce à nous, cette étoile morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans l’unité d’un paysage ; c’est la vitesse de notre auto, de notre avion qui organise les grandes massages terrestres ; à chacun de nos actes le monde nous révèle un visage neuf. Mais si nous savons que nous sommes les détecteurs de l’être, nous savons aussi que nous n’en sommes pas les producteurs. Ce paysage, si nous nous en détournons, croupira sans témoins dans sa permanence obscure. Du moins croupira-t-il : il n’y a personne d’assez fous pour croire qu'il va s’anéantir. C’est nous qui nous anéantirons et la terre demeurera dans sa léthargie jusque’à ce qu’une autre conscience vienne l’éveiller (Sartre, 1948: 45-46). — (d) arrivé à ce point de la théorie du phénomène, on peut aborder l’un des moments “métaphysiques” de l’enquête sartrienne. En effet, s’il est vrai que l’être pour-soi est une “pure ‘apparence’” qui “n’existe que dans la mesure où elle s’apparaît”, c’est-à-dire qu’il y a “identité en elle de l’apparence et de l’existence”, de telle manière qu’elle “peut être considérée comme l’absolu” (Sartre, 1943: 23), à l’inverse, l’être en-soi comme être du relatif-absolu — “l’être de cette table, de ce paquet de tabac, de la lampe, plus généralement l’être du monde” — “n’existe pas seulement en tant qu’il apparaît” (Sartre, 1943: 29). Autrement dit, l’être du monde, contrairement à l’être pour-soi, implique une fracture entre l’être du phénomène et le phénomène d’être, une fracture enracinée dans la néantisation de l’en-soi par le pour-soi. En effet, le pour-soi n’est que pour autant qu’il est conscience de ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire en néantisant l’être en-soi ou, plus précisément, en néantisant l’être du monde sur la base de sa propre néantisation (Sartre, 1943: 58). Par conséquent, il ne peut que révéler un phénomène d’être entouré de néant, c’est-à-dire un phénomène qui (a), d’une part, renvoie à la conscience en tant que condition de son dévoilement, et (b), d’autre part, “indique l’être et l’exige” (Sartre, 1943: 29), mais ne peut pas faire autrement que de le dévoiler autrement qu’il n’est, conformément à (a). Par exemple, cette maison en face de moi avec sa façade rouge, vue d’une certaine distance, m’apparaît comme étant-cette-maison parce que j’ai transcendé ses apparences finies vers la raison de la série. Mais elle apparaît également comme étant-cette-maison sur le fond de bien d’autres apparence qu’elle n’est pas (un jardin sur la gauche, des arbres sur la droite, etc.). Or, cette perception implique déjà une néantisation de l’être du phénomène, qui le transforme d’une Selbständigkeit à une Unselbständigkeit, c’est-à-dire en un phénomène d’être. Un dévoilement qui repose ultimement sur la situation de mon corps comme centre d’orientation : 134 Aurélien Djian l'objet paraît sur fond de monde et se manifeste en relation d'extériorité avec d’autres ceci qui viennent d'apparaître. Ainsi son dévoilement implique la constitution complémentaire d'un fond indifférencié qui est le champ perceptif total ou monde. La structure formelle de cette relation de la forme au fond est donc nécessaire ; en un mot, l'existence d'un champ visuel ou tactile ou auditif est une nécessité : le silence est, par exemple, le champ sonore de bruits indifférenciés sur lequel s'enlise le son particulier que nous envisageons. Mais la liaison matérielle d’un tel ceci au fond est à la fois choisie et donnée. Elle est choisie en tant que le surgissement du pour-soi est négation explicite et interne d’un tel ceci sur fond de monde : je regarde la tasse ou l'encrier. Elle est donnée en ce sens que mon choix s’opère à partir d'une distribution originelle des ceci, qui manifeste la facticité même de mon surgissement. Il est nécessaire que le livre m’apparaisse à droite ou à gauche de la table. Mais il est contingent qu'il m'apparaisse précisément à gauche et, enfin, je suis libre de regarder le livre sur la table ou la table supportant le livre (Sartre, 1943: 356). Il n’est pas surprenant, dès lors, de voir Sartre affirmer que “c’est cette contingence entre la nécessité et la liberté de mon choix que nous nommons le sens” (Sartre, 1943: 356). Dans l’introduction de EN, il avait en effet déjà posé que le pour-soi est ontico-ontologique dans la mesure où il “peut toujours dépasser l’existant, non point vers son être, mais vers le sens de cet être” ; et que “le sens de l’être de l’existant, en tant qu’il se dévoile à la conscience, c’est le phénomène d’être” (Sartre, 1943: 29). Ainsi, le réalisme et l’idéalisme sont tous deux renvoyés dos à dos, en faveur d’une “ontologie à deux-places” : alors que le premier réduit “l’être” à “l’être en-soi”, et le second “l’être” à “l’être pour-soi”, il faut dire que le pour-soi ne fonde pas mais néantise librement l’en-soi, de telle manière que sa manifestation repose sur la manière dont la conscience le néantise. Comme le souligne Sartre, il n'est pas donné à la réalité-humaine d'anéantir, même provisoirement, la masse d'être qui est posée en face d'elle. Ce qu'elle peut modifier, c'est son rapport avec cet être. Pour elle, mettre hors de circuit un existant particulier, c'est se mettre elle-même hors de circuit par rapport à cet existant. En ce cas elle lui échappe, elle est hors d'atteinte, il ne saurait agir sur elle, elle s'est retirée par-delà un néant. Cette possibilité pour la réalité-humaine de sécréter un néant qui l'isole, Descartes, après les Stoïciens, lui a donné un nom : c'est la liberté (Sartre, 1943: 59). *** Si le résumé que nous venons de proposer de la théorie du phénomène de EN est juste, on peut à présent en tirer un certain nombre d’enseignements concernant la manière dont Sartre envisage le cas de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire. De ce point de vue, deux éléments principaux vont attirer notre attention : d’une part, l’horizon et la question de l’ambiguïté ; d’autre part, “l’équivalence” entre lecture et perception externe, fondée sur la théorie du phénomène qui vient d’être présentée. D’abord, si, comme on va le voir, l’horizon possède chez Sartre comme chez Husserl une même fonction d’unification ou d’identification, il s’inscrit dans un cadre théorique radicalement différent. Contrairement aux Méditations cartésiennes, et même à des ouvrages comme L’imaginaire ou l’Esquisse d’une théorie des émotions, ce qui est en jeu dans EN, c’est un problème ontologique, celui L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 135 de l’être, de la différence entre être en-soi et être pour-soi, et de leur rapport respectif . Par conséquent, EN n’est ni un essai de phénoménologie transcendantale, ni de psychologie phénoménologique, mais d’ontologie phénoménologique — et “phénoménologie” désigne ici la manière spécifique dont le problème ontologique est posé, abordé et résolu. Or, cela a une double incidence sur le concept sartrien d’“horizon”. D’une part, parce que la notion de néantisation, en tant que concept ontologique visant à décrire le rapport du pour-soi à l’en-soi, ne désigne pas un certain type d’acte, mais bien un mode d’existence du pour-soi. Si l’on prend par exemple le cas de l’imagination, ou de la perception externe, tels qu’ils sont envisagés dans L’imaginaire, il s’agit d’un certain genre d’acte de conscience, ou de qualités essentielles appartenant à ces actes, qui peuvent être donnés intuitivement, et décrits via une “intuition eidétique” (Sartre, 1940: 343). C’est pourquoi l’on peut les étudier dans le cadre d’une psychologie phénoménologique. Au contraire, la néantisation est le mode fondamental selon lequel le pour-soi se rapporte à l’être en-soi : l’imagination, ou la perception, deviennent alors des modes d’être spécifiques de néantisation de l’être en-soi, par quoi celui-ci, comme être du phénomène, se manifeste au pour-soi d’une manière déterminée, c’est-à-dire comme une chose perçu ou un objet imaginaire. Par conséquent, si “l’horizon” est impliqué, d’une manière ou d’une autre, dans toute néantisation de l’être en-soi, il ne le peut qu’à condition d’être convenablement ontologisé : il n’est pas un acte non-encore accompli, mais une structure ontologique du pour-soi. D’autre part, dans la mesure où il désigne une telle structure, l’horizon doit être déconnecté de l’idée husserlienne d’intentionnalité de la conscience pour être intégré à la transcendance du pour-soi. Comme le souligne en effet Sartre, pour Husserl […], l'animation du noyau hylétique par les seules intentions qui peuvent trouver leur remplissement (Erfü llung) dans cette hylé ne saurait suffire à nous faire sortir de la subjectivité. Les intentions véritablement objectivantes, ce sont les intentions vides, celles qui visent par-delà l'apparition présente et subjective la totalité infinie de la série d'apparitions (Sartre, 1943: 27). Autrement dit, pour Husserl (aux yeux de Sartre), c’est l’horizon — les “intentions vides” — qui doit permettre à la conscience de sortir de la subjectivité de ses impressions sensibles pour se rapporter à quelque chose d’objectif, c’est-à-dire un existant. Si, en effet, je perçois cette maison devant moi, c’est parce que, d’une certaine manière, je perçois plus que sa façade avant, et que j’ai également conscience, quoique sur un mode indéterminé, de l’ensemble de ses autres aspects, que je viens de voir ou que je verrais si je mouvais mon corps d’une façon appropriée. Si ce n’était pas le cas, je n’aurais affaire qu’à une succession d’impressions subjectives, et non à la conscience de cette maison. Cependant, cela conduit à une thèse qui, selon Sartre, est paradoxale, et qui constitue le cœur du modèle “noético-noématique” husserlien (Sartre, 1943: 28) : si l’horizon constitue le “fondement de l’objectivité”, les apparitions qu’il vise sont données comme absentes, de telles manières que “l'être de l'objet est un pur non être. Il se définit comme un manque” (Sartre, 1943: 27). Or, “ l’être est le “Quel est le sens profond de ces deux types d’être ? Pour quelles raisons appartiennent-ils l’un et l’autre à l’être en général ? Quel est le sens de l'être, en tant qu'il comprend en lui ces deux régions d'être radicalement tranchées ? Si l'idéalisme et le réalisme échouent l'un et l'autre à expliquer les rapports qui unissent en fait ces régions en droit incommunicables, quelle autre solution peut-on donner à ce problème ? et comment l'être du phénomène peut-il être transphénoménal ? C’est pour tenter de répondre à ces questions que nous avons écrit le présent ouvrage” (Sartre, 1943: 33). 136 Aurélien Djian fondement toujours présent de l’existant, il est partout et nulle part” (Sartre, 1943: 29). Même la conscience d’une absence, souligne Sartre — par exemple, je m’imagine mon ami Pierre comme n’étant pas dans mon appartement actuellement —, “paraît nécessairement sur fond de présence” (Sartre, 1943: 27) — non seulement la présence de mon appartement, par rapport à laquelle mon ami Pierre imaginé est justement absent, mais celle de Pierre dans son appartement à Lille, dans lequel il est présentement. Par conséquent, du point de vue sartrien, la solution husserlienne est insuffisante. Évidemment, résoudre ce paradoxe ne revient pas à nier qu’un objet soit toujours conscient comme la série infinie d’apparitions finies, ces apparitions étant toujours visées “en tant qu’elles ne peuvent jamais être données toutes à la fois” (Sartre, 1943: 27). Comme le souligne en effet Sartre, “il est vrai que les choses se donnent par profils — c’est-à-dire tout simplement par apparitions. Et il est vrai que chaque apparition renvoie à d'autres apparitions”. Seulement, il n’est pas vrai que l’alternative réside entre la visée d’une apparition comme présente, quoique subjective (intentions pleines), et “les intentions véritablement objectivantes” d’apparitions absentes, quoique objectives (intentions vides, ou horizon). Au contraire, “chacune d'elles est déjà à elle toute seule un être transcendant, non une matière impressionnelle subjective — une plénitude d'être, non un manque, une présence, non une absence” (Sartre, 1943: 27). Autrement dit, “la conscience naît portée sur un être qui n’est pas elle”, c’est-à-dire un être transcendant, dont la réalité ne saurait être fondée sur la “plénitude subjective impressionnelle”, et l’objectivité “sur le non-être”, mais sur la transcendance comme “structure constitutive de la conscience” (Sartre, 1943: 27-28). Cette maison que je perçois n’est pas absente ; elle est présente devant moi, en tant que réalité objective, susceptible d’une infinité d’autres perceptions également transcendantes. C’est cet état de fait dont Husserl, aux yeux de Sartre, est incapable de rendre compte, et que le concept de transcendance doit exprimer. De tout cela, on peut tirer les conséquences suivantes : — (a) l’horizon est implicitement exigé par la théorie sartrienne du phénomène. Tout phénomène, en effet, est une série infinie d’apparitions finies, et cela est le cas dans la mesure où il est corrélatif d’un sujet qui, par principe, est “en perpétuel changement” (Sartre, 1943: 13). Or, la transcendance est ce qui permet à la conscience de dépasser l’apparition finie vers sa série infinie : “il faut que le sujet lui-même transcende l’apparition vers la série totale dont elle est un membre” (Sartre, 1943: 13), et cela n’est possible que parce que la conscience qui perçoit, imagine, se souvient, a conscience dans le même temps de toutes les apparitions possibles transcendantes du même objet — c’est-à-dire a une conscience d’horizon. — (b) L’horizon n’a cependant de valeur théorique chez Sartre que pour autant qu’il est convenablement inscrit dans le cadre ontologico-phénoménologique introduit par EN. Par conséquent, il doit également désigner une structure constitutive de la conscience, de la transcendance du pour-soi. — (c) Dans la mesure où il est une telle structure, il possède une application quasi-universelle : partout où il y a transcendance, il y a dépassement de l’apparition finie vers sa série infinie unificatrice, et il y a donc horizon. La seule exception est la conscience, à condition qu’elle s’appréhende comme un sujet de manière préréflexive, c’est-à-dire sur un mode non-positionnel. Dans ce cas, en effet, elle n’obéit pas à la logique de l’objet transcendant, dont l’apparition est différente de l’existence, et par conséquent autorise en principe une pluralité de modes de néantisation de l’être en soi en phénomènes d’être différents. Dès lors qu’elle est considérée comme un objet, en revanche, comme c’est le cas par exemple dans certaines relations concrètes avec autrui, elle est transcendée à son tour vers la série infinie dont elle ne manifeste que telle ou telle de ses apparitions finies. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 137 — (d) L'horizon n’introduit aucune espèce d’ambiguïté (au sens de Merleau-Ponty) dans aucun des modes d’être spécifiques (perception, imagination, souvenir, jugement, etc.) de la transcendance. Autrement dit, il ne met pas fondamentalement en cause l’identité du phénomène. Au contraire, l’horizon est la condition de l’unification des apparitions transcendantes en un seul et même phénomène d’être, à travers l’ensemble de ses apparitions (une chose physique, un livre, etc.) : bref, il est la condition ontologique de la transcendance. — (e) De ce point de vue, s’il y a “équivalence” entre perception externe et lecture, c’est dans un sens bien précis : dans le mesure où une chose physique et une œuvre littéraire peuvent être considérées comme des phénomènes d’être corrélatifs d’un certain mode de néantisation (la perception et la lecture), ils obéissent toutes deux au modèle du phénomène “relatif-absolu”, et par conséquent on y retrouve les structures de la transcendance du pour-soi, de l’horizon, etc. Autrement dit, les deux situations sont équivalentes pour autant que la chose et l’œuvre sont considérés comme des phénomènes — et non comme ambiguës. On peut dès lors en venir au cas de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire : — (f) Celle-ci est tout autant l’inépuisabilité de la chose physique, pour autant que l’une comme l’autre sont des phénomènes, c’est-à-dire des séries infinies d’apparitions finies — l’infinité de la série étant fondée sur le caractère changeant du pour-soi. En effet, de la même manière que, “quand un objet ne se livrerait qu’à travers une seule ‘Abschattung’, le seul fait d’être sujet implique la possibilité de multiplier les points de vue sur cette ‘Abschattung”” ; de la même manière, “le génie de Proust, même réduit aux œuvres produites, n’en équivaut pas moins à l’infinité des points de vue possibles qu’on pourra prendre sur cette œuvre” (Sartre, 1943: 13-14). De ce point de vue, ce n’est pas le génie de Proust comme tel qui autorise une telle infinité de points de vue. Si c’était le cas, seules les œuvres géniales donneraient lieu à cette infinité, ce qui serait contradictoire avec la théorie du phénomène que Sartre entend promouvoir, et dont le cas de Proust n’apparaît que comme une application. Au contraire, si le génie proustien “équivaut” à l’infinité des points de vue, c’est parce que l’œuvre proustienne, quoique ses Abschattungen soient en nombre fini — c’est l’ensemble des pages formant son œuvre — , se manifeste comme géniale, et que son génie n’est rien d’autre qu’une qualité qui se présente dans l’infinité des points de vue que je peux en avoir, pour autant que je suis un sujet qui se modifie sans cesse. De telle manière que mon caractère changeant implique que j’ai, à chaque fois, d’autres points de vue sur les mêmes pages de cette œuvre. Et ce qui vaut pour Proust vaut pour n’importe quel roman de gare, dont, par exemple, l’absence d’originalité n’est rien d’autre que ce qui se présente dans l’infinité possible de ses lectures — et cela vaut, aussi, pour toute chose physique : je peux percevoir la même façade arrière de cette maison, et lire les mêmes pages d’À la recherche du temps perdu, à différents moments de ma vie, il s’agira à chaque fois d’apparitions distinctes de la même chose, unifiées via le pour-soi — j’ai conscience de cette apparition actuelle comme une des apparitions possibles que j’aurais pu avoir précédemment. Ainsi, il y a en principe une infinité d’apparitions possibles de la même maison, et du même livre de Proust, puisqu’il y a une infinité de perceptions, et de lectures, possibles, unifiées dans tous les cas, quoique de manière différente, via l’horizon de la transcendance. Voici donc en quoi consiste la thèse de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire dans EN. Celle-ci est — fondée sur le modèle sartrien du phénomène “relatif-absolu” ; — elle implique une version ontologisée de l’horizon qui n’autorise aucune lecture merleau- pontienne en termes d’ambiguïté ; au contraire, l’horizon est la condition de l’identification. De ce point de vue, la thèse de EN est alternative à celle de Eco dans la préface de OE ; 138 Aurélien Djian — c’est à partir du modèle du phénomène qu’est fixée l’“ équivalence” entre perception externe d’une chose physique et lecture d’une œuvre. Cela dit, si elle n’est pas incompatible avec la thèse de la seconde étude de OE, on voit également que la théorie du phénomène ne suffit pas à fonder l’inépuisabilité spécifique de l’œuvre littérature qui intéresse Eco. Autrement dit, dans EN, c’est en tant que phénomène littéraire que son inépuisabilité est justifiée, et non comme phénomène littéraire. Si l’on veut donc continuer à suivre la suggestion de Eco concernant le lien entre sa théorie de l’ouverture de l’œuvre littéraire et la philosophie de Sartre, il faut à présent emprunter une nouvelle direction : Eco indiquait celle de EN, c’est à présent vers QL qu’il faut se diriger. Cette nouvelle direction va nous conduire à enrichir le réseau conceptuel sartrien de la littérature, tel qu’il était esquissé par Eco : au rapport entre perception et lecture, et à l’horizon, va s’ajouter une nouvelle notion, celle de l’imagination. 3. Imagination, perception et horizon littéraires dans Qu’est-ce que la littérature ? Dans la première et la seconde partie de Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre propose ce qui semble être deux thèses de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire — deux thèses qui, on va le voir, reprennent tous les ingredients de celle de EN, quoique dans un “mélange” bien différent : Pour le poète […], s’il coule ses passions dans son poème, il cesse de les reconnaître : les mots les prennent, s’en pénètrent et les métamorphosent : ils ne les signifient pas, même à ses yeux. L’émotion est devenue chose, elle a maintenant l’opacité des choses ; elle est brouillée par les propriétés ambiguës des vocables où on l’a enfermée. Et surtout, il y a toujours beaucoup plus, dans chaque phrase, dans chaque vers […]. Le mot, la phrase-chose, inépuisables comme des choses, débordent de partout le sentiment qui les a suscités (Sartre, 1948: 24). en un mot, la lecture est création dirigée. D’une part, en effet, l’objet littéraire n’a d’autre substance que la subjectivité du lecteur : l’attente de Raskolnikoff, c’est mon attente, que je lui prête ; sans cette impatience du lecteur il ne demeurerait que des signes languissants […]. Mais d’autre part les mots sont là comme des pièges pour susciter nos sentiments et les réfléchir vers nous ; chaque mot est un chemin de transcendance, il informe nos affections, les nomme, les attribue à un personnage imaginaire qui se charge de les vivre pour nous et qui n’a d’autre substance que ces passions empruntées ; il leur confère des objets, des perspectives, un horizon. Ainsi, pour le lecteur, tout est à faire et tout est déjà fait ; l’œuvre n’existe qu’au niveau exact de ses capacités ; pendant qu’il lit et qu’il crée, il sait qu’il pourrait toujours aller plus loin dans sa lecture, créer plus profondément ; et, par là, l’œuvre lui paraît inépuisable et opaque comme les choses. Cette production absolue de qualité qui, au fur et à mesure qu’elles émanent de notre subjectivité, se figent sous nos yeux en objectivités imperméables, nous la rapprocherions volontiers de cette “intuition rationnelle” que Kant réservait à la Raison Divine (Sartre, 1948: 52). Avant d’examiner ces thèses dans le détail, le cadre dans lequel elles sont discutées, et qui les détermine, présente quelques particularités qui vont nous intéresser. D’abord, le contexte général de QL est celui d’un essai centré autour de la question de la littérature, comme le souligne le titre, et que le confirme l’avant-propos polémique : puisque les critiques me condamnent au nom de la littérature, sans jamais dire ce qu’ils entendent par là, la meilleure réponse à leur faire, c’est d’examiner l’art d’écrire, sans préjugés. Qu’est-ce qu’écrire L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 139 ? Pourquoi écrit-on ? Pour qui ? Au fait, il semble que personne ne se le soit jamais demandé (Sartre, 1948: 12). Or, cela change inévitablement la nature de ces thèses. Dans EN, l’enjeu était d’introduire une nouvelle théorie du phénomène ; par conséquent, l’œuvre littéraire n’était pas considérée dans sa spécificité, c’est-à-dire en tant que phénomène littéraire, mais comme illustration parmi d’autres du phénomène “relatif-absolu” — bref, en tant que phénomène littéraire. De ce point de vue, dans QL, la thèse de l’inépuisabilité n’est plus fondée sur l’extension du modèle du phénomène de EN à l’œuvre littéraire — d’où “l’équivalence” entre perception externe et lecture —, une telle opération étant évidemment insuffisante pour saisir la particularité du phénomène littéraire comme tel. Cela nous mène à la seconde remarque. En dépit de la teneur de l’avant-propos cité plus haut, et du contexte qui a déclenché l’écriture de ce texte , QL ne se limite pas à être le pamphlet occasionnel d’un intellectuel marxiste. Au contraire, il faut le considérer comme une partie non-autonome de ce tout qu’est L’Être et le Néant, dans la mesure où il reprend tous les traits fondamentaux qui caractérisent EN : le cadre ontologique, le recours à la méthode phénoménologique, la clarification des problèmes métaphysiques sur des bases ontologico-phénoménologiques . Ici, ce sont les deux premiers éléments qui vont retenir notre attention. D’une part, en tant que partie du tout, le problème ontologique et la théorie du phénomène de EN constituent l’arrière-plan théorique sur lequel l’approche de QL se détache. C’est en effet en tant que phénomène d’être, néantisé sur un mode spécifique par le pour-soi — qu’il s’agisse de l’écrivain ou du lecteur —, que la littérature est considérée, et que l’enquête de Sartre est menée. D’autre part, en tant que partie du tout, QL développe sa théorie du phénomène dans un domaine très particulier, celui de la littérature, que EN n’avait pas exploré. C’est pourquoi l’on trouve dans QL, et non dans BN, la description de la lecture et de l’écriture comme modes spécifiques de néantisation de l’être en-soi. En ce sens, QL complète BN, et on ne s’étonnera pas que ce soit sur de nouvelles bases que les deux thèses de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire de QL soient, cette fois, spécifiquement fondées. Enfin, troisième remarque, non seulement, comme on va le voir, les deux thèses concernent des modes de néantisation littéraire essentiellement distincts — la poésie et la prose —, mais la première aborde le phénomène d’inépuisabilité du point de vue de l’écrivain, la seconde de celui du lecteur. Il faudra donc nous-mêmes, à partir des éléments fournis par Sartre sur l’écriture poétique, indiquer la particularité de la lecture qui lui est corrélative, et souligner la spécificité de la lecture prosaïque, dans la mesure où c’est via celles-ci que l’être en-soi se manifeste avec l’un des traits propres au phénomène littéraire (poétique ou prosaïque), à savoir d’une part comme un ensemble de phrases-choses “inépuisables comme des choses” (Sartre, 1948: 24), et d’autre part comme un texte qui “paraît” au lecteur “inépuisable et opaque comme les choses” (Sartre, 1948: 52). En ce sens, c’est en décrivant chacun de ces modes de néantisation que l’on comprendra à la fois comment Sartre en vient à ces deux thèses, et ce qu’elles impliquent véritablement. Commençons par la lecture prosaïque. La discussion du point de départ de la réflexion sartrienne sur cette dernière et sa description vont nous permettre de revenir en détail sur le cadre théorique au sein duquel les deux thèses de l’inépuisabilité sont discutées, et de déployer l’ensemble des éléments Voir sur ce point la préface de Elkaïm-Sartre à l’édition française de QL. Plus de détails sur cette thèse dans Djian 2021. 140 Aurélien Djian conceptuels nécessaires pour saisir la particularité des deux modes de néantisation littéraire qui nous intéressent. Le point de départ de la réflexion de Sartre sur la lecture prosaïque est la question “pourquoi écrire ?” — plus précisément, pourquoi écrire de la prose —, qui ouvre la seconde partie du livre. Or, la manière dont il l’aborde manifeste bien l’angle d’attaque ontologico-phénoménologique adopté dans QL et importé de EN. Si, en effet, “chacun a ses raisons : pour celui-ci, l’art est une fuite ; pour celui- là, un moyen de conquérir”, le fait que l’un comme l’autre fuit ou conquiert en écrivant, plutôt qu’en fuyant “dans un ermitage, dans la folie, dans la mort”, ou en conquérant “par les armes”, indique qu’il y a un choix spécifique d’écrire, qui est indifférent aux “diverses visées des auteurs”, c’est-à-dire leur “est commun à tous” (Sartre, 1948: 45). Or, celui-ci dérive d’une structure ontologique de la conscience, ou du pour-soi, pour autant qu’elle est ““dévoilante””, c’est-à-dire celle par qui ““il y a” de l’être”, tout en étant “inessentiel[le] par rapport à la chose dévoilée” (Sartre, 1948: 45-46), puisque dévoiler n’est pas créer. Autrement dit, le pour-soi est fondement de son propre néant, mais pas de son être (ou de l’être du monde) : contrairement à l’en-soi, elle n’est pas ce qu’elle est, et est ce qu’elle n’est pas. Le désir, inscrit dans la structure ontologique du pour-soi, d’être en-soi-pour-soi, ou causa sui, guide alors son choix d’écrire : “un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde” (Sartre, 1948: 46). En effet, dans l’écriture prosaïque, le pour-soi tente de “recourir à la conscience d’autrui pour se faire reconnaître comme essentiel à la totalité de l’être ; [écrire] c’est vouloir vivre cette essentialité par personne interposées” (Sartre, 1948: 67). De ce point de vue, la relation de l’écrivain au lecteur est un énième exemple de ce que EN appelle les “relations concrètes avec autrui” et, plus précisément, de l’“attitude primitive” consistant à “m’assimiler [la] liberté [d’autrui] qui est fondement de mon être en-soi”, afin d’être “à moi-même mon propre fondement” (Sartre, 1943: 403). On pourrait cependant se demander pourquoi l’écrivain a besoin du lecteur pour satisfaire son désir. Après tout, écrire, n’est-ce pas justement créer un objet dont l’existence est fondée sur, ou dépend de, l’écrivain ? Et en quoi le lecteur, via sa lecture de l’œuvre prosaïque, pourrait-il être d’une aide quelconque à l’écrivain à ce sujet ? C’est ici que le volet proprement phénoménologique de l’entreprise sartrienne entre en jeu. Car c’est par la description de l’“attitude”, ou de la “conduite”, de l’écrivain et du lecteur, que ces deux questions pourront être répondues. Or, dans la mesure où l’une et l’autre sont des spécifications de l’attitude plus générale de l’imagination, nous commencerons par résumer les traits principaux de cette dernière. Comme on va le voir, c’est en effet de ce caractère imaginaire que dérive à la fois l’exigence pour le lecteur de passer par la liberté du lecteur pour réaliser son désir, et l’“inépuisabilité” de l’œuvre du point de vue de ce dernier. Trois règles générales, gouvernant la manifestation de l’être en-soi comme phénomène imaginaire via ce mode de néantisation qu’est l’imagination, vont nous intéresser ici, dans la mesure où ce sont elles que l’écriture et la lecture imaginaires vont venir spécifier. — Quasi-observation. La première règle se comprend par contraste avec le cas de la perception externe. Lorsque je regarde un livre, ma perception est basée sur une néantisation spécifique, accomplie selon la structure de la figure et du fond. Une telle structure renvoie à mon propre corps, en tant que point zéro de l’orientation. Ainsi, il est nécessaire que le livre apparaisse sur la droite ou sur la gauche de la table, quoique le fait qu’il soit en effet à gauche ou à droite soit contingent. Mais, de façon plus générale, la structure figure/fond de la perception externe implique également que chaque “chose” soit ultimement perçue sur l’arrière-fond du monde : L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 141 c'est cette contingence entre la nécessité et la liberté de mon choix que nous nommons le sens. Elle implique que l’objet m’apparaisse toujours tout entier à la fois — c’est le cube, l'encrier, la tasse que je vois — mais que cette apparition ait toujours lieu dans une perspective particulière qui traduise ses relations au fond de monde et aux autres ceci. C'est toujours la note du violon que j'entends. Mais il est nécessaire que je l’entende à travers une porte ou par la fenêtre ouverte ou dans la salle de concert : sinon l'objet ne serait plus au milieu du monde et ne se manifesterait plus à un existant-surgissant- dans-lemonde (Sartre, 1943: 356). Ainsi, je peux toujours rediriger mon attention de ce qui est actuellement donné en tant que figure vers un autre objet se trouvant dans le fond — un objet qui, ontologiquement parlant, est déjà dépassé vers son phénomène d’être (même s’il n’est pas considéré de façon attentive). C’est ce que, dans L’imaginaire, Sartre appelle le “phénomène de l’observation” : dans le monde de la perception, aucune “chose” ne peut apparaître sans qu’elle entretienne avec les autres choses une infinité de rapports. Mieux, c’est cette infinité de rapports — en même temps que l’infinité des rapports que ses éléments soutiennent entre eux — c’est cette infinité de rapports qui constitue l’essence même d’une chose. De là quelque chose de débordant dans le monde des “choses” : il y a, à chaque instant, toujours infiniment plus que nous ne pouvons voir ; pour épuiser les richesses de ma perception actuelle, il faudrait un temps infini (Sartre, 1940: 25-26). On peut dès lors tirer un certain nombre de conclusions à propos de la structure de la perception externe. D’abord, “on doit apprendre les objets”, et les apprendre implique “la nécessité de faire le tour des objets, d’attendre, comme dit Bergson, que le ‘sucre fonde’” — une opération réalisée via la découverte des horizons impliqués dans la transcendance perceptive. Ensuite, et par conséquent, l’existence de n’importe quelle chose perçue (et de n’importe laquelle de ses propriétés) est susceptible de devenir “douteuse” (Sartre, 1940: 23-24), dans la mesure où il est toujours possible de faire de nouvelles découvertes à son propos. Par contraste, alors qu’il y a toujours et nécessairement “quelque chose de débordant dans le monde des ‘choses’”, “dans l’image, il y a une espèce de pauvreté essentielle” (Sartre, 1940: 26). Et ce fait, insiste Sartre, “est d’une importance capitale pour distinguer l’image de la perception” (Sartre, 1940: 25). En effet, lorsque j’imagine mon ami Pierre, il apparaît certes par profil, c’est-à-dire via des Abschattungen, tout comme dans la perception externe. Par conséquent, Pierre imaginé renvoie également à mon corps en tant que point zéro de l’orientation. Mais, dans ce cas, je n’ai rien à apprendre de lui à partir de mon point de vue corporel, car “je n’y trouverai jamais que ce que j’y ai mis” (Sartre, 1940: 25). Mon ami Pierre imaginé se manifeste donc comme orienté par rapport à mon propre corps — mais à mon corps imaginaire. Autrement dit, l’imagination implique un phénomène de quasi- observation (Sartre, 1940: 28) : d’un côté, je quasi-observe mon ami Pierre car il apparaît à travers des profils et des esquisses, en tant que possédant certaines propriétés, étant orienté d’une certaine façon à l’égard de mon corps imaginaire ; de l’autre, je ne fais que le quasi-observer, dans la mesure où il n’est rien d’autre que ce que j’imagine qu’il est, apparaissant conformément à la situation de mon quasi-corps. En ce sens, tout phénomène de quasi-observation implique le dévoilement d’horizons, mais alors que ceux-ci sont découverts dans la perception externe, ils sont inventés au fur et à mesure dans l’imagination. 142 Aurélien Djian La première conséquence de cet état de fait, c’est que, si une chose est individuelle dans la mesure où elle déborde (Sartre, 1940: 26), c’est-à-dire renvoie au monde dont elle fait partie, l’objet imaginaire n’est pas individuel. Ce dernier, en effet, n’entretient aucune relation avec quelque monde que ce soit, ce qui signifie que, à part les relations que j’imagine, “il ne faut pas dire que les autres rapports existent en sourdine, qu’ils attendent qu’un faisceau lumineux se dirige sur eux. Non : ils n’existent pas du tout” (Sartre, 1940: 26). Pour cette raison également, je ne peux pas être surpris par ce que j’imagine : “si vous vous amusez à faire tourner en pensée un cube-image, si vous feignez qu’il vous présente ses diverses faces, vous ne serez pas plus avancé à la fin de l’opération : vous n’aurez rien appris” (Sartre, 1940: 25). Enfin, tandis que la perception externe est structurellement douteuse, c’est-à-dire que la chose peut toujours apparaître autrement qu’elle n’est, l’objet imaginaire “se donne immédiatement pour ce qu’il est”, à savoir comme “absolument certain” (Sartre, 1940: 24-25). De ce point de vue, dans l’attitude imaginative, l’ambiguïté au sens de Merleau-Ponty encore moins de sens que dans l’attitude perceptive. — Absence : alors que la perception, la mémoire et l’anticipation posent leur objet comme intuitivement donné et, respectivement, comme réellement présent, réellement passé et réellement futur, l’imagination pose l’objet imaginaire comme intuitivement donné et comme absent, comme non- réel, comme irréel, c’est-à-dire comme un objet “en marge de la totalité du réel” (Sartre, 1940: 352). Or, cela nous conduit aux deux traits fondamentaux suivant de l’imagination. D’une part, pour autant que je pose l’objet imaginaire comme une irréalité, je ne crois pas en son existence. Il s’agit là d’un trait commun à l’ensemble des modes de l’irréalisation. En effet, l’objet imaginaire peut être posé comme inexistant [comme le Snake Plissken de Carpenter] ou comme absent [comme le portrait de Louis XVI] ou comme existant ailleurs [comme mon ami Pierre] ou ne pas être posé comme existant [comme dans tous les cas de suspension ou de neutralisation de la thèse de l’existence] (Sartre, 1940: 351). Mais, d’autre part, une telle négation implique non seulement un trait d’incrédulité, mais également de relativité. En effet, comme le souligne Sartre, “il faut qu’on imagine ce que l’on nie. En effet ce qui fait l’objet d’une négation ne saurait être un réel puisque ce serait alors affirmer ce que l’on nie — mais ce ne peut être non plus un rien total puisque précisément on nie quelque chose” (Sartre, 1940: 360). Par conséquent, toutes les formes d’imagination supposent une double négation. Toute position de mon ami Pierre comme absent, c’est-à-dire comme un néant vis-à-vis du monde (“Pierre n’est pas là”), implique, d’abord et avant tout, la négation originaire du monde comme un lieu où Pierre ne se trouve pas (“le monde comme absence-de-Pierre”) (Sartre, 1940: 352-353). Or cette première négation est enracinée dans la liberté transcendantale de la conscience. Par conséquent, seul un pour-soi, qui est un être-dans-le-monde, peut imaginer. C’est cette négation qui conditionne ensuite l’attitude imaginaire dirigée vers une exception non-mondaine qui, par rapport au monde dans sa totalité, apparaît à présent comme un néant (et le monde comme une réalité). — Spontanéité. Alors que la perception “s’apparaît comme passivité”, “une conscience imageante se donne à elle-même comme conscience imageante, c’est-à-dire comme une spontanéité qui produit et conserve l’objet en image. C’est une espèce de contrepartie indéfinissable du fait que l’objet se donne comme un néant” (Sartre, 1940: 35). Autrement dit, d’un côté, une chose perçue constitue une forme de transcendance pure et simple : “le mode du percepi est le passif […]. Qu’est- ce que la passivité ? Je suis passif lorsque je reçois une modification dont je ne suis pas l’origine — L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 143 c’est-à-dire ni le fondement ni le créateur” (Sartre, 1943: 24). Dans la perception, je révèle l’existant dans son être (réel) et dans son être-tel (être-une-chaise, être-un-livre, etc.), mais je ne le produis pas, comme le passage de QL cité plus haut l’a montré. Par contraste, l’objet imaginaire est un cas de transcendance dans l’immanence (Sartre, 1943: 27) : je suis certes actif, je suis le créateur des modifications subies par l’objet, dans la mesure où mon ami Pierre imaginaire n’est que pour autant et aussi longtemps que je l’imagine ; mais, de cette manière, on ne sort pas du subjectif, puisque l’être de mon ami Pierre imaginaire est suspendu à mon imagination : il suffit que je cesse d’imaginer, et son être s’évanouit. Comme l’indique Sartre, on peut concevoir une création, à la condition que l'être créé se reprenne, s'arrache au créateur pour se refermer sur soi aussitôt et assumer son être : c'est en ce sens qu'un livre existe contre son auteur. Mais si l'acte de création doit se continuer indéfiniment, si l'être créé est soutenu jusqu'en ses plus infimes parties, s'il n'a aucune indépendance propre, s'il n'est en lui-même que du néant, alors la créature ne se distingue aucunement de son créateur, elle se résorbe en lui ; nous avions affaire à une fausse transcendance et le créateur ne peut même pas avoir l'illusion de sortir de sa subjectivité (Sartre, 1943: 25). Résumons nos acquis : la conduite imaginaire implique le phénomène de quasi-observation, ce qui signifie que l’objet imaginaire, comme la chose perçue, apparaît par côté ou par esquisse, mais qu’on ne le découvre pas, qu’il ne nous surprend pas, et qu’il est absolument certain ; elle pose son objet comme absent, c’est-à-dire que je ne crois pas en son existence, et que son absence est relative ; enfin, elle est spontanée, crée activement les modifications de l’objet qui apparaît sous la forme d’une transcendance dans l’immanence. On peut à présent en venir à l’attitude prosaïque de l’écrivain, telle qu’elle est décrite dans QL. Comme nous l’avons anticipé, cette attitude constitue une spécification de la conduite imaginaire. Plus précisément, il faut dire que, chez l’écrivain, l’attitude prosaïque est à l’attitude poétique ce que l’imagination est à la perception. Si la prose et la poésie concernent toutes deux le langage, c’est-à-dire des signes qui, d’une manière ou d’une autre, renvoient à quelque chose d’autre, extérieur aux signes eux-mêmes (Sartre, 1948: 14), elles s’y rapportent de deux manières essentiellement différentes. En effet, la manière dont le langage fonctionne sur le régime prosaïque est analogue à celle dont le corps opère en tant que structure pré-réflexive du pour-soi en vue de l’action , c’est-à-dire comme quelque chose que je suis, les mots constituant “les prolongements de [mes] sens, [mes] pinces, [mes] antennes, [mes] lunettes” (Sartre, 1948: 19). Ainsi, l’écrivain en prose “manœuvre [les mots] du dedans” et les transcende vers le monde. Au contraire, le langage poétique transforme ce qui est l’un des caractères ontologiques du pour-soi en “une structure du monde extérieur” (Sartre, 1948: 19), le langage devenant ainsi un être en-soi parmi d’autres. Par conséquent, alors que l’écrivain en prose “sent le langage de l’intérieur”, en “ En parlant, je dévoile la situation par mon projet même de la changer ; je la dévoile à moi-même et aux autres pour la changer; je l'atteins en plein coeur, je la transperce et je la fixe sous les regards; à présent j'en dispose, à chaque mot que je dis, je m'engage un peu plus dans le monde, et du même coup, j'en émerge un peu davantage puisque je le dépasse vers l'avenir. Ainsi le prosateur est un homme qui a choisi un certain mode d'action secondaire qu'on pourrait nommer l'action par dévoilement” (Sartre, 1948: 28). 144 Aurélien Djian tant que condition non-mondaine de la révélation du monde (tout comme c’est le cas de mon corps ), “le poète est hors du langage” (Sartre, 1948: 20). Cela ne signifie évidemment pas que, dans le régime poétique, le langage perdrait sa signification, car c’est “la signification seule qui peut donner aux mots leur unité verbale ; sans elle ils s’éparpilleraient en sons ou en traits de plume” (Sartre, 1948: 19). De ce point de vue, les mots, considérés d’un point de vue poétique, continuent de renvoyer à quelque chose d’extérieur à eux, c’est- à-dire aux autres choses dans le monde et, ultimement, au poète lui-même (Sartre, 1948: 20-21), sur le mode du miroir . Cependant, les mots poétiques ne s’accordent plus à la structure centripète du pour-soi, se dépassant vers le monde, considérant le langage “comme une vitre” qu’on peut travers “à son gré” pour “poursuivre à travers lui la chose signifiée”. Ce sont plutôt des choses parmi les choses, “des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l’herbe et les arbres” (Sartre, 1948: 19). Par conséquent, en tant que choses, les mots sont perçus : ils sont observés (vs. la quasi- observation imaginaire), le poète apprend en les considérant, et ils sont débordants (trait #1 de la perception) : Le poète est hors du langage, il voit les mots à l’envers, comme s'il n'appartenait pas à la condition humaine et que, venant vers les hommes, il rencontrât d'abord la parole comme une barrière. Au lieu de connaître d'abord les choses par leur nom, il semble qu'il ait d'abord un contact silencieux avec elles puis que, se retournant vers cette autre espèce de choses que sont pour lui les mots, les touchant, les tâtant, les palpant, il découvre en eux une petite luminosité propre et des affinités particulières avec la terre, le ciel et l'eau et toutes les choses créées (Sartre, 1948: 20). il y a toujours beaucoup plus, dans chaque phrase, dans chaque vers, comme il y a dans ce ciel jaune au-dessus du Golgotha plus qu'une simple angoisse. Le mot, la phrase-chose, inépuisables comme des choses, débordent de partout le sentiment qui les a suscités (Sartre, 1948: 24). Il va de soi qu’il s’agit là d’un élément essentiel pour comprendre la thèse de l’inépuisabilité de la littérature poétique — nous y reviendrons plus loin. Dans la mesure où ils sont perçus comme des choses, les mots poétiques sont également donnés intuitivement comme présents (vs. donnés intuitivement comme absents). Ils sont à l’extérieur, dans le monde, comme “toutes les choses crées” (trait #2). Et c’est pourquoi ils impliquent une certaine forme de passivité (vs. spontanéité). Le poète les “rencontre” et ne les “crée” pas. Métaphoriquement parlant, il se “tourne vers eux”, les “touche”, les “palpe”, etc., comme on se tourne, touche ou palpe un mur ou une chaise (trait #3). Maintenant, l’ensemble de ces traits se retrouve également, quoique Sartre n’insiste pas sur ce point, dans la lecture poétique : si l’auteur perçoit son œuvre, c’est-à-dire l’observe, la pose intuitivement sur le mode du présent, et par conséquent la reçoit d’une façon passive, il en va de même pour le lecteur — quoique, évidemment, le fait que ce dernier ne l’ait pas crée implique une coupure radicale entre la conduite de l’auteur et celle du lecteur. C’est au niveau de l’observation que la différence paraît la plus sensible. Car, même si les mots sont comme des choses, et que son poème finit par exister contre lui (Sartre, 1943: 25), il l’a malgré tout crée : la présence de certains mots, et “Le problème du langage est exactement parallèle au problème des corps et les descriptions qui ont valu dans un cas valent dans l’autre” (Sartre, 1943: 414). Plus de détail sur ce point infra. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 145 l’assemblage de ceux-ci dans le poème, ont été librement choisis par le poète, tandis qu’ils s’imposent au lecteur. C’est pourquoi, s’il les observe, le poète n’a pas, comme le lecteur, la surprise de voir tel mots être présent et entretenir telles relations avec tel autre au sein du poème. Et si, une fois crée, il apprend également son poème, découvrant des relations auxquelles il n’avait pas pensé, il est certain d’une partie de ce qu’il verra dans le miroir des mots, à savoir les ressemblances avec certaines choses — même s’il s’avère que celles-ci débordent celles qu’il avait vues au moment d’écrire — et avec soi- même — même s’il peut être surpris par des images de lui-même toujours nouvelles et différentes. Qu’en est-il à présent de l’attitude prosaïque de l’écrivain ? Si l’attitude poétique transforme le langage en un type spécifique d’être en-soi manifesté dans la perception — et dont l’apparition est par conséquent gouvernée par des règles analogues à celles de la perception externe —, l’écrivain en prose continue de transcender le langage vers le monde — ou, plus précisément, vers des objets imaginaires. On a donc ici une première diffraction du concept de l’imagination. Les objets manifestés via le langage prosaïque sont en effet gouvernés par les mêmes règles que les objets imaginaires : — Quasi-obervation. L’écriture en prose est explicitement décrite avec le vocabulaire utilisé pour parler du phénomène de quasi-observation, c’est-à-dire celui de la pauvreté et de la certitude indubitable. Comme le souligne en effet Sartre, l'opération d'écrire comporte une quasi-lecture implicite qui rend la vraie lecture impossible. Quand les mots se forment sous sa plume, l'auteur les voit, sans doute, mais il ne les voit pas comme le lecteur puisqu'il les connaît avant de les écrire ; son regard n'a pas pour fonction de réveiller en les frôlant des mots endormis qui attendent d'être lus, mais de contrôler le tracé des signes; c'est une mission purement régulatrice, en somme, et la vue ici n’apprend rien, sauf de petites erreurs de la main. L'écrivain ne prévoit ni ne conjecture : il projette. Il arrive souvent qu'il s'attende, qu'il attende, comme on dit, l’inspiration. Mais on ne s'attend pas comme on attend les autres ; s'il hésite, il sait que l'avenir n'est pas fait, que c'est lui-même qui va le faire, et s'il ignore encore ce qu'il adviendra de son héros, cela veut simplement dire qu'il n'y a pas pensé, qu'il n/a rien décidé ; alors le futur est une page blanche (Sartre, 1948: 48-49). La quasi-lecture est donc la forme spécifique prise par le phénomène de la quasi-observation dans le cadre de l’écriture en prose. Comme dans la perception, chaque mot (et chaque objet que ces mots désignent) est donné à l’écrivain par profil et esquisse ; mais il n’est pas donné comme une chose dans le monde, c’est-à-dire comme débordant, maintenant des relations infinies avec les autres objets existant sur le fond du monde (quoique n’étant pas encore considérés avec attention). Au contraire, “je n’y trouverai jamais que ce que j’y ai mis” (Sartre, 1940: 25). Par conséquent, du point de vue de l’écrivain, il n’y a pas de monde imaginaire de la littérature : je n’apprends pas les objets que j’imagine et les mots que j’écris, je les invente au fur et à mesure. Ils ne peuvent pas non plus apparaître autrement que ce qu’ils sont ; au contraire, ils “se donne[nt] immédiatement pour ce qu’il[s] [sont]” (Sartre, 1940: 24). Enfin, je ne peux être surpris de ce que je quasi-lis : “jamais Proust n'a découvert l’homosexualité de Charlus, puisqu'il l'avait décidée avant même d'entreprendre son livre” (Sartre, 1948: 49). — Absence. Si, en écrivant une œuvre en prose, je n’y trouve rien que ce que j’y ai mis, alors je pose les objets imaginaires comme étant “en marge de la totalité du réel” (Sartre, 1940: 352), c’est-à- dire comme donnés-absents en dehors du monde, comme des objets en l’existence desquels je ne crois 146 Aurélien Djian pas (le Snake Plissken de Carpenter n’est pas dans le monde ; et notre monde réel est une absence de Snake Plissken). — Spontanéité. Écrire est un mode d’être spontané du pour-soi qui implique des objets en tant que transcendances dans l’immanence. Comme l’indique Sartre, “ l'écrivain ne rencontre partout que son savoir, sa volonté, ses projets, bref lui-même; il ne touche jamais qu'à sa propre subjectivité, l'objet qu'il crée est hors d’atteinte, il ne le crée pas pour lui” (Sartre, 1948: 49). Nous avons à présent tous les éléments pour comprendre en quoi l’écriture prosaïque constitue une diffraction du concept de l’imagination — mais également pour répondre à l’une des questions que nous nous posions au début de cette section. Pourquoi, en effet, l’écrivain en prose a-t-il besoin du lecteur pour réaliser son désir d’être causa sui ? L’explication réside justement dans le caractère de spontanéité de l’écriture prosaïque : lorsque j’écris sur ce mode, il est certain que je produis quelque chose ; mais je produis une transcendance dans l’immanence qu’en tant qu’écrivain je ne peux pas révéler comme je révèlerais une chose. Car “nous ne trouvons jamais que nous dans notre oeuvre” : “c'est notre histoire, notre amour, notre gaieté que nous y reconnaissons”, “nous ne recevons jamais d'elle cette gaieté ou cet amour : nous les y mettons” ; “lorsque nous cherchons à percevoir notre ouvrage, nous le créons encore, nous répétons mentalement les opérations qui l’ont produit”. En bref, “dans la perception, l'objet se donne comme l'essentiel et le sujet comme l'inessentiel ; celui-ci recherche l’essentialité dans la création et 1’obtient, mais alors c'est l'objet qui devient l’inessentiel” (Sartre, 1948: 47-48). Si donc l’écrivain a besoin du lecteur, c’est “pour se faire reconnaître comme essentiel à la totalité de l’être” (Sartre, 1948: 67) : l'acte créateur n'est qu’un moment incomplet et abstrait de la production d’une oeuvre; si l'auteur existait seul, il pourrait écrire tant qu'il voudrait, jamais l'oeuvre comme objet ne verrait le jour et il faudrait qu'il posât la plume ou désespérât. Mais l'opération d'écrire implique celle de lire comme son corrélatif dialectique et ces deux actes connexes nécessitent deux agents distincts. C'est l’effort conjugué de l'auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu'est l'ouvrage de l'esprit. Il n'y a d'art que pour et par autrui (Sartre, 1948: 49-50). Or, la raison pour laquelle la lecture de prose permet à l’écrivain de réaliser son désir désespéré de reconnaissance est en même temps ce qui justifie le trait d’apparente inépuisabilité du phénomène prosaïque tel qu’il apparaît au lecteur. Comme le souligne Sartre, si le lecteur peut jouer ce rôle, c’est parce que l’attitude de lecture fait exister l’œuvre de l’auteur comme un objet — conférant à son œuvre une existence objective que l’auteur ne pourra jamais expérimenter en raison du phénomène de quasi-lecture impliqué dans l’écriture. Et, pour que la lecture puisse faire exister l’œuvre de cette manière, il faut, d’une part, que lire de la prose écrite soit quelque chose comme percevoir des choses transcendantes ; et, d’autre part, puisque la lecture fournit en effet une donnée intuitive de l’objet imaginaire lui-même, elle doit être considérée comme une forme spéciale d’imagination. C’est ce statut, apparemment paradoxal, de la lecture prosaïque que Sartre résume dans le passage suivant : la lecture […] semble la synthèse de la perception et de la création ; elle pose à la fois l’essentialité du sujet et celle de l'objet; l'objet est essentiel parce qu'il est rigoureusement transcendant, qu'il impose ses structures propres et qu'on doit l'attendre et l'observer; mais le sujet est essentiel aussi parce qu’il est requis non seulement pour dévoiler l'objet (c’est-à-dire faire qu'il y ait un objet) mais encore pour L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 147 que cet objet soit absolument (c'est-à-dire pour le produire). En un mot, le lecteur a conscience de dévoiler et de créer à la fois, de dévoiler en créant, de créer par dévoilement (Sartre, 1948: A FAIRE). Cependant, il ne faut pas entendre par là que la lecture constitue un mixte de perception et d’imagination, dans la mesure où l’un et l’autre, comme nous l’avons vu, impliquent, quant à la manifestation de leur objet respectif, des règles essentiellement distinctes. Comme le soulignait déjà Sartre dans L’imaginaire, je ne peux pas percevoir et, dans le même temps, imaginer quelque chose : les objets n'existent que pour autant qu’on les pense. Voilà qui serait incompréhensible pour tous ceux qui font de I'image une perception renaissante. C'est que, en effet, il ne s'agit pas du tout d'une différence d'intensité : mais les objets du monde des images ne sauraient en aucune façon exister dans le monde de la perception; ils ne remplissent pas les conditions nécessaire (Sartre, 1940: 26). Replacé dans le cadre ontologique de EN, cela implique que la perception et l’imagination ont chacun leur propre mode de manifestation de l’être du phénomène. Par conséquent, si la lecture est une conduite qui diffracte ou spécifie les règles constitutives de l’imagination, au mieux, elle “ressemble” ou est “analogue” à la perception — mais elle ne peut s’accorder, en partie ou en totalité, avec les règles constitutives de la perception externe. Ainsi, tandis que je lis Les trois mousquetaires de Dumas, je ne perçois pas Athos, Porthos ou D’Artagnan ; non seulement je les pose comme donnés-absents vis-à-vis du monde (dans la mesure où je ne crois pas en leur existence), mais ils sont également donnés d’une manière qui est entièrement différente de celle avec laquelle les choses perçues le sont (en tant que débordant, entretenant des relations infinies avec un fond de choses existantes vers lesquelles je peux toujours diriger mon attention). En outre, ils manifestent tous la pauvreté caractéristique de l’image, dans la mesure où il n’y a rien de plus dans le roman que ce que Dumas y a mis. De ce point de vue, il n’y a aucune réponse à la question “que se passe-t-il à Marseille pendant les événements racontés dans Les trois mousquetaires ?”. Ou, autrement it, aucun jugement vrai ou faux ne saurait exprimer cet état de fait. Ainsi, la lecture, quoique analogue, n’est pas identique à la perception, dans la mesure où elle est structurée conformément aux règles constitutives d’un type complètement différent de “projet” ou d’“ attitude” : lire de la prose, par opposition à écrire ou lire de la poésie, c’est imaginer. Cela dit, il s’agit d’une forme spécifique d’imagination. Dans la mesure où Athos et D’Artagnan ne sont pas le fruit de mon imagination (mais de celle de Dumas écrivant), lorsque je lis le roman je ne rencontre que des objects imaginaires m’apparaissant comme à découvrir. En d’autres termes, non seulement Les trois mousquetaires est donné via des profils, mais ces profils sont pour ainsi dire “observés” dans le processus de lecture. Une telle “observation”, cependant, devrait plutôt être appelée “observation feinte”, par opposition à l’“observation réelle” de la perception externe, et par spécification vis-à-vis de la “quasi-observation” comme trait générique de l’imagination. L’arrivée de D’Artagnan à Paris, en effet, ne déborde pas, n’entretient pas une infinité de relations avec d’autres existants au sein du “monde” des Trois mousquetaires. Elle ne manifeste que les relations à propos desquelles Dumas écrit. Ainsi, je ne peux pas rediriger librement mon attention vers des éléments indéterminés qui, pour le moment, apparaissent simplement comme des parties de l’arrière-plan de ce qui est actuellement observé. Dans le roman, les choses sont exactement telles qu’elles apparaissent, c’est-à-dire sont telles que le narrateur les écrit. Et pourtant, nous apprenons malgré tout ce que D’Artagnan a fait lorsqu’il arriva pour la première fois à Paris — et nous l’apprenons en lisant ; nous 148 Aurélien Djian anticipons et nous faisons des conjectures sur des événements probables qui, finalement, s’avèrent différents de ce qu’ils semblaient au premier abord, etc. Par conséquent, les aventures de D’Artagnan sont à la fois des événements que je révèle — car, lorsque je lis, “je reçois une modification dont je ne suis pas l’origine, c’est-à-dire ni le fondement ni le créateur” (Sartre, 1943: 24) —, et des événements que je crée — car il n’y a pas d’aventures si je ne les imagine pas : D’Artagnan et n’importe laquelle de ses actions ne sont pas des choses données de manière présente, qui sont même si je ne suis pas là pour les manifester (Sartre, 1948: 45-48), mais des néants donnés de façon absente qui requièrent la spontanéité de l’imagination afin d’être. On en vient ainsi à la thèse de l’inépuisabilité de l’œuvre en prose qui, on va le voir, s’éclaire à présent d’une façon tout à fait particulière. Dans la mesure où le lecteur révèle tout en créant, on comprend que, pour lui, “tout est à faire et tout est déjà fait ; l’œuvre n’existe qu’au niveau exact de ses capacités” (Sartre, 1948: 52). En effet, contrairement à la chose, l’existence de l’œuvre implique que je l’imagine, ou que je la crée : plus je lis, plus je crée, et toute lecture implique la conscience que je pourrais créer plus, en lisant plus. Mais puisque, en créant, le lecteur découvre — dans la mesure où tout ce qu’il crée n’est rien d’autre, et rien de plus, que ce que l’auteur a écrit et imaginé —, alors “l’œuvre lui paraît inépuisable et opaque comme les choses” (Sartre, 1948: 52). Or, deux points sont ici essentiels. Premièrement, en quoi consiste ici l’inépuisabilité, ou l’opacité, des choses ? L’opacité possède, chez Sartre, au moins trois significations. D’abord, elle désigne l’une des caractéristiques essentielles de l’être en-soi, par opposition au pour-soi : Il [= le principe d’identité, à savoir que l’être est ce qu’il est] désigne l'opacité de l’être en-soi. Cette opacité ne tient pas de notre position par rapport à l’en soi, au sens où nous serions obligés de l'apprendre et de l’observer parce que nous sommes “dehors”. L'être-en-soi n'a point de dedans qui s'opposerait à un dehors et qui serait analogue à un jugement, à une loi, à une conscience de soi . L'en-soi n'a pas de secret : il est massif (Sartre, 1943: 32). Ensuite, il définit également le phénomène d’être, par opposition à l’être transphénoménal de la conscience, pour autant qu’il possède une structure “fini-infini” fondée sur la modification incessante du sujet (tandis que le sujet, saisi pré-réflexivement, n’est rien d’autre que ce qu’il apparaît) : Une table n'est pas dans la conscience, même à titre de représentation. Une table est dans l'espace, à côté de la fenêtre, etc. L'existence de la table, en effet, est un centre d'opacité pour la conscience ; il faudrait un procès infini pour inventorier le contenu total d'une chose. Introduire cette opacité dans la conscience, ce serait renvoyer à l'infini l'inventaire qu'elle peut dresser d'elle-même, faire de la conscience une chose et refuser le cogito (Sartre, 1943: 17-18). Enfin, l’opacité constitue l’une des règles constitutives de la manifestation du phénomène perceptif dont nous avons parlé plus haut, à savoir la structure figure/fond, par opposition à la pauvreté de l’image : l’émotion [exprimée par le poète] est devenue chose, elle a maintenant l'opacité des choses; elle est brouillée par les propriétés ambiguës des vocables où on l'a enfermée […]. Le mot, la phrase-chose, inépuisables comme des choses, débordent de partout le sentiment qui les a suscités (Sartre, 1948: 24). L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 149 Dans ce dernier cas, l’opacité des choses revient à leur caractère débordant, c’est-à-dire à leur individualité, ou, de manière équivalente, au fait qu’une chose “entretienne avec les autres choses une infinité de rapports” (Sartre, 1940: 25). Quel sens d’“opacité” est dès lors pertinent dans le contexte de la thèse sartrienne ? On peut commencer par exclure le premier : il s’agit pour Sartre de décrire les règles constitutives de la lecture du phénomène prosaïque, et non d’une affirmation concernant l’un des traits de l’être en-soi. Faut-il dès lors entendre “opacité” au sens le plus général du phénomène ? Si c’était le cas, la thèse de l’inépuisabilité reviendrait à celle de EN. Mais, là encore, la référence à l’opacité des choses exclut cette solution. Si seules les choses sont opaques, alors la découverte (imaginaire) du “monde” littéraire donne l’impression, via le phénomène d’“observation feinte”, que chaque “chose” est saisie dans la lecture en tant que figure sur le fond d’un “monde”, et entretient avec l’ensemble des “choses” qui le composent une infinité de rapport qui ne sont pas encore observées, mais pourraient l’être, si je redirigeais mon attention — bref, elle donne l’impression du débordement. Dès lors, on peut tirer les conclusions suivantes : — (a) QL présente une thèse de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire prosaïque ; — (b) celle-ci est certes fondée indirectement et de manière générale sur le modèle du phénomène de EN — par rapport auquel perception et lecture “s’équivalent” — pour autant qu’il introduit l’analyse en termes de mode de néantisation ; mais, dans la mesure où elle concerne le phénomène prosaïque, cette thèse s’appuie directement et de façon spécifique sur une description des règles constitutives de la lecture prosaïque (en tant que diffraction du concept de l’imagination) par opposition à la perception externe impliquée dans l'écriture autant que dans la lecture d’œuvres poétiques ; — (c) de ce point de vue, l’horizon n’est plus envisagé comme la condition générale de la transcendance, par quoi la conscience appréhende l’unité de la série infinie du phénomène à travers la multiplicité finie de ses apparitions. Il est lui aussi spécifié, c’est-à-dire est examiné comme une structure particulière permettant, à chaque fois de façon différente et appropriée, au mode de néantisation considéré de transcender le fini vers l’infini, et par conséquent de manifester le phénomène corrélatif au mode en question. Ainsi, l’horizon perceptif est à découvrir, tandis que celui imaginaire est à inventer ; et puisque la poésie est à la prose ce que la perception externe est à l’imagination, l’horizon poétique est essentiellement à découvrir (horizon opaque), et celui prosaïque à inventer. — (d) Cela dit, le caractère paradoxal de la lecture d’œuvres littéraires provient justement du fait que son horizon semble à la fois à inventer et à découvrir : il est à inventer car la lecture est un mode de néantisation imaginaire ; il est à découvrir car l’objet est essentiel vis-à-vis du lecteur, c’est-à-dire que celui-ci imagine exactement et autant que ce que l’auteur a imaginé et écrit. Ce paradoxe n’est cependant qu’apparent : la découverte est seulement feinte, c’est-à-dire va aussi loin, et pas plus loin, que ce que l’auteur de prose a imaginé. On en arrive alors au deuxième point essentiel de la thèse de l’inépuisabilité. C’est que, si les choses sont inépuisables, ou opaques, ce n’est justement pas le cas des objets imaginaires, qui sont d’une pauvreté essentielle. De ce point de vue, il faut entendre l’affirmation de Sartre au sens le plus littéral : dans la mesure où, en lisant, le lecteur crée et découvre, et découvre autant qu’il crée, l’œuvre lui “paraît inépuisable et opaque comme les choses” (Sartre, 1948: 52, c’est moi qui souligne). Autrement dit, l’œuvre semble au lecteur inépuisable, mais elle ne l’est pas, ce qui signifie deux choses. 150 Aurélien Djian D’une part, comme le souligne Sartre à juste titre, conformément à la structure générale de l’imagination, “le lecteur […] progresse dans la sécurité. Aussi loin qu’il puisse aller, l’auteur est allé plus loin que lui” (Sartre, 1948: 60). C’est pourquoi, pour le lecteur, “tout est à faire”, certes, mais “tout est déjà fait” : la création du lecteur est tout entière “dirigée” (Sartre, 1948: 52) ; “l’objet est essentiel” vis-à-vis de ce dernier, “parce qu’il est rigoureusement transcendant, qu’il impose ses structures propres et qu’on doit l’attendre et l’observer” (Sartre, 1948: 50). Aussi créatif que je sois, j’imaginerai donc l’arrivée de D’Artagnan à Paris dans Les trois Mousquetaires exactement telle que Dumas la décrit. L’horizon de la lecture prosaïque, de ce point de vue, est certes inventé, mais cette invention est pré-déterminée par l’écrivain. Mais, d’autre part, et corrélativement, cette arrivée n’entretient de relations qu’avec les autres événements relatés dans ce livre — et pas plus. En dépit de l’impression donnée par le phénomène de l’observation feinte, la pauvreté essentielle de l’image s’applique également à l’image prosaïque : son débordement est aussi feint que son observation, elle n’est donc pas opaque — bref, elle n’est pas inépuisable. Ce qui nous permet de modifier de manière appropriée nos conclusions précédentes : — (a) QL ne présente pas de thèse de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire prosaïque. — (b) Le rejet de cette thèse repose, non sur la théorie du phénomène, mais sur un examen des règles spécifiques gouvernant la manifestation du phénomène prosaïque, par opposition à celle du phénomène perceptif (et poétique). — (c) L’horizon est appréhendé comme structure spécifique du mode de néantisation de la lecture prosaïque : en tant qu’horizon dont la découverte est feinte, c’est-à-dire en réalité inventée (par un autre que moi), il s’agit d’une structure imaginaire dont la découverte est pré-déterminée par l’auteur (vs. l’horizon perceptif opaque de l’écriture et de la lecture poétiques). — (d) Sa particularité explique à la fois que l’œuvre littéraire paraisse au lecteur inépuisable et opaque comme les choses, mais qu’elle ne le soit pas. En effet, pour autant que l’horizon est imaginaire, il doit être inventé ; et, pour autant qu’il est pré-déterminé, il est à découvrir ; mais, dans la mesure où il est a priori complètement imaginé par l’auteur, il est d’une pauvreté essentielle, c’est- à-dire que les “choses” lues et imaginées ne débordent que de manière feinte : elles entretiennent un nombre limité et exactement déterminé par l’auteur (vs. infini et indéterminé) de relations avec les autres événements contés dans le livre. L’oeuvre n’est donc pas inépuisable. *** L’examen que nous avons mené jusqu’ici de EN et de QL nous a permis d’explorer deux thèses concernant l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire, qui mobilisent, à chaque fois à leur manière, les mêmes éléments conceptuels : le rapport entre perception et lecture, la structure de l’horizon. — D’une part, une thèse sur l’inépuisabilité du phénomène littéraire. Dans EN, cette dernière est fondée sur la nouvelle théorie du phénomène, qui concerne tous les objets transcendants, et qui renvoie ultimement au changement incessant du sujet : si tout phénomène est une série infinie d’apparitions finies, c’est parce qu’il est le corrélat de la néantisation du sujet, lui-même changeant continûment — je peux lire À la recherche du temps perdu à différentes époques de ma vie, et il s’agira à chaque fois d’un autre point de vue, c’est-à-dire d’un point de vue temporellement distinct, sur les mêmes pages, et sur la même œuvre. Du point de vue du phénomène, l’œuvre littéraire n’est donc ni plus ni moins inépuisable que l’objet perceptif. Et l’horizon est la condition commune qui permet à n’importe quel L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 151 mode de néantisation de transcender la multiplicité des apparitions finies vers l’unité et l’identité de la série infinie (l’œuvre, la chose, etc.). — D’autre part, une thèse sur l’inépuisabilité — ou plutôt l’épuisabilité — du phénomène littéraire prosaïque. Dans QL, cette dernière s’appuie sur la théorie du phénomène de EN, mais l’approfondit. Elle résulte en effet d’un examen des lois spécifiques gouvernant la manifestation du phénomène prosaïque dans la lecture. De ce point de vue, la lecture prosaïque est considérée comme une diffraction du concept d’imagination, par opposition avec la perception. Et le fait que l’œuvre semble au lecteur inépuisable, comme les choses, mais ne le soit pas, s’explique par le caractère d’horizon spécifique de la lecture prosaïque : imaginaire, il est inventé ; imaginé par un autre, il est découvert ; mais cette découverte étant feinte, chaque “chose” lue déborde, tout en maintenant son caractère de pauvreté — il faut que j’imagine les aventures de D’Artagnan pour qu’elles soient, quoique je les découvre dans le même temps, et cette observation (feinte) implique que les événements lus apparaissent sur un fond, quoique ce fond soit délimité et déterminé a priori par l’auteur : l’arrivée de D’Artagnan à Paris dans Les trois mousquetaires, contrairement à n’importe quelle chose réelle ou individuelle, n’entretient des relations qu’avec le reste de ce que Dumas a écrit dans sa saga. La théorie du phénomène de EN, donc, est incompatible avec la thèse de la préface de OE, compatible avec celle de la seconde étude, mais insuffisante pour la fonder dans sa spécificité ; la théorie du phénomène littéraire prosaïque de QL, quant à elle, est compatible avec la thèse de la seconde étude de OE, et possède toute la spécificité requise, mais elle fonde, non pas une thèse de l’inépuisabilité, mais de l’épuisabilité, de l’œuvre littéraire. Toutes ces options étant exclues, une fois que l’on a suivi jusqu’ici la suggestion de Eco, il ne reste donc plus qu’une possibilité : si la thèse de l’ouverture doit trouver un fondement spécifique chez Sartre, celui-ci ne peut résider que dans sa théorie de la littérature poétique, dont on a déjà indiqué qu’elle conduisait à une position sur l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire. Or, comme on va le voir en entrant à présent dans le détail de la thèse de Eco, c’est en partie ce qui arrive. Si c’est le cas, on ne sera alors pas surpris de retrouver mobilisés chez ce dernier les ingrédients conceptuels de la théorie sartrienne de la littérature en général, et de la littérature poétique en particulier : le rapport entre perception externe et lecture, et la notion d’horizon. 4. La littérature poétique et l’ouverture esthétique Le trait le plus important de la théorie de l’ouverture de Eco réside dans le fait qu’elle s’inscrit dans le cadre de l’examen du “processus de transaction entre le sujet percevant et le stimulus esthétique” (Eco, 1965: 48), ou, plus précisément, entre le sujet percevant et le stimulus esthétique produit intentionnellement. Il est clair, en effet, que la catégorie de l’esthétique dépasse de loin le contexte des œuvres d’art : je peux considérer le mouvement des étoiles dans le ciel, une personne, ou une action, d’un point de vue esthétique — comme beau/belle, laid/laide, sublime, mauvais/mauvaise, etc. —, ce qui n’en fait pas pour autant des œuvres d’art. Cette façon d’aborder le problème implique cependant une délimitation drastique du phénomène d’ouverture. En effet, celui-ci, et l’expérience de l’inépuisabilité qui l’accompagne, réside dans la perception de la “valeur esthétique” (Eco, 1965: 61) de l’œuvre littéraire, qui repose sur l’unité indissociable, au sein d’une “forme matérielle”, des “valeurs référentielles et [des] valeurs émotionnelles” (Eco, 1965: 60). Or, un lecteur peut tout à fait se désintéresser d’une telle unité : c’est le cas lorsque, par exemple, en tant que narratologue, je m’intéresse aux structures de l’intrigue, ou 152 Aurélien Djian que je souhaite identifier le style d’un auteur en m’intéressant au vocabulaire qu’il utilise, aux tournures grammaticales qu’il affectionne — ou, tout simplement, lorsque, en tant que lecteur “naif”, je suis plongé dans l’histoire du livre en question. Dans ce cas, je suis justement indifférent à la dimension spécifiquement esthétique de l’œuvre littéraire : je ne “déguste” pas (Eco, 1965: 43) la beauté, je pose l’être (ou le non-être) et l’être-tel (ou le non-être-tel) des mots, des tournures de phrases, de l’histoire ou des schèmes narratifs — D’Artagnan a rencontré Milady, puis il est allé à Paris, ou alors Dumas utilise tel schéma narratif, puis tel autre, tel vocabulaire dans la bouche de tel personnage, etc. Cela ne signifie pas que, n’étant pas intéressé à l’unité esthétique de l’œuvre, je ne sois pas pour autant touché par celle-ci, tout comme l’astronome, tout en s’intéressant théoriquement au mouvement des étoiles, peut être touché par sa beauté ; seulement, c’est une chose de s’intéresser au livre comme phénomène esthétique, c’en est une autre de se plonger, par exemple, dans son histoire, dans le choix d’un certain vocabulaire, etc. Bref, pour reprendre le vocabulaire de Sartre, il s’agit d’attitudes ou de conduites différentes, gouvernées par des règles de manifestation du phénomène bien distinctes. Ainsi, si, en principe (sinon en fait), l’œuvre comme phénomène esthétique peut produire sur moi une “réaction” esthétique “illimitée” (Eco, 1965: 57), le cas de l’œuvre comme phénomène théorique est tout à fait différent. Ici, le nombre d’ interprétations” est strictement gouverné par l’identité (ou la non-identité) des mots utilisés — tel est le vocabulaire, les tournures, utilisés par Dumas dans la bouche de D’Artagnan, ou de Milady —, ou de la signification du texte — voilà comment D’Artagnan est arrivé à Paris. Je peux donc être touché par, ou réagir de bien des façons à un seul et même texte, quoique sa signification, ou ses structures grammaticales, soient tout à fait identifiables ou univoques. Et même si ces dernières, pour une raison ou pour une autre, étaient équivoques, ce ne reviendrait pas pour autant à l’inépuisabilité dont parle Eco dans cette seconde étude, à savoir l’inépuisabilité esthétique. De ce premier trait, on peut donc tirer la série de conclusions suivante : l’inépuisabilité fondamentale à toute œuvre littéraire — (a) est un phénomène spécifiquement esthétique ; — (b) il implique une attitude esthétique, c’est-à-dire un intérêt perceptif dirigé sur la valeur esthétique de l’œuvre. On retrouve ainsi le rapport entre perception et lecture ; — (c) Cette valeur esthétique réside dans l’unité indissociable de plusieurs aspects : la matière textuelle (sons, rythme, voir Eco 1965: 54), les valeurs référentielles et émotionnelles ; — (c) toute attitude de lecture n’est pas nécessairement esthétique : il existe également une attitude théorique à l’égard d’un livre. — (d) Dès lors que l’on quitte le terrain esthétique, corrélatif d’une attitude esthétique, on exclut du même coup la possibilité d’une expérience d’inépuisabilité dans le sens de Eco. Dans ce cas, c’est la dimension théorique de l’œuvre qui est le thème du lecteur ; et la lecture cesse d’être une perception de valeur. — (e) on peut appeler “dégustation” (Eco, 1965: 43) ou “jouissance esthétique” (Eco, 1965: 59) l’attitude esthétique de la lecture. Maintenant, le fait de considérer la degustation d’une œuvre comme une espèce de perception nous met sur la voie d’un rapprochement avec la théorie sartrienne de la littérature poétique. La théorie de la double organisation et de la transaction présentée dans la seconde étude de OE est envisagée par Eco comme la clarification scientifique d’un phénomène sur lequel Croce et Dewey, avant lui, avaient attiré l’attention, mais que, précisément, ils n’avaient pas su expliquer (Eco, 1965: L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 153 44-47). Ce phénomène, c’est ce que Eco appelle l’ouverture fondamentale de l’œuvre littéraire ; et celui-ci est décrit au début de la seconde étude dans les termes suivant : lorsqu’on récite un vers ou un poème, les mots prononcés ne sont pas immédiatement traduisibles dans un denotatum réel qui épuiserait leurs possibilités de signification ; ils appellent une série de signifiés qui s’approfondissent sans cesse, au point qu’ils fournissent comme une image réduite de l’univers entier. Tel est en tout cas le sens que nous croyons pouvoir donner à la théorie (souvent équivoque par ailleurs) proposée par Croce, de l’expression artistique comme totalité (Eco, 1965: 44). Plusieurs points doivent ici être soulignés, à la fois dans le but de préciser la théorie de Eco de la double organisation, et de justifier le rapprochement avec Sartre suggéré plus haut. D’abord, l’idée d’une “série de signifiés” pour un même signifiant rappelle la thèse de la préface de OE : “l’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant” (Eco, 1965, p, 9). Cependant, une telle multiplicité de signifiés n’implique pas nécessairement d’ambiguïté du message : le tercet de Dante, considéré à la fin de l’étude, possède une “signification […] univoque”, c’est-à-dire qu’il formule “le concept trinitaire” de la “théologie catholique”, dont il “n’accepte” et ne “propose” “qu’une seule et unique interprétation” (Eco, 1965: 60). Si, “à chaque lecture, sa signification, bien qu’univoque, semble s’approfondir un peu plus” (Eco, 1965: 60), ce n’est donc pas en raison de son ambiguïté ; c’est parce que, dans ce tercet, conformément à son “intention esthétique” (Eco, 1965: 59), Dante “lie les idées au matériau phonique et rythmique, en sorte que celui-ci [le concept trinitaire] exprime, avec le concept, l’élan de contemplation joyeuse qui accompagne sa compréhension” — autrement dit, “valeurs référentielles et valeurs émotionnelles [s’y] fondent en une forme matérielle désormais indissociable” (Eco, 1965: 60). Ainsi, c’est une chose pour la signification de s’approfondir, c’en est une autre d’être ambiguë. Ce qui nous amène au deuxième point : si le phénomène de l’approfondissement est radicalement différent de celui de l’ambiguïté, c’est parce qu’il ne repose pas exclusivement sur la signification, mais, au contraire, sur l’unification de la dimension référentielle et émotionnelle avec celle matérielle (le son, le rythme). Si l’on prend l’exemple du vers de Phèdre qu’examine Eco — “Depuis que sur ces bords les Dieux ont envoyé La fille de Minos et de Pasiphaé” (Eco, 1965: 54) —, l’intention de Racine est d’une part de suggérer, en utilisant les noms de Minos et Pasiphaé, “un halo d’horreur” chez le spectateur : “Minos est redoutable de par son caractère infernal, et Pasiphaé repoussante de par l’acte bestial qui la rendit célèbre” (Eco, 1965: 53). Le terme de “halo”, que Eco répète à plusieurs reprises dans cette seconde étude, est d’ailleurs ici bien choisi : c’est l’un de ceux qu’utilise également Husserl pour exprimer son concept d’horizon (voir sur ce point Djian 2021). Et c’est évidemment de cela qu’il est question ici : plus précisément, il s’agit de l’horizon du passé, la référence de Racine visant à provoquer chez le lecteur l’explicitation, via des souvenirs, de l’horizon de ses expériences passées concernant l’un et l’autre des personnages, et des émotions qu’elles ont charriées : “le signe “Minos” manie la réalité culturelle et mythologique à laquelle il se réfère sans équivoque, en même temps que la vague d’émotions qui s’associe au souvenir du personnage” (Eco, 1965: 53). Ainsi, via l’explicitation par le lecteur de son horizon du passé — explicitation qui est motivée et guidée, c’est- à-dire suggérée (pour reprendre la terminologie de Eco) par l’auteur —, c’est à la fois la référence des termes qui est assurée, et un contexte émotionnel qui est instauré. Mais, d’autre part, son ambition ne se limite pas à cela : “il entend créer une forme, il recherche un effet esthétique” (Eco, 1965: 53). Ce qui signifie que, du point de vue de Eco, la dimension 154 Aurélien Djian esthétique d’un texte ne réside ni dans la référence ou dans l’émotion qu’il suggère, prises séparément, ni dans leur liaison. Il faut que ces deux éléments soient liés à un troisième, dans lequel la perception externe intervient, à savoir la dimension matérielle du texte lui-même. Ainsi, Racine, souhaitant créer une forme esthétique, veut que “la formulation du propos [soit] réussie au point qu’il devient impossible de séparer le référé conceptuel du stimulus sensible”, l’unité de l’architecture matérielle (son, rythme), signifiante (la référence univoque aux personnages en question) et émotionnelle (via l’explicitation de l’horizon du passé du lecteur que la suggestion référentielle motive) opérant de telle manière que le récepteur, à chaque nouvelle lecture, soit continuellement amené à un “nouvel itinéraire imaginatif” ou “mental” (Eco, 1965: 53). Et cela n’est possible qu’en raison de cette liaison des trois dimensions : car, si les dimensions signifiante et émotionnelle donnent lieu à des réactions en principe limitées — par exemple, chacun comprend et ressent la même chose à propos de Minos et Pasiphaé, et c’est d’ailleurs la même compréhension et émotion que Racine souhaite suggérer —, lorsqu’une forme est crée, celle-ci intègre des “suggestions phoniques”, “lesquelles sont à leur tour mêlées de références confuses et oubliées, d’hypothèses concernant les significations possibles, et de significations arbitraires” (Eco, 1965: 55). La dimension matérielle joue donc un rôle crucial : c’est la liaison avec les éléments phoniques qui, aux yeux de Eco, constitue la forme proprement esthétique de l’œuvre, et démultiplie à l’infini les possibilités de réaction à la même œuvre. Ou, pour le dire autrement : alors que les aspects émotionnels et référentiels sont des conditions nécessaires, mais insuffisantes, pour produire un effet esthétique, seule leur liaison avec l’aspect matériel enclenche le phénomène esthétique proprement dit. Ce qui nous amène au troisième point, et à une question : comment le caractère formel de l’œuvre littéraire démultiplie t-il en principe à l’infini ces réactions, c’est-à-dire constitue-t-il la structure fondamentale d’ouverture de l’œuvre littéraire ? Si l’on suit Eco, y compris dans la seconde étude, cela dérive du fait qu’il introduit dans le texte une “ambiguïté” structurelle. Plus précisément : lorsqu’il s’agit d’un stimulus esthétique, le bénéficiaire ne peut isoler un signe pour le relier de manière univoque à sa signification traditionnelle : il doit saisir le denotatum dans son ensemble. Chaque signe se présentant comme lié à un autre et recevant des autres sa physionomie complète, ne fournit plus qu’une indication vague. Chaque denotatum, étant forcément lié à d’autres denotata, ne peut être perçu que comme ambigu (Eco, 1965: 56). Ainsi, l’ambiguïté du texte en question réside dans le fait de constituer une forme, et la forme se définit comme “un tout nécessaire et justifié que nous sentons ne pouvoir morceler” (Eco, 1965: 56, c’est moi qui souligne). Mais on voit mal en quoi ce caractère de totalité du texte pourrait caractériser l’ouverture propre à toute œuvre littéraire, dans la mesure où nous ne savons pas en quoi consiste à proprement parler cette ambiguïté — s’il est vrai qu’elle n’équivaut pas à l’équivocité du message ou de la signification du texte. En effet, il ne suffit pas de dire que, dans une forme, “le bénéficiaire ne peut isoler un signe pour le relier de manière univoque à sa signification traditionnelle”, le rendant ainsi ambigu. Car cela vaut tout aussi bien dans une conversation quotidienne : chaque signe s’y trouve “lié à un autre et recevant des autres sa physionomie complète”. Or, c’est précisément ici, lorsque Eco semble incapable de justifier sa position sinon en mobilisant à nouveau le concept d’ambiguïté, qui acquiert par la même occasion une équivocité le rendant impropre à expliquer quoi que ce soit, que le détour par Sartre va s’avérer fructueux. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 155 Eco suggère en effet dans la note complétant le passage qui vient d’être cité que le fait qu’un texte constitue, pour un lecteur, une forme, implique que sa fonction poétique y prenne l’ascendant sur sa fonction référentielle. Citant Jakobson, il souligne ainsi que ““la suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénotation), mais la rend ambiguë”” (Eco, 1965: 66). Or, la fonction poétique devient dominante précisément lorsque le lecteur adopte une certaine attitude, c’est-à-dire cesse de traverser le texte vers ce qu’il dénote, pour considérer ce dernier en lui-même : “l’ambiguïté est une propriété intrinsèque, inaliénable, de tout message centré sur lui- même, bref, c’est un corollaire obligé de la poésie”” (Eco, 1965: 66). Autrement dit, lorsqu’une œuvre devient, pour le lecteur, une forme, c’est-à-dire lorsque ce dernier adopte une attitude poétique, celle- là constitue pour lui un tout assumant, au détriment de la fonction référentielle, une fonction poétique, le texte étant dès lors centré sur lui-même. Un certain nombre d'éléments de la théorie sartrienne de la littérature poétique apparaît alors comme implicitement mobilisé, et, en même temps, comme capable de clarifier conceptuellement la position de Eco : — (a) la poésie est une fonction que prend un mot (ou un groupe de mots) lorsque le lecteur adopte une certaine attitude, à savoir une attitude poétique ; — (b) cette attitude est d’ordre perceptif ; — (c) la lecture perceptive implique que le texte ne soit pas traversé comme une vitre, comme c’est le cas dans l’attitude prosaïque, mais considérée comme une chose ; — (d) l’équivalence entre lecture et perception, texte et chose, permet de clarifier l’idée que, dans l’attitude poétique, le texte est centré sur lui-même : être centré sur soi-même est un caractère essentiel du texte considéré comme une chose parmi les choses, puisque le mot (ou le groupe de mots) n’est plus considéré comme une vitre à traverser vers la chose signifiée. — (e) le caractère de totalité et de forme de l’œuvre littéraire, qui, chez Eco, définit sa dimension spécifiquement esthétique, peut être clarifié à partir de deux aspects de la théorie sartrienne de la poésie, sur lesquels il nous faut à présent insister. D’abord, dans le fait que les mots qui composent le texte entretiennent avec les autres choses, et le poète lui-même, un rapport non de référence mais de miroir. Comme on l’a vu plus haut, l’attitude poétique chez l’écrivain constitue, pour Sartre, une attitude non-utilitaire : ce dernier ne se sert pas des mots, il les sert (Sartre, 1948: 18). De ce point de vue, ils sont pour lui “des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l’herbe et les arbres” (Sartre, 1948: 19). Cela ne signifie pas, cependant, “qu’ils aient perdu toute signification à ses yeux”, sans quoi “ils s’éparpilleraient en sons ou en traits de plume” ; mais la signification “devient naturelle, elle aussi” (Sartre, 1948: 19). Autrement dit, plutôt que de “s’en servir comme signe d’un aspect du monde, il voit dans le mot l’image d’un de ses aspects”. La priorité de la ressemblance sur la signification conventionnelle est d’ailleurs ce qui peut expliquer l’incompréhension initiale du lecteur de poésie, car “l’image verbale qu’il [le poète] choisit pour sa ressemblance avec le saule ou le frêne n’est pas nécessairement le mot que nous utilisons pour désigner ces objets” (Sartre, 1948: 20). Or, puisque mot et signification sont aussi “naturels” l’un que l’autre, et qu’ils se ressemblent, la relation de ressemblance et de signification est réciproque, ce qui n’est pas le cas pour le signe, où le rapport avec le référent est unilatéral (“rouge” signifie une couleur, mais le rouge ne signifie pas “rouge”) : “comme la signification est réalisée, l’aspect physique du mot se reflète en elle et elle fonctionne à son tour comme image du corps verbal. Comme son signe également, car elle a perdu sa prééminence” (Sartre, 1948: 20). C’est précisément cet état de chose, à savoir la ressemblance réciproque entre ces deux “choses” que sont les mots et les 156 Aurélien Djian choses, que Sartre caractérise comme une relation de “miroir” (Sartre, 1948: 19), ou “double rapport réciproque de ressemblance magique et de signification” (Sartre, 1948: 21). Chose parmi les choses, et entretenant avec les autres choses des rapports de miroir, le mot lu poétiquement acquiert alors l’opacité propre à la chose perçue, c’est-à-dire une infinité de relations avec le monde qui en constitue le fond — d’autant que, à ses “acceptions diverses” entre lesquels le poète ne choisit pas puisqu’il “n’utilise pas le mot”, “s’ajoute l’effort insidieux de la biographie” (Sartre, 1948: 21) : “le mot, qui arrache le prosateur à lui-même et le jette au milieu du monde, renvoie au poète, comme un miroir, sa propre image”. Ainsi, non seulement, pour un écrivain poète, Florence est ville et fleur et femme, elle est ville-fleur et ville-femme et fille-fleur tout à la fois. Et l’étrange objet qui paraît ainsi possède la liquidité du fleuve, la douce ardeur fauve de l’or et, pour finir, s’abandonne avec décence et prolonge indéfiniment par l’affaiblissement continu de l’e muet son épanouissement plein de réserves (Sartre, 1948: 21). Mais, en outre, pour moi, Florence est aussi une certaine femme, une actrice américaine qui jouait dans les films muets de mon enfance et dont j’ai tout oublié, sauf qu’elle était longue comme un long gant de bal et toujours un peu lasse et toujours chaste, et toujours mariée et incomprise, et que je l’aimais, et qu’elle s’appelait Florence (Sartre, 1948: 21). C’est un point sur lequel il faut insister : le fait que, pour le poète, “le langage tout entier est […] le Miroir du monde” (Sartre, 1948: 20), soi y compris, est justement ce qui permet d’introduire l’infinité de relations qu’exclut une attitude prosaïque. Autrement dit, alors que, dans la prose, l’horizon à explorer se limite à ce que l’auteur a imaginé (le “monde” imaginaire), dans la poésie, la perception du mot comme chose implique que le monde tout entier constitue le fond sur lequel cette dernière se détache, et que l’horizon à découvrir est celui de ma vie tout entière. Et c’est précisément cet état de fait, corrélatif de l’opacité des choses, qui explique l’inépuisabilité du poème : “le mot, la phrase- chose, inépuisables comme les choses…” (Sartre, 1948: 24). Ainsi, par exemple, tant que je suis sur un mode prosaïque, “D’Artagnan” est un nom-outil, lu dans Les trois mousquetaires par exemple, que je traverse pour atteindre le personnage fictif auquel il se réfère dans la saga de Dumas, et dont les relations qu’il entretient avec les autres “choses” sont délimitées et dictées par l’imagination de ce dernier ; mais dès que je passe à une attitude poétique — et à condition qu’il constitue une pièce d’un poème, comme nous le verrons infra. —, il devient une chose que je considère pour elle-même, et qui entretient avec les autres choses et avec moi l’ensemble des relations que je peux librement y introduire. Ayant changé d’attitude, je suis celui qui peux mettre en relation cette “chose” avec mon histoire et avec le reste du monde auquel, pour moi, il ressemble — tout comme je suis celui qui, marchant dans la nuit tombée, dévoile “dans l’unité d’un paysage” “cette étoile, morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre” (Sartre, 1948: 45). D’Artagnan, c’est d’abord pour moi un acteur, Gabriel Byrne dans L’homme au masque de fer, plus précisément, c’est Dean Keaton avec un chapeau et une épée, puis le personnage d’une saga que je lisais jusque bien trop tard le soir lorsque j’étais au lycée, avant de devenir un exemple spécifique dans mes articles sur la littérature. Et ce n’est qu’une fois que je considère “D’Artagnan” comme un objet, plutôt que comme une vitre, que le nom acquiert cette opacité qui l’ouvre à toutes les relations possibles, c’est-à-dire cette L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 157 inépuisabilité, et que je peux thématiser l’ensemble de ces aspects qui, sinon, deviennent non-pertinent : “D’Artagnan” est le nom d’un personnage dont l’opacité est feinte, et dont les relations avec les autres choses sont non seulement en nombre limité, mais fixé par un autre que moi ; il n’a rien à voir avec Gabriel Byrne ou Dean Keaton, rien à voir avec mes années lycées et mes articles ; c’est une vitre, pas un miroir. À ce premier aspect de miroir s’ajoute un second : le poète ne se contente pas de poser des mots les uns à côté des autres, “il crée un objet”, tout comme le peintre, en assemblant les couleurs sur la toile, crée une maison, ou un arbre (Sartre, 1948: 22). De ce point de vue, si le poète veut écrire un poème, la “véritable unité poétique”, c’est la “phrase-objet” (Sartre, 1948: 22). Autrement dit, de la même façon que, chez Husserl, “toute signification est soit une proposition, soit la partie possible d’une proposition” (Husserl, 1998: 91), de telle manière que l’unité logique de base est la proposition, de la même façon, en poésie, selon Sartre, un mot ne devient poétique qu’en tant que partie actuelle ou possible d’une phrase-objet, de telle manière que l’unité poétique de base est la phrase-objet. Ainsi, il n’y a, à proprement parler, de chose poétique qu’à partir du niveau de la phrase ; un mot n’est poétique que pour autant qu’il constitue l’esquisse ou le côté d’une chose, la phrase-objet, de même qu’une façade n’existe qu’en tant que façade d’une maison — sinon, ce n’est qu’un ensemble de pierres. Toute la question, à présent, est de savoir en quoi consiste cette unité, c’est-à-dire ce qui fait qu’un ensemble de mots forment une phrase poétique. Puisque le mot n’est plus utilisé comme un outil conventionnel de référence, mais comme un miroir, il va de soi que cette unité ne saurait consister en une unité de signification (ou, au moins, de signification conventionnelle) : “les mots-choses se groupent par associations magiques de convenance et de disconvenance, comme les couleurs et les sons, ils s’attirent, ils se repoussent, il se brûlent et leur association compose la véritable unité poétique qui est la phrase-objet” (Sartre, 1948: 22). Ainsi, dans les vers de Mallarmé cités par Sartre — “Fuir, là-bas fuir, je sens que les oiseaux sont ivres… Mais ô mon cœur entends le chant des matelots” (Sartre, 1948: 23) —, le ““mais”, qui se dresse comme un monolithe à l’orée de la phrase, ne relie pas le dernier vers au précédent. Il le colore d’une certaine nuance réservée, d’un “quant à soi” qui le pénètre tout entier” (Sartre, 1948: 23). Autrement dit, “l’ensemble des mots choisis fonctionne comme image de la nuance […] restrictive et, inversement, [la restriction] est l’image de l’ensemble verbal qu’elle délimite” (Sartre, 1948: 23). De ce point de vue, la restriction n’est crée que par l’association des mots-choses, dont l’effort conjugué, et lui seulement, la produit. Lire les vers de Mallarmé, c’est donc voir une restriction faite chose via le corps verbal, qui ne renvoie ou ne se réfère à rien en particulier mais est, tout comme “l’angoisse du Tintoret était devenue ciel jaune” (Sartre, 1948: 24). Et c’est précisément pourquoi, dans une telle expérience, le texte ou le tableau acquiert l’opacité des choses, c’est-à-dire une infinité de relations possibles : cette déchirure jaune du ciel au-dessus du Golgotha, le Tintoret ne l’a pas choisie pour signifier l’angoisse, ni non plus la provoquer ; elle est angoisse, et ciel jaune en même temps. Non pas ciel d’angoisse, ni ciel angoissé ; c’est une angoisse faite chose, une angoisse qui a tourné en déchirure jaune du ciel et qui, du coup, est submergée, empâtée par les qualités propres des choses, par leur extension, leur permanence aveugle, leur extériorité et cette infinité de relations qu’elles entretiennent avec les autres choses (Sartre, 1948: 15-16). On peut à présent déterminer exactement le rapport que la théorie de la forme ou totalité de Eco entretient avec la description sartrienne de la littérature poétique. 158 Aurélien Djian D’une part, il s’agit d’une relation de fondation et de clarification conceptuelles. La forme ou totalité qui caractérise le phénomène esthétique, tel que le conçoit Eco, s’explique par le fait que, dans l’attitude esthétique, l’écrivain crée un objet qui fonctionne comme un miroir du monde et de soi- même, tenant ensemble dans l’unité poétique d’une “phrase-objet” des “mots-choses” groupés par “association magique”, et dont l’effort conjugué produit l’objet en question, de telle manière que chaque élément est indissociable des autres, et ne produit l’effet escompté que via la “convenance” ou “disconvenance” (Sartre, 1948: 22) que chacun entretient avec les autres (et réciproquement). Ainsi, dans un poème, ce que représente un mot-chose n’est déterminable que dans le cadre du poème-chose, dont il n’est pour ainsi dire qu’un côté ou qu’une esquisse (conformément à l’analogie avec la perception externe). Et c’est précisément cela qui explique la thèse de Eco formulée plus haut : lorsqu’il s’agit d’un stimulus esthétique, le bénéficiaire ne peut isoler un signe pour le relier de manière univoque à sa signification traditionnelle : il doit saisir le denotatum dans son ensemble. Chaque signe se présentant comme lié à un autre et recevant des autres sa physionomie complète, ne fournit plus qu’une indication vague (Eco, 1965: 56). Si c’est le cas, c’est non pas parce que, dans une attitude pratique, on pourrait “diviser les composants de l’expression pour identifier chacune des réalités signifiées” (Eco, 1965: 56), tandis que ce ne serait pas possible dans une attitude poétique. Car, en réalité, cela vaut tout aussi bien dans un contexte pratique. Mais c’est parce que, d’abord, le mot, devenu chose dans l’attitude “poétique”, n’a plus de signification traditionnelle, mais une signification naturelle — c’est d’ailleurs pourquoi on ne peut pas strictement parler d’“ambiguïté” : ce n’est pas, en effet, que la signification (ou référence) de la phrase ne peut pas être (en fait ou en principe) déterminée, mais qu’elle ne réfère plus à rien, c’est un miroir. Ensuite, parce que le mot-chose est un élément de “la véritable unité poétique”, à savoir “la phrase-objet” (Sartre, 1948: 22), dont il n’est qu’une esquisse ou un côté — comme la façade d’une maison n’existe que comme côté de la maison, et pas autrement. Cette thèse est d’ailleurs confirmée par Eco dès les premières phrases de la seconde étude : “lorsqu’on récite un vers ou un poème, les mots prononcés […] fournissent comme une image réduite de l’univers entier. Tel est en tout cas le sens que nous croyons pouvoir donner à la théorie (souvent équivoque par ailleurs) proposée par Croce, de l’expression artistique comme totalité” (Eco, 1965: 44). On retrouve dans cette caractérisation à la fois le concept sartrien d’image, et l’idée d’un ensemble unifié de choses (ou de mots-choses) centré sur lui-même, ou autonome (vs. le caractère instrumental des signes). La métaphore ne doit cependant pas masquer la particularité de l’activité poétique : les éléments du “monde” y sont en effet groupés par des associations de convenance et de disconvenance librement choisies par le poète. De ce point de vue, le monde est découvert, le poème est, d’abord et avant tout — et même si la création échappe au créateur — crée. Mais, d’autre part, si le concept de totalité ou de forme de Eco peut en effet être clarifié et fondé en faisant appel à la théorie sartrienne, l’opération implique en retour de modifier radicalement cette dernière en l’étendant du domaine de l’attitude poétique à celui de l’attitude esthétique. L’attitude poétique est en effet circonscrite, chez Sartre, à l’écriture (et à la lecture) de poèmes, tandis que l’attitude esthétique peut concerner n’importe quelle œuvre littéraire, pour autant que la lecture est comprise comme une perception dirigée attentivement sur l’unité des dimensions référentielles, émotionnelles et matérielles du texte. Or, cela implique un remaniement de la théorie sartrienne. En effet, si, dans l’attitude esthétique, la fonction esthétique (au sens de Jakobson) a pris le pas sur celle L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 159 référentielle, celle-ci subsiste malgré tout, et la signification ne se réduit pas à une signification naturelle : Racine, dans son vers sur la généalogie de Phèdre cité plus haut, souhaite suggérer à son lecteur un certain champ bien déterminé de références (ainsi que la halo émotionnel qui lui est associé). Seulement, en liant indissociablement la référence à un travail sur le corps verbal, qui exige également du lecteur d’être considéré comme une chose parmi les choses, il présente dans le même temps au monde et au lecteur un miroir, ou une image, qui laisse la voie ouverte au dévoilement par le lecteur d’une infinité de relations, c’est-à-dire rend pertinente l’explicitation de l’horizon de ma vie, et du monde, face au texte. Or, c’est précisément cela, c’est-à-dire l’opacité du texte-chose, corrélative de la lecture comme perception esthétique, qui multiplie à l’infini les réactions esthétiques possibles, et constitue (si l’on veut) l’“ambiguïté” propre à l’ouverture esthétique de l’œuvre. Cette “ambiguïté”, en effet, ne saurait être celle de la signification conventionnelle — puisqu’une œuvre littéraire peut être ouverte, mais univoque de ce point de vue —, mais de la signification naturelle, puisque le mot, fait chose, a toutes les acceptions qu’il peut avoir, puisque l’écrivain ne choisit pas entre elles, et qu’il se contente de le considérer comme un miroir. Ainsi, si la référence était exclue au profit de la signification naturelle, l’attitude serait poétique, et non pas esthétique ; si la référence était seule dominante, l’attitude serait prosaïque, et non pas esthétique ; c’est, non pas l’unification — puisque, constituant deux attitudes différentes, la lecture prosaïque et poétique sont régies par des règles de manifestation du phénomène essentiellement distinctes et incompatibles —, mais la superposition de ces deux attitudes, leur travail en commun, que la liaison de toutes les dimensions de l’œuvre par l’auteur a pour but de déclencher, qui manifeste l’œuvre dans sa dimension esthétique. Et cela n’est possible que parce que l’horizon référentiel et émotionnel que suggère l’auteur via les mots qu’il utilise est couplé à un travail sur le corps du texte, pour le rendre visible, et susciter chez le lecteur une perception dont l’horizon, cette fois, n’est pas délimité, mais constitue au contraire celui de ma vie et du monde tout entier, précisément celui dans lequel je pourrais introduire une infinité de relations possibles. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire, telle que Eco la décrit dans la seconde étude de OE, et telle qu’on peut essayer de la clarifier via la théorie sartrienne de la littérature, est donc le corrélat de la superposition des attitudes, patiemment distinguées par Sartre dans QL, de la poésie et de la prose — le texte étant à la fois une chose perçue, vers laquelle l’auteur veut que le lecteur dirige son attention, permettant ainsi la multiplication à l’infini des réactions esthétiques via l’explicitation de l’horizon de ma vie et du monde (opacité perceptive), et un texte imaginaire, dont la référence et le halo émotionnel sont strictement suggérés par l’écrivain (pauvreté imaginaire). Conclusion Il est temps à présent de résumer les acquis de cette longue analyse, et d’en évaluer les implications. Le propos de cet article était d’aborder de biais la thèse de l’ouverture fondamentale des œuvres littéraires, formulée dans la seconde partie de OE, c’est-à-dire de faire un long détour par Sartre, suggéré par Eco lui-même dans la première partie de son livre, dans le but de trouver dans l’ontologie phénoménologique du premier, et dans sa description des attitudes, les outils conceptuels capables de clarifier la position du second, fragilisée par l’emploi équivoque du concept d’ambiguïté. Ce qui, après tout, n’est pas si étonnant, s’il est vrai que Eco indique lui-même vouloir proposer dans OE une “description”, ou “phénoménologie”, “des poétiques de l’œuvre ouverte” (Eco, 1965: 10 et 12). Pour ce faire, nous avons non seulement pris au sérieux la suggestion de Eco, mais nous l’avons également 160 Aurélien Djian suivi dans toutes les directions qu’elle esquisse, utilisant comme point de départ et fil directeur de notre lecture les concepts fondamentaux de la théorie sartrienne de la littérature, tels qu’ils sont indiqués par Eco lui-même dans OE : le rapport d’équivalence entre perception et lecture, et le concept d’horizon, supposé rendre compte de l’ambiguïté et de la perception externe d’une chose physique, et de la lecture d’œuvres littéraires. Aux termes de ce détour, plusieurs thèses ont ainsi pu être soulevées et justifiées, et le réseau des concepts fondamentaux, à la fois enrichi et substantiellement réinterprété. — La théorie du phénomène de EN, qui constitue la direction de recherche indiquée par Eco lui- même dans le passage qu’il consacre à Sartre dans OE, s'est avérée incompatible avec la thèse de l’ouverture-ambiguïté. L’équivalence entre perception externe et lecture y est en effet fondée du point de vue du phénomène, c’est-à-dire comme série infinie d’apparitions finies, inépuisable en vertu de la corrélation du phénomène avec un sujet se modifiant de façon incessante, et non de celle de l’ambiguïté (au sens de Merleau-Ponty), qui caractérise l’impossibilité de principe pour la conscience d’identifier une chose et le monde dans leur être et être-tel — une idée que la théorie du phénomène en réalité exclut. Inépuisable, l’œuvre littéraire l’est donc ni plus, ni moins, que la chose, non parce qu’elles sont ambiguës, mais parce que, considérées comme phénomènes, elles sont corrélatives à un sujet en constant changement temporel. De ce point de vue, l’horizon ne constitue pas la condition commune d’ambiguïté du phénomène, mais celle d’unification et d’identification de celui-ci via la transcendance du pour-soi. En revanche, la théorie du phénomène est a priori compatible avec la thèse de l’inépuisabilité esthétique, quoique insuffisante pour la fonder, puisque c’est en tant que phénomène littéraire que celle-là est justifiée dans EN, et non comme phénomène littéraire. Et c’est précisément cette insuffisance qui nous a conduit à suivre une seconde direction de recherche, menant aux deux thèses de l’inépuisabilité littéraire (poétique et prosaïque) dans QL, enracinées dans une description phénoménologique des attitudes. L’inépuisabilité n’est plus alors relative, de manière générale, à la modification du sujet (le phénomène littéraire), mais, de façon spécifique, à l’opacité de la chose perçue, pour autant que, se détachant sur le fond d’un monde, elle autorise le dévoilement d’une infinité de relations possibles (le phénomène littéraire) — La théorie de la littérature prosaïque de QL est compatible avec la thèse de l’inépuisabilité esthétique ; elle est suffisamment spécifique puisqu’elle s’intéresse au mode de néantisation de l’être comme phénomène prosaïque ; mais, dans les faits, elle ne conduit pas à l’idée d’une inépuisabilité de l’œuvre littéraire. Au contraire, la description de ce mode de néantisation permet de montrer que, celui- ci étant en réalité une spécification du mode d’être imaginaire, il en résulte seulement une apparence d’inépuisabilité, fondée sur le phénomène d’observation feinte. Ainsi, l’opacité du “monde” imaginaire décrit dans une œuvre prosaïque est feinte, dans la mesure où chaque “chose” n’y entretient avec les autres qu’un nombre a priori défini de relations — celles précisément qu’a imaginées l’auteur. De ce point de vue, le réseau conceptuel sartrien, tel qu’il était suggéré par Eco, s’en trouve drastiquement modifié : la lecture prosaïque n’est pas perceptive, mais imaginative ; l’explicitation de son type spécifique d’horizon implique le phénomène d’observation feinte, c’est-à-dire qu’il est en réalité inventé au fur et à mesure de l’invention de l’auteur. — La théorie de la littérature poétique, en revanche, est tout à fait à même de fournir une partie de la fondation de la position de Eco, tout en manifestant, par effet de contraste, l’originalité de cette dernière. En mobilisant la description sartrienne de l’attitude poétique, on peut en effet clarifier le concept qui est au cœur de la thèse de Eco, à savoir celui de totalité ou de forme, mais qui est fragilisé par son emploi équivoque de la notion d’“ambiguïté”. Si la liaison des aspects référentiels, émotionnels à la dimension matérielle du texte est seule à rendre possible, à la fois la constitution d’une totalité, et L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 161 la multiplication à l’infini des réactions esthétiques, c’est parce que, en travaillant sur le corps de son texte, l’auteur pousse le lecteur à changer d’attitude, c’est-à-dire à privilégier sa fonction poétique sur celle référentielle, à le considérer comme centré sur lui-même — bref, à le voir comme une chose. Or, dans cette attitude, comme l’a très bien décrit Sartre, la signification est naturalisée, et les relations que chaque mot entretient avec les autres obéit à une convenance et disconvenance naturelle ou magique, qui n’a plus rien à voir des rapports pratiques de signification conventionnelle. C’est cela qui caractérise la forme du texte, où chaque mot n’obtient sa signification poétique que considéré comme un aspect de “l’unité poétique véritable” — comme, dans la perception, un mur n’est tel que comme esquisse d’une maison. Mais c’est aussi cela qui explique l’inépuisabilité du phénomène esthétique : une fois l’attitude poétique prise, et la lecture perceptive initiée, la chose est considérée sur fond d’un monde avec lequel elle entretient toutes les relations possibles, et elle engage désormais l’horizon de ma vie (et du monde) tout entier. L’originalité de la position de Eco, quant à elle, consiste à affirmer qu’il ne s’agit là que d’un aspect, certes essentiel, de l’attitude esthétique : en effet, il ne s’agit pas pour lui de définir l’attitude poétique, qui ne concerne que la manifestation des œuvres poétiques, mais l’attitude esthétique, que n’importe quel texte littéraire, considéré d’une façon appropriée, peut initier. Et celle-ci implique de jongler constamment entre les dimensions référentielles et émotionnelles, qui concernent la lecture prosaïque (avec son horizon d’observation feinte), et l’aspect matériel, qui enclenche, de concert avec les autres, l’expérience esthétique, et qui intéresse la lecture poétique (avec son horizon perceptif opaque). Autrement dit, l’attitude esthétique de Eco peut être clarifiée conceptuellement via Sartre comme la superposition des attitudes poétique et prosaïque. On pourrait évidemment s’interroger sur la pertinence d’une telle position, mais une telle question dépasse le cadre de cet article : il nous suffit, pour l’instant, d’avoir mis à jour à la fois ses influences, et son originalité. Car, à travers cette opération, c’est évidemment le rôle de la théorie phénoménologique de Sartre dans la philosophie contemporaine de la littérature que l’on peut commencer à esquisser — après tout, Eco insiste lui-même sur son lien avec le Sartre de EN —, et son actualité qui est reconnue. Tout lecteur des textes phénoménologiques de Sartre peut en effet se demander ce qu’il pourrait bien faire d’une philosophie phénoménologique, s’appuyant sur une descriptions des attitudes, dans le cadre d’une enquête sur le phénomène littéraire. La réponse nous apparaît évidente désormais : en revenant aux attitudes dans lesquelles certains phénomènes se manifestent comme tels, il s’agit rien de moins que de clarifier et de fonder conceptuellement un ensemble d’analyses qui, comme Eco le dit de la théorie de Croce (et comme on pourrait peut-être le dire de Eco), sont “souvent équivoques par ailleurs” (Eco, 1965: 44), c’est-à-dire dont le fondement n’est précisément pas suffisamment assuré. D’ailleurs, pour s’en convaincre, il suffit de citer quelques passages de théoriciens de la littérature analysés par Eco lui-même dans OE. Ainsi, Croce : “en elle [la représentation donnée par l’art], chaque chose palpite de la vie du tout et le tout est dans la vie de chaque chose ; la simple représentation artistique est à la fois elle-même et l’univers, l’univers dans une forme individuelle et une forme individuelle dans l’univers” (Eco, 1965: 45). Dewey : si, “dans l’expérience ordinaire”, ““autour de chaque objet explicite et focal, il y a une récession dans l’implicite qu’on ne peut saisir par l’intellect. C’est ce qu’on appelle dans la réflexion : l’indistinct, le vague” […], le propre de l’artserait précisément d’évoquer et d’accentuer “cette faculté d’être un tout, d’appartenir à un tout plus grand qui inclut toute chose et qui n’est autre que l’univers dans lequel nous vivons”” (Eco, 1965: 45). Pareyson : ““l’œuvre d’art (…) est une forme, c’est-à-dire un mouvement arrivé à sa conclusion : en quelque sorte, un infini inclus dans le fini […]. L’œuvre a, de ce fait, une infinité d’aspects qui ne sont pas des ‘fragments’ ou des ‘parties’ mais dont chacun la 162 Aurélien Djian contient tout entière et la révèle dans une perspective déterminée”” (Eco, 1965: 36). Ou, encore, Barthes : ““écrire, c’est ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle l’écrivain, par un dernier suspense, s’abstient de répondre. La réponse c’est chacun de nous qui la donne, y apportant son histoire, son langage, sa liberté ; mais comme histoire, langage et liberté changent infiniment, la réponse du monde à l’écrivain est infinie”” (Eco, 1965: 38). On sent bien, dans tous ces passages, que bien des choses sont affirmées, mais que très peu sont à proprement parler fondées et clarifiées : qu’est-ce que cette “récession dans l’implicite”, et quel rapport entretient-elle avec ce que Dewey appelle “l’intellect” ? Comment préciser conceptuellement les métaphores et tournures crocienne (“palpiter de la vie du tout”, “l’univers dans une forme individuelle et une forme individuelle dans l’univers”) ? Quel est ce “sens du monde” que l’écrivain a spécifiquement pour but d’ébranler selon Barthes, et pourquoi l’histoire, le langage, la liberté seraient- ils, en principe, infiniment changeant, entraînant l’inépuisabilité du sens ? Qu’est-ce qu’être “en quelque sorte” un infini dans le fini, comme le suggère Pareyson ? Mais l’on voit bien également que l’on pourrait trouver chez Sartre, dans le cadre ontologico- phénoménologique qui est le sien, dans sa description des attitudes, dans son usage de l’horizon, les moyens de le faire. Toutes ces thèses, en un certain sens, et à condition de les corriger en conséquence, pourraient être justiciables de la théorie du phénomène de EN, ou de la description des attitudes, poétique et prosaïque, et de leur horizon respectif, dans QL. La théorie sartrienne de la littérature a, de ce point de vue, un double avantage : d’une part, dans la mesure où elle ne constitue que le développement, dans l’une de ses multiples dimensions, d’une philosophie ambitionnant d’embrasser, quoique d’un point de vue très particuliers, l’ensemble des objets susceptibles d’intérêt, elle est philosophiquement fondée, et possède une conceptualité riche et cohérente ; d’autre part, si Sartre a pu développer une phénoménologie husserlienne de l’imagination en la déduisant — puisqu’il n’avait pas accès aux manuscrits que Husserl consacre à ce sujet — des principes généraux formulés dans les Ideen I, la théorie sartrienne de la littérature est prête à l’emploi. Toute la question, maintenant que l’on sait pourquoi et comment l’utiliser, est de savoir si, oui ou non, l’on veut le faire. Enfin, la diversité des thèses sur l’inépuisabilité (ou, au contraire, sur l’épuisabilité) que nous avons observée dans cet article, pourtant limité à Eco et Sartre, suggère que, quoique des formules comme “l’œuvre littérature est susceptible d’une multiplicité d’interprétations ou de lectures” soient monnaie courante dans la théorie littéraire contemporaine, et en constituent souvent le cœur, il n’est pas certain qu’elles aient toutes la même signification, et la même portée, dans les différentes doctrines qui la soutiennent. Au contraire, cette diversité invite à se poser, encore et toujours, la même question : qu’entend-t-on exactement lorsqu’on parle de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire ? Parle-t-on de l’ambiguïté de sa signification ou de son message, comme l’indique Eco dans la préface à OE ? D’une caractéristique propre à tout phénomène en tant que relatif-absolu, corrélatif d’un sujet temporellement changeant ? De l’opacité du texte poétique spécifiquement ? De la forme ou totalité qui revient à l’œuvre considérée, non pas en général, mais comme phénomène esthétique, et par conséquent expérimentable exclusivement dans l’attitude esthétique ? Ou de tout autre chose ? Faire le point sur cette proposition centrale du débat contemporain implique de cartographier les positions théoriques à ce sujet — un projet auquel cet article avait pour but de proposer une première, et modeste, contribution. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 163 Bibliographie Djian, A. (2021). Husserl et le problème de l’horizon. Une contribution à l’histoire de la phénoménologie. Lille: Presses Universitaires du Septentrion. Eco, U. (1965). L’œuvre ouverte. Paris: Points. Husserl, E. (2008). Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie. Paris: Vrin. Husserl, E. (1998). Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance. Cours (1906-1907). Paris: Vrin. Sartre, J-P. (1948). Qu’est-ce que la littérature ? Paris: Gallimard. Sartre, J-P. (1943). L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique. Paris: Gallimard. Sartre, J-P. (1940). L’imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination. Paris: Gallimard. a obtenu son titre de docteur en philosophie de l’Université de Lille (France) en 2017. Il a récemment publié un livre traitant du concept d’horizon dans la phénoménologie de Husserl, “Husserl et le problème de l’horizon. Une contribution à l’histoire de la phénoménologie”. Il consacre à présent son activité de recherche à l’histoire contemporaine de la philosophie de la littérature, et en particulier à la relation que les philosophies d’inspiration husserlienne entretiennent avec la littérature. received his PhD from the University of Lille (France) in 2017. He recently published a book dealing with the concept of horizon in Husserl’s phenomenology, Husserl et le problème de l’horizon. Une contribution à l’histoire de la phénoménologie. His current research is devoted to the contemporary philosophy of literature, especially to the relationship between Husserl-inspired philosophies and literature. http://www.deepdyve.com/assets/images/DeepDyve-Logo-lg.png Phainomenon de Gruyter

L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire: Réflexion autour de L’œuvre ouverte de Umberto Eco

Phainomenon , Volume 32 (1): 45 – Dec 1, 2021

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de Gruyter
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© 2021 Aurélien Djian, published by Sciendo
eISSN
2183-0142
DOI
10.2478/phainomenon-2021-0016
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Abstract

This paper focuses on the main claim of Umberto Eco’s Open Work, according to which any work of art is an inherently ambiguous message, i.e. is inexhaustible, or in principle likely to be the object of an infinite number of interpretations. It does so, first, by restricting itself to the specific topic of the literary work of art, and, secondly, by making a detour, that Eco himself suggests, though he does not really explore it, via Sartre’s ontological phenomenology. This detour will eventually lead the reader from Being and Nothingness to What is Literature?; from Sartre’s “theory of the phenomenon” to his description of the poetic and prosaic attitude; and from a theory of literature qua ambiguity- inexhaustibility to that of openness qua esthetic phenomenon. Finally, it is the capacity of Sartre’s phenomenology to ultimately clarify, or provide a foundation to, Eco’s own theory, as well as the latter’s originality with regard to the former, that will be studied and accounted for. Keywords: Eco, Sartre, phenomenology, literature, interpretation Résumé Cet article s’intéresse à la thèse principale de L’œuvre ouverte de Eco, selon laquelle l’œuvre d’art constitue un message fondamentalement ambigu, c’est-à-dire inépuisable, ou en principe susceptible d’une infinité d’interprétations possibles. L’angle sous lequel cette thèse est examinée est inédit, d’abord parce qu’on se limitera au cas particulier des œuvres d’art littéraires, ensuite par qu’elle sera étudiée de biais, i.e. en faisant un détour, que Eco lui-même suggère, mais qu’il n’explore pas véritablement, via l’ontologie phénoménologique de Sartre. Un détour qui finira par conduire le lecteur de L’Être et le Néant à Qu est-ce que la littérature ?, de la “théorie du phénomène” à la description ISSN: 0874-9493 (print) / ISSN-e: 2183-0142 (online) DOI: 10.2478/phainomenon-2021-0016 120 Aurélien Djian des attitudes poétique et prosaïque, et de la théorie de l’inépuisabilité-ambiguïté à celle de l’ouverture comme phénomène esthétique. Finalement, c’est la capacité de la phénoménologie sartrienne à clarifier ultimement, ou à fournir une fondation à, la théorie de Eco, ainsi que l’originalité de celle-ci vis-à-vis de celle-là, qui seront à la fois examinées et justifiées. Mots-clefs: Eco, Sartre, phénoménologie, littérature, interprétation Introduction Si le phénomène doit se révéler transcendant, il faut que le sujet lui-même transcende l’apparition vers la série totale dont elle est un membre. Il faut qu’il saisisse le rouge à travers son impression de rouge […]. Mais si la transcendance de l’objet se fonde sur la nécessité pour l’apparition de se faire toujours transcender, il en résulte qu’un objet pose par principe la série de ses apparitions comme infinies […]. Ainsi l’apparition qui est finie s’indique elle-même dans sa finitude, mais exige en même temps, pour être saisie comme apparition-de-ce-qui-apparaît, d’être dépassée vers l’infini […]. Le génie de Proust, même réduit aux œuvres produites, n’en équivaut pas moins à l’infinité des points de vue possibles qu’on pourra prendre sur cette œuvre et qu’on nommera “l’inépuisabilité” de l’œuvre proustienne (Sartre, 1943: 13-14) Et surtout, il y a toujours beaucoup plus, dans chaque phrase, dans chaque vers […]. Le mot, la phrase- chose, inépuisables comme des choses, débordent de partout le sentiment qui les a suscités (Sartre, 1948: 24). Ainsi, pour le lecteur, tout est à faire et tout est déjà fait ; l’œuvre n’existe qu’au niveau exact de ses capacités ; pendant qu’il lit et qu’il crée, il sait qu’il pourrait toujours aller plus loin dans s lecture, créer plus profondément ; et, par là, l’œuvre lui paraît inépuisable et opaque comme les choses (Sartre, 1948: 52). Dans sa préface à L’œuvre ouverte (dans ce qui suit : OE), Eco souligne que les études composant son livre ont toutes pour objet “une notion sur laquelle la plupart des esthétiques contemporaines s’accordent : l’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant” (Eco, 1965: 9). Du point de vue de ces esthétiques, une œuvre d’art ne se caractérise donc pas simplement par le fait d’être ambiguë : elle l’est fondamentalement, ce qui implique que chaque message artistique n’autorise pas seulement de fait une multiplicité définie d’interprétations, mais en principe une pluralité infinie. Idée que, en reprenant cette fois la terminologie de Eco, et en se limitant à l’œuvre littéraire qui seule va nous intéresser ici, on pourrait être tenté de reformuler de la façon suivante : toute œuvre littéraire est fondamentalement ouverte, c’est-à-dire constitue “une réserve inépuisable de significations” (Eco, 1965: 23), de telle manière que chacune d’elles “comporte, au-delà d’une apparence définie, une infinité de ‘lectures’ possibles” (Eco, 1965: 43). Ainsi, la caractéristique de l’époque contemporaine n’est pas de produire des livres qui se trouvent être, pour des raisons en réalité structurelles, ambigus (ou ouverts, ou inépuisables), mais de considérer cette ambiguïté comme “une fin explicite de l’œuvre, une valeur à réaliser de préférence à toute autre” (Eco, 1965: 9). Autrement dit, la différence entre La Jalousie de Robbe-Grillet, ou Finnegans Wake de Joyce, et Les trois mousquetaires de Dumas, ou n’importe quel roman de gare, ne réside pas dans le fait de proposer un message fondamentalement ambigu — puisqu’ils sont tous Nous revenons dans la première partie de cet article sur le concept de “message”. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 121 fondamentalement ambigus de ce point de vue, et autorisent une multiplicité infinie d’interprétations —, mais d’avoir l’intention de l’être. Cependant, quoiqu’il en soit pour l’instant de l’accord supposé de la plupart des esthétiques contemporaines sur l’idée d’une ouverture, ou inépuisabilité, fondamentale de l’œuvre d’art en général, et de l’œuvre littéraire en particulier — des textes d’auteurs aussi différents que Barthes, Tindall, Pareyson, Croce ou Dewey sont mobilisés par Eco en vue d’illustrer leur proximité théorique à ce sujet —, il est frappant que cette thèse prenne au fil du texte une signification elle-même équivoque. Ainsi, à la lecture, il n’apparaît plus évident d’identifier les formules, semble-t-il équivalentes, proposées plus haut : “l’œuvre littéraire est un message fondamentalement ambigu”, “l’œuvre littéraire est fondamentalement ouverte”, “l’œuvre littéraire est en principe susceptible d’une pluralité infinie d’interprétations ou de lectures”. En effet, comme l’indique Eco dans sa préface, la seconde étude de OE a pour but de démontrer que l’ambiguïté fondamentale du message constitue une “condition […] propre à toute œuvre d’art” (Eco, 1965: 9). Or, celle-ci s’achève avec une comparaison d’un tercet tiré du Paradis de Dante et d’un passage de Finnegans Wake de Joyce, dont l'interprétation est supposée valoir pour l’ensemble des deux œuvres, et dont Eco tire une conclusion assez déconcertante : si l’un et l’autre des textes cités constitue une “forme organique” dans laquelle “un ensemble de valeurs intellectuelles et émotionnelles se mêlent à des valeurs matérielles”, de telle manière que “l’une et l’autre de ces formes, considérée sous son aspect esthétique, se révèle ‘ouverte’ à une jouissance toujours renouvelée et toujours plus profonde” (Eco, 1965: 61), une telle “dégustation” (Eco, 1965: 43) prend à chaque fois une tournure bien différente : “dans le cas de Dante, on goûte d’une manière toujours nouvelle la communication d’un message univoque. Dans le cas de Joyce, en revanche, l’auteur entend faire goûter de manière toujours différente un message qui, en lui-même (et grâce à la forme qui le réalise), est plurivoque” (Eco, 1965: 61-62). Ainsi, quelle que soit la signification précise de cette dernière thèse, une chose est certaine : si la plupart des esthétiques contemporaines s’accordent sur l’idée que toute œuvre littéraire est un message fondamentalement ambigu, la position soutenue par Eco dans cette deuxième étude, contrairement à ce qu’il affirmait dans la préface, est tout à fait différente. L’ouverture, ou inépuisabilité, de l’œuvre littéraire, ne réside fondamentalement pas dans l’ambiguïté de son message, puisqu’une œuvre, quoique fondamentalement ouverte, peut proposer un message tout à fait univoque. Et cette thèse modifie du même coup radicalement l’appréciation qu’il faut avoir de la spécificité des œuvres littéraires contemporaines : celles-ci ne se réduisent pas à rechercher explicitement une ambiguïté qui serait en réalité fondamentale à toute œuvre ; si le projet littéraire qui les sous-tend est réussi, elles sont ambiguës (ce que toute œuvre n’est pas), et visent intentionnellement à l’être (ce qu’elles sont seules à faire). Ainsi, si chaque œuvre littéraire est ouverte, toutes ne sont pas ambigües, et seules celles contemporaines (pour autant qu’elles sont réussies) le sont et cherchent à l’être explicitement. Il faut donc reposer la question : indépendamment du cas particulier des textes contemporains, que l’on mettra de côté ici, en quoi consiste la structure essentielle d’ouverture d’une œuvre littéraire ? Sur quelle base peut-on affirmer que toute œuvre est fondamentalement inépuisable ? Que veut-on dire, lorsqu’on pose que chacune d’entre elles est“ouverte à une série virtuellement infinie de lectures possibles” (Eco, 1965: 35), constitue une “source inépuisable d’expérience” (Eco, 1965: 44), permet une multiplicité en principe infinie d’interprétations possibles (Eco, 1965: 36-37, 43) ? Cette infinité de principe d’interprétations ou de lectures réside-t-elle nécessairement dans l’ambiguïté du message artistique ? Ou bien s’agit-il d’autre chose ? C’est ce thème de l’ouverture ou de l’inépuisabilité de 122 Aurélien Djian l’œuvre littéraire, qui traverse en réalité bien des esthétiques contemporaines par-delà leurs étiquettes respectives , et auquel Eco, parmi d’autres, a l’ambition de fournir un fondement théorique, que nous voudrions aborder ici à partir d’une lecture de L’œuvre ouverte. L’objet de cet article n’est pas d’aborder de front le cœur de la thèse de Eco, explicitée dans la deuxième étude, mais de le faire plutôt de biais : il s’agit de thématiser un aspect suggéré par Eco lui- même, sinon développé explicitement et dans le détail, de cette thèse, qui est resté jusqu’ici inexploré par les commentateurs, et qui pourtant la structure de façon fondamentale. Cet aspect réside dans le rapprochement conceptuel entre “l’ambiguïté” de l’acte de perception externe d’une chose physique et l’acte de lecture d’œuvres littéraires, sur la base du partage d’une même structure essentielle, celle de l’horizon. Et c’est ici que Sartre entre en scène. Car, aux yeux de Eco, parmi les “psychologues” et les “phénoménologues” qui ont insisté au XXème siècle sur l’idée d’“ambiguïtés perceptives”, il est le seul, dans le passage de L’Être et le Néant (dans ce qui suit : EN) cité en exergue, à avoir explicitement “not[é] […] l’équivalence entre cette situation perceptive où se constituent toutes nos connaissances, et notre rapport cognitif-interprétatif à l’œuvre d’art” (Eco, 1965: 40). Dans un premier temps, l’enjeu sera donc de savoir si, et dans quelle mesure, la théorie sartrienne de EN soutient et permet de clarifier la thèse de l’ouverture-ambiguïté de l’œuvre littéraire chez Eco. Mais ce ne sera là que le point de départ d’une plus longue enquête, qui nous mènera de EN à Qu’est- ce que la littérature ? (dans ce qui suit : QL), de la “théorie du phénomène” (Sartre, 1943: 13) à la description des attitudes poétique et prosaïque, et de la théorie de l’inépuisabilité-ambiguïté à celle de l’ouverture comme phénomène esthétique. Car si l’on développe la suggestion de Eco jusqu’au bout, non seulement il apparaît que la théorie du phénomène de EN ne saurait fonder une quelconque thèse de l’inépuisabilité-ambiguïté ; mais, en outre, que c'est dans la théorie de la littérature proposée par QL, qui mobilise en effet, quoique sur un mode tout à fait particulier, tout autant le rapport entre perception et lecture qu’une certaine compréhension de la structure d’horizon, qu’il faut chercher, d’une part, un fondement et une clarification implicites de l’idée de Eco selon laquelle il y a une ouverture fondamentale de l’œuvre littéraire qui ne réside pas dans l’ambiguïté de son message ; et, d’autre part, un modèle heuristique permettant de déterminer à la fois la spécificité et le caractère innovant du modèle de Eco. De ce point de vue, l’intérêt d’une approche de biais, qui prend au sérieux une suggestion de Eco qu’il ne développe pas particulièrement en l’explorant dans certaines des directions qu’elle esquisse pourtant, est à la fois historique et philosophique. Historique, puisque cet article se veut une contribution à l’étude de la postérité de la phénoménologie de Sartre dans l’histoire de la philosophie contemporaine, et à la démonstration pour ainsi dire par les faits de son actualité. Philosophique, car elle permet de fournir un fondement à une thèse que Eco lui-même ne justifie pas complètement (sauf à faire appel de façon contradictoire à la notion incertaine d’ambiguïté), tout en fixant sur un plan conceptuel, par-delà les ressemblances apparentes, la spécificité de certaines positions portant sur le phénomène de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire, qui est un thème autour duquel s’articulent bien des esthétiques contemporaines. Outre les auteurs cités plus haut, on inclura évidemment dans la liste l’ontologie phénoménologique de la littérature proposée par Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ?, que l’on discutera plus loin, ou les théories herméneutiques issues, plus ou moins directement, de Vérité et Méthode de Gadamer : celles de Jauss, Iser ou Ricoeur par exemple (la liste n’étant évidemment pas close). Toute la question est alors de savoir dans quelle mesure chaque théorie de l’inépuisabilité s’accorde, complète, ou exclut les autres —question que nous souhaitons soulever et commencer à traiter dans cet article. Nous revenons sur ce dernier point dans la conclusion. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 123 Ce travail sera donc divisé en quatre parties, suivies d’une conclusion. Dans la première partie, nous reviendrons sur le contexte d’un tel rapprochement entre lecture littéraire et perception externe, opéré à l’occasion d’une thèse d’histoire de la culture concernant la particularité des œuvres littéraires contemporaines. Nous verrons comment Sartre est enrôlé dans la stratégie argumentative de Eco, c’est-à-dire illustre implicitement l’idée d’“ambiguïtés perceptives” explicitement formulée par Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception, et fondée chez lui sur le caractère horizontal de la perception externe, tout en étant le seul parmi les phénoménologues cités (Husserl, Merleau-Ponty, Sartre) à avoir explicitement élargi, sur la base de son modèle du phénomène, cette condition d’ambiguïté aux œuvres d’art en général, et littéraires en particulier, à travers le cas de Proust. La deuxième partie sera consacrée à la théorie du phénomène, qui fonde la thèse de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire dans EN. On montrera que celle-ci exclut l’idée d’inépuisabilité- ambiguïté ; est compatible avec la thèse de la seconde étude de OE ; mais est insuffisante pour la fonder spécifiquement, puisque c’est en tant que phénomène que l’œuvre (comme n’importe quel objet transcendant) peut être considérée comme inépuisable, et non en tant que phénomène littéraire. Dans ce cadre, si la perception externe et la lecture s’équivalent, comme le suggère Eco, c’est non pas du point de vue de l’ambiguïté, mais de leur condition de phénomène ; l’horizon, pour sa part, constitue, non pas la dimension d’ambiguïté de l’une et l’autre, mais la structure commune d’unification ou d’identification assurant la transcendance du pour-soi vers n’importe quel objet transcendant. Si la deuxième partie a suivi la suggestion de Eco à la lettre, la troisième le fera dans l’esprit, en se lançant, par-delà la référence explicite à EN, à la recherche d’un modèle sartrien suffisant et spécifique capable d’expliquer sa théorie de l’inépuisabilité esthétique. Or, c’est dans QL, et sa théorie de la littérature, qu’on le cherchera, dans la mesure où sa description des attitudes poétique et prosaïque semble impliquer une thèse, à chaque fois spécifique au type de littérature en question, de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire — comme le suggèrent les deux dernières citations mises en exergue de cet article. Ici, le rapport perception-lecture, et l’horizon, seront à nouveau mobilisés, mais dans un nouveau cadre, celui d’une analyse des attitudes, ou modes de néantisation : on verra que l’écriture et la lecture poétiques sont à l’écriture et la lecture prosaïques ce que la perception externe est à l’imagination — le concept de lecture, en se spécifiant, se dédoublera donc en lecture perceptive et imaginative —, et que chacune implique un type d’horizon qui constitue la structure spécifique de la manifestation du phénomène comme littéraire prosaïque ou poétique — l’horizon perceptif opaque et l’horizon imaginatif feint. Dans la quatrième partie, on en viendra spécifiquement à la théorie de l’ouverture de la seconde étude de OE, et on montrera les avantages du long détour que nous avons fait via la théorie sartrienne du phénomène de EN et celle de la littérature de QL. Celle-là trouve en effet une partie de son fondement dans la description sartrienne des attitudes poétique et prosaïque (et de leur horizon), dans la mesure où celle-ci permet de clarifier conceptuellement la notion qui est au centre de l’idée d’ouverture de Eco, celle de totalité ou de forme. Mais la mise en perspective sartrienne permettra également d’apprécier l’originalité de la thèse de l’ouverture-inépuisabilité de Eco, qui vise à compléter le modèle sartrien en le transposant, par-delà l’opposition entre poésie et prose, sur le terrain de la lecture esthétique. Enfin, on tirera de l’ensemble de ces analyses quelques conclusions sur la postérité de la théorie sartrienne dans la philosophie contemporaine de la littérature, malgré son relatif oubli aujourd’hui, et sur sa manière très particulière, c’est-à-dire phénoménologique, de poser et d’aborder les problèmes 124 Aurélien Djian littéraires. On justifiera également l’idée d’une cartographie des thèses sur l’inépuisabilité littéraire, aux vues de la diversité de celles que nous allons rencontrer dans cet article — et en dépit de l’apparente convergence initiale suggérée par Eco entre lui et Sartre. 1. Ambiguïtés perceptives, ambiguïtés littéraires L’œuvre ouverte est un livre à plusieurs dimensions. Il s’agit d’abord pour Eco de proposer une “description”, ou “phénoménologie”, “des poétiques de l’œuvre ouverte” (Eco, 1965: 10 et 12). Le terme de “poétique” désigne ici à la fois “le programme opératoire que l’artiste chaque fois se propose ; l’œuvre à faire, telle que l’artiste, explicitement ou implicitement, la conçoit” (Eco, 1965: 10) ; mais également la projection d’un “type de consommation” ou d’“effets” produits sur le récepteur. C’est pourquoi l’on peut parler, à propos de l’œuvre littéraire, d’un message : un livre n’est pas un objet autonome, mais dépend fondamentalement, ou est impensable sans, une “intention de communication” que l’auteur a pour fin de faire connaître à un récepteur via son texte, c’est-à-dire via certains effets que ce texte, écrit d’une manière appropriée, a pour dessein de produire sur son lecteur. Autrement dit, toute œuvre artistique est un “projet sur un objet et sur ses effets” (Eco, 1965: 11) — que celui-ci soit explicite ou implicite, c’est-à-dire que l’auteur se soit exprimé sur son projet, ou non (Eco, 1965: 10- 11). De ce point de vue, l’ambiguïté du message, pour autant qu’elle est fondamentale, réside dans l’impossibilité de principe d’identifier, à la lecture du livre, le projet, ou l’intention, de l’auteur, telle qu’il la communique à travers celui-ci. Et elle se manifeste, du côté du lecteur, par ce type de question, auquel en principe une infinité de réponses interprétatives est possible : “et donc quoi ?”, “qu’a-t-il bien voulu dire par là ?”, “quel était son but, ou son intention, en écrivant ce livre ?”, “y-a-t-il un sens particulier à l’ensemble de ces scènes que l’auteur décrit qui me paraissent, à moi, purement juxtaposées ?”, etc. Ainsi, par exemple, l’œuvre de Kafka apparaît-elle comme le type même de l’œuvre “ouverte” : procès, château, attente, condamnation, maladie, métamorphose, torture ne doivent pas être pris dans leur signification littérale […]. Les interprétations existentialiste, théologique, clinique, psychanalytique des symboles kafkaïens n’épuisent chacune qu’une partie des possibilités de l’œuvre. Celle-ci demeure inépuisable et ouverte parce qu’ambiguë (Eco, 1965: 22). On appellera alors “poétiques de l’œuvre ouverte”, par opposition aux “poétique[s] de la nécessité” (Eco, 1965: 35), le “projet d’un message doté d’un large éventail de possibilités interprétatives” (Eco, 1965: 11). De ce point de vue, si chaque œuvre artistique est fondamentalement “ouverte à une série virtuellement infinie de lectures possibles” (Eco, 1965: 35), toutes ne peuvent pas être considérées comme relevant de poétiques de l’œuvre ouverte, pour autant que celles-ci impliquent nécessairement le projet ou l’intention de produire un message fondamentalement ambigu — que le projet soit réussi, c’est-à-dire débouche en effet sur une œuvre structurellement ambiguë, ou non. Les trois mousquetaires et Finnegans Wake sont toutes deux des œuvres ouvertes, mais tandis que la première suppose une poétique de la nécessité, la seconde implique une poétique de l’œuvre ouverte. Selon qu’on prend le point de vue de la préface, ou de la seconde étude, de OE, on pourra alors comprendre cette thèse de deux manières alternatives : — soit, une poétique de la nécessité, quoiqu’elle produise nécessairement une œuvre ambiguë, a le projet d’être univoque, la poétique de l’œuvre ouverte se distinguant par le fait d’avoir l’intention L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 125 de produire une telle ambiguïté. Dans ce cas, l’ouverture réside dans l’ambiguïté du message, et la différence entre les deux poétiques dans l’intention de créer une œuvre ambiguë, ou non ; — soit, une poétique de la nécessité, qui peut produire une œuvre ambiguë, mais a le projet qu’elle soit univoque, crée dans tous les cas une œuvre ouverte, tandis qu’une poétique de l’œuvre ouverte a l’intention de créer, non pas une œuvre ouverte, mais un livre dont le message est ambigu. Dans ce cas, l’ouverture n’implique pas l’ambiguïté, et la différence entre les deux poétiques est à la fois dans l’intention, et dans le fait de produire (si la poétique est réussie) une œuvre univoque ou ambiguë. Avec cette seconde lecture, l’opposition entre “poétique de la nécessité” et “poétique de l’œuvre ouverte” devient conceptuellement difficile à maintenir : car ce que la seconde vise, ce n’est pas de créer une œuvre ouverte (ce que toute œuvre est), mais une œuvre ambiguë (ce que toute œuvre n’est pas). Quoiqu’il en soit de ce dernier point, OE possède déjà au moins un double enjeu : d’une part, celui de caractériser la structure d’ouverture propre à toute œuvre d’art en général — qu’il s’agisse de l’ambiguïté du message, ou de tout autre chose ; d’autre part, celui de décrire spécifiquement les poétiques de l’œuvre ouverte. Cette description se réalise elle-même sur deux plans : un plan général, puisqu’il s’agit de cerner la spécificité des œuvres contemporaines comme telles — qu’on considère celles visant explicitement l’ouverture et/ou l’ambiguïté, ou de ce type bien particulier d’œuvres ouvertes qu’Eco appelle les “œuvres en mouvement” (Eco, 1965: 25) . Et un plan plus particulier, toute la deuxième partie du livre de Eco étant consacrée à l’évolution de la poétique de l’œuvre ouverte de Joyce. Cela dit, il ne s’agit là que d’une première dimension de OE. En plus de la perspective interne à l’histoire et l’analyse artistiques et littéraires, Eco adopte également à l’égard des œuvres un point de vue externe, celui de l’historien de la culture. Plus précisément, il s’agit pour lui de chercher “l’éclairage de l’histoire de la culture” dans le but “d’établir des rapports entre les programmes opératoires dont usent les artistes et ceux qui sont élaborés dans le cadre de la recherche scientifique” (Eco, 1965: 10). Ainsi, par exemple, l’apparition, à une certaine époque, d’un ensemble d’œuvres qui impliquent des projets ou poétiques possédant certains traits structuraux en commun, pourra être considérée comme une “métaphore épistémologique”, c’est-à-dire “révèle […] la manière dont la science ou, en tout cas, la culture contemporaine voient la réalité” (Eco, 1965: 28) à cette même époque. Or, c’est précisément au moment de considérer de quoi les poétiques contemporaines de l’œuvre ouverte sont des métaphores épistémologiques que Eco suggère le lien entre celles-ci et les recherches psychologiques et phénoménologiques portant sur les “ambiguïtés perceptives” : nous avons parlé plus haut de l’ambiguïté comme disposition morale et catégorie théorique. La psychologie et la phénoménologie désignent, elles, par ambiguïtés perceptives la possibilité que nous avons de nous placer en-deçà des conventions du savoir, pour saisir le monde dans sa fraicheur, avant toutes les stabilisations de l’accoutumance et de l’habitude (Eco, 1965: 31). Avant d’en venir au cas spécifique de Husserl, Sartre et Merleau-Ponty, qui seront considérés juste après ce passage, il faut souligner quelques traits, assez particuliers, de cette thèse. Le rapport entre les poétiques de l’œuvre en mouvement, qui “se caractérisent par une invitation à faire l’œuvre avec l’auteur”, et les poétiques de l’œuvre ouverte, est conçu par Eco dans les termes du genre vis-à-vis de l’espèce (Eco, 1965, 35). Nous laisserons de côté le cas des premières dans ce qui suit. 126 Aurélien Djian D’abord, s’il est vrai que l’on retrouve dans les poétiques de l’œuvre ouverte “l’écho plus ou moins précis de certaines tendances de la science contemporaine” (Eco, 1965: 29), elles n’entretiennent pas seulement des liens métaphoriques avec les analyses psychologiques et phénoménologiques de l’ambiguïté perceptive. Ainsi, Eco mentionne les travaux autour de “la notion de ‘champ’” ou de “discontinuité” en physique (Eco, 1965: 29-30), le rôle de “la notion philosophique de ‘possibilité’”, l’apparition de “logiques à plusieurs valeurs pour lesquelles l’indéterminé, par exemple, est une catégorie du savoir” (Eco, 1965: 30), ou l’influence de “l’univers spatio-temporel conçu par Einstein” (Eco, 1965: 31). Cependant, contrairement à ces dernières, qui semblent s’appliquer seulement aux poétiques de l’œuvre ouverte, les analyses psychologiques et phénoménologiques peuvent réciproquement être considérées comme des métaphores poétiques de ce que fait tout artiste, quel que soit son projet, à savoir proposer une œuvre fondamentalement ouverte. Autrement dit, on y retrouve l’écho plus ou moins précis de certaines tendances de l’art en général. Cette hypothèse est d’ailleurs explicitement suggérée par Eco : le lien qu’établit ce dernier est entre les ambiguïtés perceptives de la science contemporaine et “l’ambiguïté comme disposition morale et catégorie théorique” dont “nous avons parlé plus haut”, c’est-à-dire dans la préface. Préface dans laquelle l’ambiguïté du message est définie comme la condition de toute œuvre artistique. On peut donc considérer le fait que les ambiguïtés perceptives constituent un thème de la science contemporaine, à la fois comme une suggestion en vue d’expliquer l’émergence à la même période de projets artistiques visant l’ambiguïté — les poétiques de l’œuvre ouverte —, mais également comme un écho scientifique de l’ouverture artistique elle-même, pour autant que celle-ci implique l’ambiguïté. C’est d’ailleurs aussi comme cela que Eco le comprend, au moment d’indiquer que Sartre a explicitement noté “l’équivalence” entre le caractère ambigu de la perception externe et “notre rapport cognitif-interprétatif à l’œuvre d’art” (Eco, 1965: 40) en général, illustré à partir du cas de Proust. Ensuite, si les “ambiguïtés perceptives” désignent “la possibilité que nous avons de nous placer en-deçà des conventions du savoir, pour saisir le monde dans sa fraicheur, avant toutes les stabilisations de l’accoutumance et de l’habitude”, aucun des textes qui seront mentionnés pour illustrer cette thèse n’y fait référence. Cela ne signifie pas que, par ailleurs, ce “retour en-deçà” ne constitue pas un thème d’intérêt chez Husserl, Sartre et Merleau-Ponty. Mais, dans les textes qui sont cités par Eco, l’analyse de la structure de la perception externe n’est pas rapportée à cet enjeu théorique. Nous pouvons donc légitimement laisser cet enjeu de côté dans ce qui suit, et considérer ces textes comme suffisamment autonomes pour justifier, du point de vue de Eco, le lien entre ambiguïté artistique et ambiguïté perceptive. Ces précisions faites, on peut à présent entrer dans le vif du sujet : en quoi consiste exactement l’ambiguïté de la perception ? Si l’on jette un œil aux textes de Husserl, Sartre et Merleau-Ponty, supposés à la fois clarifier conceptuellement et illustrer cette thèse, plusieurs éléments sont frappant. Premièrement, lorsque l’on parle de “perception”, c’est de la perception externe qu’il est en réalité question. L’ensemble des exemples pris chez les différents auteurs mentionnés concerne en effet la perception transcendante d’une chose, et non pas la perception immanente d’un vécu (ou réflexion). Ainsi, quoique Husserl s’intéresse à une structure universelle de la conscience, l’horizon, celle-ci est illustrée à travers le cas de la “perception extérieure”, où par exemple “les côtés de l’objet qui sont ‘réellement perçus’ renvoient aux côtés qui ne le sont pas et ne sont qu’anticipés dans l’attente d’une façon non intuitive, comme aspects ‘à venir’ dans la perception” (Eco, 1965: 31). De même, quoique Sartre considère en réalité la structure du phénomène en général — “l’existant ne peut se réduire à une série finie de manifestations du fait que chacune d’elles est en rapport avec un sujet qui L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 127 ne cesse de se modifier” —, il (et Eco après lui) l’illustre via l’exemple de l’objet qui “présente diverses Abschattungen (ou profils)” (Eco, 1965: 31), c’est-à-dire la chose physique (une chose rouge, triangulaire, etc.). Enfin, chez Merleau-Ponty, c’est spécifiquement l’“inachèvement” de la synthèse perceptive de la “chose” et du “monde”, et par conséquent “l’ambiguïté” de la perception externe, qui fait problème, et qui permet de conclure que la conscience est “le lieu même de l’équivoque” (Eco, 1965: 31). Deuxièmement, chez ces trois auteurs, explicitement ou implicitement, et indifféremment du cadre théorique dans lequel elle est examinée, la nature de “l’ambiguïté” de la perception externe réside pour Eco dans son caractère horizontal. De ce point de vue, Husserl possède une place à part parmi les trois auteurs considérés, puisque Sartre comme Merleau-Ponty puisent ce concept chez ce dernier. Comme le souligne en effet Eco, “Husserl notait déjà que ‘chaque état de conscience possède un ‘horizon’” (Eco, 1965: 31). Ainsi, “on trouve de façon très claire chez Husserl la référence à l’objet comme forme achevée, identifiable en tant que telle, et cependant ‘ouverte’”. D’une part, en effet, quoique je ne le vois que d’un côté, je perçois bien un cube, identifié comme le même dans le cours de ma perception (et même de mes perceptions). Mais, dans le même temps, le cube — vu d’un côté — ne ‘dit’ rien sur la détermination concrète de ses côtés non visibles; néanmoins il est d’avance ‘saisi’ comme cube, puis en particulier comme coloré, rugueux, etc., chacune de ces déterminations laissant toujours d’autres particularités dans l’indétermination. Le ‘laisser dans l’indétermination’ des particularités […] est un moment contenu dans la conscience perceptive elle-même ; il est précisément ce qui constitue l’’horizon’ (Eco, 1965: 40). De ce point de vue, c’est par une série de déplacements conceptuels que l’on arrive à “retrouver” chez Husserl l’idée d’ambiguïté. La situation de la perception externe de la chose physique est d’abord formulée dans des termes husserliens, à savoir : toute perception externe implique une conscience de l’indéterminé, c’est-à-dire un horizon, de telle manière que toute chose est perçue avec ses indéterminations. Puis cette situation est reformulée dans les termes, non-husserliens, de l’“ouverture” (avec guillemets) de la chose. Enfin, c’est sur la base de l’identification, chez Eco, de l’ouverture avec l’idée d’ambiguïté que l’on peut conclure que Husserl est le premier phénoménologue à s’être intéressé (quoique de façon implicite) au thème des “ambiguïtés perceptives”. À son tour, ce lien entre horizon, ouverture et ambiguïté est implicitement filé dans l’analyse proposée par Eco de L’Être et le Néant : le “mode d’‘ouverture’ [qui] est à la base de tout acte de perception” réside dans le fait que “non seulement l’objet présente diverses Abschattungen (ou profils), mais, encore, il peut exister divers points de vue sur une même Abschattung” (Eco, 1965: 31). Ainsi, si tout phénomène est une manifestation finie d’une série en principe infinie, c’est, non pas tant en réalité parce qu’il y aurait une infinité de profils de la chose en question , mais parce qu’il y a une infinité de points de vue sur l’ensemble de ces profils, qui sont encore indéterminés, c’est-à-dire visés comme présents ou possibles — ce que Husserl appelle précisément un horizon. Enfin, le cas de Merleau-Ponty est plus simple, puisque le concept husserlien d’horizon y est explicitement employé : “L'existant, en effet, ne saurait se réduire à une série finie de manifestations, puisque chacune d’elles est un rapport à un sujet en perpétuel changement. Quand un objet ne se livrerait qu'à travers une seule ‘Abschattung’, le seul fait d'être sujet implique la possibilité de multiplier les points de vue sur cette ‘Abschattung’. Cela suffit pour multiplier à l'infini l’“Abschattung” considérée” (Sartre, 1943: 13). 128 Aurélien Djian “comment aucune chose peut-elle jamais se présenter à nous pour de bon, puisque la synthèse n’en est jamais achevée ? (…) Comment puis-je avoir l’expérience du monde comme d’un individu existant en acte, puisqu’aucune des vues perspectives que j’en prends ne l’épuise (et) que les horizons sont toujours ouverts” (Eco, 1965: 32). Maintenant, comme nous avons commencé à le voir avec le cas de Husserl, ce lien tissé entre horizon et ambiguïté perceptive à travers les trois passages cités ne se fait pas sans exercer sur eux une certaine violence interprétative, qui masque leurs profondes différences, et manifeste les traits essentiels de la stratégie argumentative de Eco. D’une part, chez Husserl puis Sartre, l’“horizon” de la perception externe (si l’on accepte de considérer que ce concept soit implicitement à l’œuvre dans le nouveau modèle sartrien du phénomène articulé autour du couple “fini-infini”) est une illustration d’une structure plus générale : celle de la conscience transcendantale chez Husserl , celle du pour-soi ou de la conscience chez Sartre. S’il y a donc “ambiguïté” de la perception externe, c’est parce qu’il y a “ambiguïté” de la conscience ou du pour-soi, pour autant qu’ils impliquent par essence la structure de l’horizon. Le cas de Merleau-Ponty est tout à fait différent : l’“ambiguïté”, ou “équivocité”, de la conscience, est conclue à partir de celle de la perception externe. Autrement dit, si l’on peut dire que “la conscience qui passe pour le lieu de la clarté est, au contraire, le lieu même de l’équivoque” (Eco, 1965: 32), c’est parce que la conscience perceptive (externe) est horizontale, et donc “ambiguë”. Une telle thèse implique ainsi une certaine priorité donnée à la conscience perceptive externe, qui devient représentative de la conscience comme telle — opération que les textes de Husserl comme de Sartre n’autorisent pas. Ainsi, par exemple, l’imagination, chez Husserl comme chez Sartre , quoiqu’elle constitue un mode de la conscience, pose certes son objet avec un horizon, mais d’une manière qui n’a rien à voir avec “l’ambiguïté” de la perception externe. Le fait, comme le note Sartre, que je n’apprenne rien d’un dragon lorsque je l’imagine d’un côté puis de l’autre, et qu’aucun des aspects qu’il puisse avoir ne me surprenne — dans la mesure où je les invente au fur et à mesure —, indique que, en dépit de certaines ressemblances avec la perception externe, nous nous trouvions là dans une situation par essence différente, n’impliquant en réalité aucune “ambiguïté” : je ne peux pas me tromper sur l’identité de l’objet imaginé en question, puisque c’est moi qui l’invente — quoique je l’appréhende malgré tout via un horizon, c’est-à-dire en ayant conscience de ses aspects indéterminés. De telle manière que, du point de vue husserlien ou sartrien, on ne peut pas étendre “l’ambiguïté” spécifique de la conscience perceptive externe à la conscience en général, et conclure de l’une à l’autre. Autrement dit, pour reprendre un concept sartrien sur lequel on aura l’occasion de revenir, il s’agit de deux attitudes différentes. D’autre part, comme nous venons de le voir, ni Husserl, ni Sartre ne tirent de la structure d’horizon la thèse de l’“ambiguïté” de la perception externe. De ce point de vue, si Husserl est un point de référence en tant que point de départ de l’usage du concept d’horizon, Merleau-Ponty en constitue un autre, relatif cette fois à l’établissement d’un lien entre horizon et ambiguïté. Ce rapport se fonde sur la série d’affirmations suivantes : (a) toute perception d’une chose, et du monde, est horizontale ; (b) par conséquent, leur synthèse n’“est jamais achevée” ; Dans les Méditations cartésiennes, qui est le seul texte de Husserl que Eco mobilise à ce sujet, l’horizon est examiné dans la deuxième méditation, dont l’enjeu est de dégager les “structures universelles” du “champ d’expérience transcendental”. Le cas de l’imagination et de la perception externe chez Sartre est analysé plus en détail infra. dans la troisième partie. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 129 (c) cet inachèvement implique qu’“aucune chose [ne peut] jamais se présenter à nous pour de bon”, que je ne peux “avoir l’expérience du monde comme d’un individu existant en acte” (Eco, 1965: 32) ; (d) il y a donc une “contradiction” entre ce qu’exigerait la position d’une chose, d’un monde et de leur existence, à savoir une synthèse achevée, et la réalité de la conscience perceptive, qui est horizontale, et dont les synthèses sont par principe inachevées ; (e) dès lors, on peut appeler “ambiguïté” ou “équivocité” cette situation dans laquelle se trouve, non seulement la conscience perceptive, mais la conscience en général, pour autant que la première est représentative de la seconde — la synthèse de la conscience étant inachevée, les horizons étant “toujours ouverts” (Eco, 1965: 32), la question de savoir ce qu’est une chose et si elle existe demeure indéterminée et indéterminable. Autrement dit, “la conscience […] est le lieu même de l’équivoque” (Eco, 1965: 32). Et c’est ici que l’opération de Eco intervient : si “Merleau-Ponty va plus loin encore” que Husserl et Sartre, dans la mesure où il est le seul à dégager de la perception externe une certaine ambiguïté, le geste consistant à retrouver chez ces deux derniers l’ouverture-ambiguïté qui caractérise, chez le premier, la synthèse de la chose, ou du monde, implique que cette structure soit en réalité conceptuellement implicite à l’analyse de Husserl et Sartre, pour autant qu’ils reconnaissent tous deux la structure horizontale de la perception externe — “retrouver” consistant donc à expliciter des présupposés conceptuels implicites. C’est à cette condition que l’on peut les enrôler parmi les phénoménologues qui se sont intéressés aux “ambiguïtés perceptives” (Eco, 1965: 31), et dont les recherches sont l’écho de la dimension d’ouverture des œuvres littéraires, et des tentatives spécifiques des poétiques contemporaines de l’œuvre ouverte. Cependant, si l’on peut considérer que Husserl, Sartre et Merleau-Ponty partagent (a) et, éventuellement, (b), les deux premiers ne franchissent pas l’étape (c), et excluent d’étendre “l’ambiguïté” spécifique de la perception à la conscience comme telle (e). Comme le souligne d’ailleurs Eco lui-même, chez Husserl, la forme “ouverte” de la chose n’exclut pas qu’elle soit dans le même temps une “forme achevée, identifiable en tant que telle” (Eco, 1965: 40). C’est d’ailleurs pourquoi Husserl ne parle pas d’ambiguïté, mais de conscience d’indétermination. Autrement dit, si l’on considère que parler de l’inachèvement de la synthèse équivaut à dire qu’elle est horizontale, et qu’elle implique la conscience de l’indéterminé, la chose est, du point de vue husserlien, une unité de sens “inachevée” (b). Mais un tel inachèvement n’implique pas (c), puisque, dans la perception, c’est bien un seul et même cube que je vois, quoique je ne le vois proprement que d’un côté à la fois (c’est une “forme achevée” au sens de Eco) . Et ce qui vaut pour Husserl vaut pour Sartre : les Abschattungen sont toujours perçues comme des séries de manifestations finies d’un infini qui se présente à travers elles en tant que raison de la série : ce que je vois, c’est “le rouge, c'est-à-dire la raison de la série ; le courant électrique à travers l'électrolyse, etc.” . Or, (c) est la condition nécessaire pour parler de D’ailleurs, si l’on suit les analyses husserliennes, il faut non seulement dire que je perçois une seule et même chose, quoique je ne vois à chaque fois qu’un côté, tandis que le reste est visé sous la forme d’un horizon ; mais également que je ne percevrais pas une seule et même chose si je n’avais pas une conscience horizontale des autres aspects de la chose. De ce point de vue, l’horizon est une condition nécessaire de la synthèse d’identité de la chose. Plus de détails à ce propos dans Djian 2021. On retrouve la même idée, transposée cette fois dans un cadre ontologico-phénoménologique, dans l’analyse sartrienne de la transcendance, voir sur ce point infra. la seconde partie de ce travail. “Ce qui paraît, en effet, c'est seulement un aspect de l'objet et l’objet est tout entier dans cet aspect et tout entier hors de lui. Tout entier dedans en ce qu'il se manifeste dans cet aspect : il s'indique lui-même comme la structure de l'apparition, 130 Aurélien Djian l’ambiguïté de la perception au sens strict : c’est parce que, du point de vue de Merleau-Ponty, une synthèse inachevée, ou horizontale, empêche la constitution d’une chose une et identique, que l’ambiguïté émerge — ce qu’est un objet, et s’il est, devenant une question jamais résolue, toujours ouverte. Par conséquent, si l’on peut parler d’“ambiguïté perceptive” dans le cas de Husserl et Sartre, c’est dans un sens vague, qui n’est pas celui de Merleau-Ponty, et est par conséquent conceptuellement non-pertinent. À proprement parler, la perception d’une chose, chez Husserl ou Sartre, n’est pas ambiguë. D’une part, tout au contraire, elle implique que la conscience d’identité de la chose soit dans le même temps une conscience de ses aspects pour l’instant indéterminés, non-encore vus ou déjà vus — et même qu’il n’y aurait pas de conscience d’identité s’il n’y avait pas une conscience d’horizon. D’autre part, si la structure horizontale de la perception externe indique dans le même temps que je pourrais toujours faire de nouvelles découvertes qui pourraient remettre cette identité en question (telle chose pourrait être autrement qu’elle ne paraît, voire ne pas être), cela ne signifie pas pour autant qu’elle soit ambiguë, c’est-à-dire qu’on ne puisse structurellement pas décider sur son identité (qu’elle est telle, ou, tout simplement, qu’elle est). L’ambiguïté peut être un mode sur lequel apparaissent certains objets (lorsque je doute, par exemple, si les êtres que je vois par la fenêtre sont des hommes ou des robots à forme humaine, s’ils existent ou s’ils sont le “fruit de mon imagination”), mais elle constitue une modalisation de l’identification, dont la forme fondamentale réside dans la conscience du temps et, corrélativement, du monde (Husserl, 2008: 78). La stratégie argumentative de Eco commence donc à s’esquisser. Elle consiste à projeter rétroactivement l’ouverture-ambiguïté de Merleau-Ponty sur Husserl et Sartre, en s’appuyant sur une thèse qui ne va pas de soi, à savoir que (a) et (b) impliquent (c) — que l’horizon suppose l’impossibilité d’une synthèse de recognition achevée, et donc l’ambiguïté au sens strict de la perception externe. Mais l’histoire ne s’arrête pas là : si Husserl a découvert la structure de l’horizon décrite autant par Sartre que Merleau-Ponty, et si l’on a “retrouvé” l’ouverture-ambiguïté de la conscience perceptive externe de Merleau-Ponty chez Husserl et Sartre, il apparaît que EN possède également une place à part parmi les trois textes considérés par Eco. En effet, du point de vue de Eco, Sartre, s’il a implicitement reconnu le caractère “ambigu” de la perception externe, a pour sa part explicitement “not[é] […] l’équivalence” entre la situation de la perception externe de la chose physique, et celle de la lecture d’œuvres littéraires. L’opération rétroactive indiquée plus haut fonde donc explicitement, via la reconnaissance sartrienne de cette “équivalence”, une extension de la condition d’ambiguïté de la perception externe à la lecture d’œuvres littéraires. De ce point de vue, si l’on adopte la lecture rétroactive de Eco, la position de Sartre ne fait à son tour qu’expliciter ce qui est implicite chez Merleau-Ponty : après tout, si la conscience est le lieu de l’équivoque, a fortiori la conscience lisante. Dès lors, toute la question est de savoir si la manière dont Sartre conçoit cette équivalence revient en effet à la thèse de l’ambiguïté fondamentale de l’œuvre littéraire de Eco. Or, une telle conclusion est à la fois douteuse si l’on s’en tient à la stratégie rétroactive de Eco, et en réalité exclue si l'on regarde attentivement la théorie sartrienne. — Elle est douteuse car le fait que, chez Sartre, le phénomène perceptif possède une structure d’horizon n’implique pas d’ambiguïté au sens de Merleau-Ponty, c’est-à-dire l’impossibilité de poser définitivement l’être et l’être-tel d’un tel objet en raison de la présence d’un horizon. Or, ce qui vaut qui est en même temps la raison de la série. Tout entier dehors, car la série elle-même n’apparaîtra jamais ni ne peut apparaître” (Sartre, 1943: 13). L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 131 pour la chose vaut pour l’œuvre littéraire, conformément à l’“ équivalence” posée par Sartre. Par conséquent, même si Sartre proposait en effet de concevoir l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire dans les termes de l’ambiguïté, la stratégie rétroactive de Eco, passant de Merleau-Ponty à Husserl et Sartre, visant à le démontrer n’en demeurerait pas moins infondée. — Elle est exclue, si l’on examine attentivement le fondement sartrien sur lequel repose l’équivalence entre perception externe et lecture, à savoir le modèle du phénomène comme “relatif- absolu”. Autrement dit, du point de vue de EN, toute œuvre littéraire est fondamentalement inépuisable, non pas parce qu’elle serait fondamentalement ambiguë — encore une fois, Sartre ne fait aucune référence à une telle “ambiguïté” dans le passage cité par Eco —, mais parce que, fondamentalement, elle ne peut être considérée du point de vue de la conscience que comme un phénomène, et que tout phénomène implique par essence une structure “fini-infini” comprenant, d’une manière ou d’une autre, l’horizon. Cela dit, si la théorie sartrienne, contrairement à ce que semble suggérer Eco, conduit à une position alternative à celle qu’il présente dans la préface à OE (et qu’il partage, à ses yeux, avec la plupart des esthétiques contemporaines) vis-à-vis de la thèse de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire, et par conséquent ne saurait être considérée comme un candidat viable au titre de fondement de la thèse de “l'ambiguïté”, elle n’est pas a priori incompatible avec celle formulée dans la seconde étude. Il vaut donc la peine de s’attarder sur ce nouveau modèle du phénomène, pour autant qu’il constitue un candidat potentiel au titre de fondement et de clarification de la position de Eco, telle qu’il la présente dans la seconde étude. De ce point de vue, la stratégie que nous adoptons ne fait que suivre, quoiqu’en la redirigeant sur un autre plan, la référence explicite que fait Eco à Sartre. 2. Le phénomène et l’horizon dans L’Être et le Néant La théorie du phénomène proposée par Sartre dans EN peut être présentée en quatre étapes. — (a) D’abord, son but explicite est de convertir l’ensemble des dualismes philosophiques (intérieur/extérieur, être/paraître, acte/puissance, apparence/essence) en un seul : celui du fini et de l’infini. Ainsi, le “phénomène” désigne d’abord et avant tout l’existant en tant que série infinie de ses apparitions finies (Sartre, 1943: 11-13) : par exemple, la maison en face de moi m’apparaît dans des profils et des esquisses différentes (de face, puis de derrière ; de près, puis de loin ; etc.). Or, de telles Abschattungen ne renvoient pas à la présence cachée d’un “noumène” derrière elles — d’où le rejet de Sartre du dualisme kantien du phénomène et du noumène —, mais à la “raison de la série” (Sartre, 1943: 13), c’est-à-dire ce qui rassemble l’ensemble des profils et des esquisses en une unité, ce qui unifie le fini en quelque chose d’infini (la maison comme telle). Autrement dit, la raison pour laquelle je perçois la façade avant, puis arrière, de cette maison comme des profils reliés, c’est parce que je ne les perçois pas dans une simple succession. Pour reprendre les termes de Sartre, il faut plutôt dire que je transcende chacun d’eux vers ce qui les unifie, c’est-à-dire la maison, dont il y a une face avant et arrière. Ainsi, “l’apparition qui est finie […] exige […], pour être saisie comme apparition-de-ce-qui- apparaît, d’être dépassée vers l’infini” (Sartre, 1943: 13). C’est pourquoi le “phénomène” peut être qualifié de “relatif-absolu” : relatif, le phénomène le demeure car le “paraître” suppose par essence quelque’un à qui paraître. Mais il n’a pas la double relativité de l’Erscheinung kantienne. Il n’indique pas, par-dessus son épaule, un être véritable qui serait, lui l’absolu. Ce qu’il est, il l’est absolument, car il se dévoile comme il est. Le 132 Aurélien Djian phénomène peut être étudié et décrit en tant que tel, car il est absolument indicatif de lui-même (Sartre, 1943: 12). Cela nous amène à ce que Sartre appelle “être”. L’être, en effet, ne désigne pas une certaine qualité de l’existant. Car la maison est ou existe à travers toutes ses qualités, chacune étant la maison elle-même : cette “Abschattung” de la maison, par exemple sa façade rouge, est la maison existante elle-même, quoique la réalité de celle-ci ne se réduise pas à celle de sa façade. De ce point de vue, l’être de la maison n’est ni masqué par la maison — puisque il n’est pas une qualité parmi d’autres, on ne trouvera pas l’être en “essay[ant] d’écarter certaines qualités de l’existant pour trouver l’être derrière-elles” — , ni dévoilé par elle — puisqu’une maison est un “ensemble organisé de qualités” qui, toutes, sont, sans que l’être ne constitue l’une ou l’autre. L’être est donc seulement “la condition de tout dévoilement” (Sartre, 1943: 15), par quoi un objet, et ses qualités, se manifeste comme étant (une maison, une façade rouge, une porte bleue réelles, et non imaginaires) et comme étant-tel-ou-tel (une maison, une façade rouge, une porte bleue réelles, et non une voiture ou un stade). — (b) Or, si le phénomène se dévoile lui-même tel qu’il est, alors son être “se manifeste à tous de quelque façon, puisque nous pouvons en parler et que nous en avons une certaine compréhension” (Sartre, 1943: 14). Mais, pour autant que l’être est “ la condition de tout dévoilement”, il n’est pas lui- même dévoilé : c’est la maison, qui est, et non son être, c’est-à-dire ce qui fait qu’elle se dévoile comme une maison existante, qui se manifeste à nous. Pour que la condition du dévoilement devienne elle- même phénomène, il faut donc un changement approprié d’attitude : il faut que je dépasse “cette table ou cette chaise vers son être” et que je pose “la question de l’être-table ou de l’être-chaise” — un changement d’attitude que Sartre, à la suite de Heidegger, appelle “dépassement vers l’ontologique” (Sartre, 1943: 15). Cependant, dès lors que l’être lui-même est considéré comme dévoilé (plutôt que dévoilant), c’est-à-dire comme phénomène d’être, il renvoie à son tour à un être du phénomène, le terme ultime de la régression qui, en tant que dévoilant, n’est plus lui-même phénoménal, mais, comme le dit Sartre, “trans-phénoménal”. Autrement dit, le phénomène de l’être est enraciné dans l’être trans- phénoménal de l’être-pour-soi de la conscience. Certes, l’être pour-soi apparaît également en un certain sens ; mais il ne s’agit plus du phénomène comme “relatif-absolu” car il se révèle lui-même d’une manière préréflexive, non positionnelle, sa manifestation n’obéissant pas à la “loi du couple” (sujet-objet) (Sartre, 1943: 19). L’être de la conscience, par conséquent, n’est pas un phénomène dévoilé qui exige, pour être manifesté, un être dévoilant distinct de lui. Il est plutôt “ révélation-révélée des existants” (Sartre, 1943: 29). La conscience n’est donc rien de mondain, mais, dans le même temps, elle n’est rien d’autre que le révélateur du monde comme tel comme phénomène. — (c) Dire que le phénomène d’être renvoie à l’être pour-soi transphénoménal en tant que condition de sa manifestation ne revient pas à affirmer que la conscience suffise à fonder l’être de l’apparence en tant qu’apparence (“l’être de la conscience suffit-il à fonder l’être de l’apparence en tant qu’apparence”) (Sartre, 1943: 24). En effet, via son caractère intentionnel/transcendant, “toute conscience est conscience de quelque chose” (Sartre, 1943: 26), à savoir d’un être transcendant que le pour-soi n’est pas. Un être qui n’est donc pas immanent — même pas immanent au sens spécial d’une “transcendance dans l’immanence” (Sartre, 1943: 27) . De ce point de vue, le pour-soi n’est qu’en tant que négation de cet être transcendant qui est “un être non-conscient et transphénoménal” (Sartre, 1943: 28). Sartre, on le sait, caractérise ce dernier par trois traits qui définissent son irréductibilité à quoi que Sur ce concept, voir infra. Notre troisième partie. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 133 ce soit de subjectif : l’être est en soi (par-delà toute activité ou passivité) ; il est ce qu’il est (identité avec lui-même) ; l’être en-soi est, tout simplement (il n’est ni possible, ni nécessaire, mais contingent). Par contraste, l’être pour-soi n’est pas en soi ; il n’est pas ce qu’il est et est ce qu’il n’est pas ; il est une pure possibilité de lui-même. Or, cette dualité dans l’être est ce qui permet à Sartre de nier à la fois une conception réaliste et idéaliste des relations entre l’être en-soi et la conscience (Sartre, 1943: 30). Car, d’une part, il n’y a pas de rapport causal jouant entre être en-soi et être pour-soi, dans la mesure où “l’être ne saurait engendrer que l’être” (Sartre, 1943: 59), et que le pour-soi est précisément défini par le fait qu’il “échappe à l’ordre causal du monde, il se désenglue de l’être” (Sartre, 1943: 58). D’autre part, si le pour-soi révèle l’être en-soi, qui devient par là phénomène d’être, il ne fonde l’existence d’aucun étant en particulier. C’est précisément ce que souligne Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? lorsqu’il insiste sur le fait que le pour-soi, quoiqu’étant le révélateur de l’être, demeure “inessentiel par rapport à la chose dévoilée” (Sartre, 1948: 46) : c’est notre présence au monde qui multiplie les relations, c’est nous qui mettons en rapport cet arbre avec ce coin de ciel ; grâce à nous, cette étoile morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre se dévoilent dans l’unité d’un paysage ; c’est la vitesse de notre auto, de notre avion qui organise les grandes massages terrestres ; à chacun de nos actes le monde nous révèle un visage neuf. Mais si nous savons que nous sommes les détecteurs de l’être, nous savons aussi que nous n’en sommes pas les producteurs. Ce paysage, si nous nous en détournons, croupira sans témoins dans sa permanence obscure. Du moins croupira-t-il : il n’y a personne d’assez fous pour croire qu'il va s’anéantir. C’est nous qui nous anéantirons et la terre demeurera dans sa léthargie jusque’à ce qu’une autre conscience vienne l’éveiller (Sartre, 1948: 45-46). — (d) arrivé à ce point de la théorie du phénomène, on peut aborder l’un des moments “métaphysiques” de l’enquête sartrienne. En effet, s’il est vrai que l’être pour-soi est une “pure ‘apparence’” qui “n’existe que dans la mesure où elle s’apparaît”, c’est-à-dire qu’il y a “identité en elle de l’apparence et de l’existence”, de telle manière qu’elle “peut être considérée comme l’absolu” (Sartre, 1943: 23), à l’inverse, l’être en-soi comme être du relatif-absolu — “l’être de cette table, de ce paquet de tabac, de la lampe, plus généralement l’être du monde” — “n’existe pas seulement en tant qu’il apparaît” (Sartre, 1943: 29). Autrement dit, l’être du monde, contrairement à l’être pour-soi, implique une fracture entre l’être du phénomène et le phénomène d’être, une fracture enracinée dans la néantisation de l’en-soi par le pour-soi. En effet, le pour-soi n’est que pour autant qu’il est conscience de ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire en néantisant l’être en-soi ou, plus précisément, en néantisant l’être du monde sur la base de sa propre néantisation (Sartre, 1943: 58). Par conséquent, il ne peut que révéler un phénomène d’être entouré de néant, c’est-à-dire un phénomène qui (a), d’une part, renvoie à la conscience en tant que condition de son dévoilement, et (b), d’autre part, “indique l’être et l’exige” (Sartre, 1943: 29), mais ne peut pas faire autrement que de le dévoiler autrement qu’il n’est, conformément à (a). Par exemple, cette maison en face de moi avec sa façade rouge, vue d’une certaine distance, m’apparaît comme étant-cette-maison parce que j’ai transcendé ses apparences finies vers la raison de la série. Mais elle apparaît également comme étant-cette-maison sur le fond de bien d’autres apparence qu’elle n’est pas (un jardin sur la gauche, des arbres sur la droite, etc.). Or, cette perception implique déjà une néantisation de l’être du phénomène, qui le transforme d’une Selbständigkeit à une Unselbständigkeit, c’est-à-dire en un phénomène d’être. Un dévoilement qui repose ultimement sur la situation de mon corps comme centre d’orientation : 134 Aurélien Djian l'objet paraît sur fond de monde et se manifeste en relation d'extériorité avec d’autres ceci qui viennent d'apparaître. Ainsi son dévoilement implique la constitution complémentaire d'un fond indifférencié qui est le champ perceptif total ou monde. La structure formelle de cette relation de la forme au fond est donc nécessaire ; en un mot, l'existence d'un champ visuel ou tactile ou auditif est une nécessité : le silence est, par exemple, le champ sonore de bruits indifférenciés sur lequel s'enlise le son particulier que nous envisageons. Mais la liaison matérielle d’un tel ceci au fond est à la fois choisie et donnée. Elle est choisie en tant que le surgissement du pour-soi est négation explicite et interne d’un tel ceci sur fond de monde : je regarde la tasse ou l'encrier. Elle est donnée en ce sens que mon choix s’opère à partir d'une distribution originelle des ceci, qui manifeste la facticité même de mon surgissement. Il est nécessaire que le livre m’apparaisse à droite ou à gauche de la table. Mais il est contingent qu'il m'apparaisse précisément à gauche et, enfin, je suis libre de regarder le livre sur la table ou la table supportant le livre (Sartre, 1943: 356). Il n’est pas surprenant, dès lors, de voir Sartre affirmer que “c’est cette contingence entre la nécessité et la liberté de mon choix que nous nommons le sens” (Sartre, 1943: 356). Dans l’introduction de EN, il avait en effet déjà posé que le pour-soi est ontico-ontologique dans la mesure où il “peut toujours dépasser l’existant, non point vers son être, mais vers le sens de cet être” ; et que “le sens de l’être de l’existant, en tant qu’il se dévoile à la conscience, c’est le phénomène d’être” (Sartre, 1943: 29). Ainsi, le réalisme et l’idéalisme sont tous deux renvoyés dos à dos, en faveur d’une “ontologie à deux-places” : alors que le premier réduit “l’être” à “l’être en-soi”, et le second “l’être” à “l’être pour-soi”, il faut dire que le pour-soi ne fonde pas mais néantise librement l’en-soi, de telle manière que sa manifestation repose sur la manière dont la conscience le néantise. Comme le souligne Sartre, il n'est pas donné à la réalité-humaine d'anéantir, même provisoirement, la masse d'être qui est posée en face d'elle. Ce qu'elle peut modifier, c'est son rapport avec cet être. Pour elle, mettre hors de circuit un existant particulier, c'est se mettre elle-même hors de circuit par rapport à cet existant. En ce cas elle lui échappe, elle est hors d'atteinte, il ne saurait agir sur elle, elle s'est retirée par-delà un néant. Cette possibilité pour la réalité-humaine de sécréter un néant qui l'isole, Descartes, après les Stoïciens, lui a donné un nom : c'est la liberté (Sartre, 1943: 59). *** Si le résumé que nous venons de proposer de la théorie du phénomène de EN est juste, on peut à présent en tirer un certain nombre d’enseignements concernant la manière dont Sartre envisage le cas de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire. De ce point de vue, deux éléments principaux vont attirer notre attention : d’une part, l’horizon et la question de l’ambiguïté ; d’autre part, “l’équivalence” entre lecture et perception externe, fondée sur la théorie du phénomène qui vient d’être présentée. D’abord, si, comme on va le voir, l’horizon possède chez Sartre comme chez Husserl une même fonction d’unification ou d’identification, il s’inscrit dans un cadre théorique radicalement différent. Contrairement aux Méditations cartésiennes, et même à des ouvrages comme L’imaginaire ou l’Esquisse d’une théorie des émotions, ce qui est en jeu dans EN, c’est un problème ontologique, celui L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 135 de l’être, de la différence entre être en-soi et être pour-soi, et de leur rapport respectif . Par conséquent, EN n’est ni un essai de phénoménologie transcendantale, ni de psychologie phénoménologique, mais d’ontologie phénoménologique — et “phénoménologie” désigne ici la manière spécifique dont le problème ontologique est posé, abordé et résolu. Or, cela a une double incidence sur le concept sartrien d’“horizon”. D’une part, parce que la notion de néantisation, en tant que concept ontologique visant à décrire le rapport du pour-soi à l’en-soi, ne désigne pas un certain type d’acte, mais bien un mode d’existence du pour-soi. Si l’on prend par exemple le cas de l’imagination, ou de la perception externe, tels qu’ils sont envisagés dans L’imaginaire, il s’agit d’un certain genre d’acte de conscience, ou de qualités essentielles appartenant à ces actes, qui peuvent être donnés intuitivement, et décrits via une “intuition eidétique” (Sartre, 1940: 343). C’est pourquoi l’on peut les étudier dans le cadre d’une psychologie phénoménologique. Au contraire, la néantisation est le mode fondamental selon lequel le pour-soi se rapporte à l’être en-soi : l’imagination, ou la perception, deviennent alors des modes d’être spécifiques de néantisation de l’être en-soi, par quoi celui-ci, comme être du phénomène, se manifeste au pour-soi d’une manière déterminée, c’est-à-dire comme une chose perçu ou un objet imaginaire. Par conséquent, si “l’horizon” est impliqué, d’une manière ou d’une autre, dans toute néantisation de l’être en-soi, il ne le peut qu’à condition d’être convenablement ontologisé : il n’est pas un acte non-encore accompli, mais une structure ontologique du pour-soi. D’autre part, dans la mesure où il désigne une telle structure, l’horizon doit être déconnecté de l’idée husserlienne d’intentionnalité de la conscience pour être intégré à la transcendance du pour-soi. Comme le souligne en effet Sartre, pour Husserl […], l'animation du noyau hylétique par les seules intentions qui peuvent trouver leur remplissement (Erfü llung) dans cette hylé ne saurait suffire à nous faire sortir de la subjectivité. Les intentions véritablement objectivantes, ce sont les intentions vides, celles qui visent par-delà l'apparition présente et subjective la totalité infinie de la série d'apparitions (Sartre, 1943: 27). Autrement dit, pour Husserl (aux yeux de Sartre), c’est l’horizon — les “intentions vides” — qui doit permettre à la conscience de sortir de la subjectivité de ses impressions sensibles pour se rapporter à quelque chose d’objectif, c’est-à-dire un existant. Si, en effet, je perçois cette maison devant moi, c’est parce que, d’une certaine manière, je perçois plus que sa façade avant, et que j’ai également conscience, quoique sur un mode indéterminé, de l’ensemble de ses autres aspects, que je viens de voir ou que je verrais si je mouvais mon corps d’une façon appropriée. Si ce n’était pas le cas, je n’aurais affaire qu’à une succession d’impressions subjectives, et non à la conscience de cette maison. Cependant, cela conduit à une thèse qui, selon Sartre, est paradoxale, et qui constitue le cœur du modèle “noético-noématique” husserlien (Sartre, 1943: 28) : si l’horizon constitue le “fondement de l’objectivité”, les apparitions qu’il vise sont données comme absentes, de telles manières que “l'être de l'objet est un pur non être. Il se définit comme un manque” (Sartre, 1943: 27). Or, “ l’être est le “Quel est le sens profond de ces deux types d’être ? Pour quelles raisons appartiennent-ils l’un et l’autre à l’être en général ? Quel est le sens de l'être, en tant qu'il comprend en lui ces deux régions d'être radicalement tranchées ? Si l'idéalisme et le réalisme échouent l'un et l'autre à expliquer les rapports qui unissent en fait ces régions en droit incommunicables, quelle autre solution peut-on donner à ce problème ? et comment l'être du phénomène peut-il être transphénoménal ? C’est pour tenter de répondre à ces questions que nous avons écrit le présent ouvrage” (Sartre, 1943: 33). 136 Aurélien Djian fondement toujours présent de l’existant, il est partout et nulle part” (Sartre, 1943: 29). Même la conscience d’une absence, souligne Sartre — par exemple, je m’imagine mon ami Pierre comme n’étant pas dans mon appartement actuellement —, “paraît nécessairement sur fond de présence” (Sartre, 1943: 27) — non seulement la présence de mon appartement, par rapport à laquelle mon ami Pierre imaginé est justement absent, mais celle de Pierre dans son appartement à Lille, dans lequel il est présentement. Par conséquent, du point de vue sartrien, la solution husserlienne est insuffisante. Évidemment, résoudre ce paradoxe ne revient pas à nier qu’un objet soit toujours conscient comme la série infinie d’apparitions finies, ces apparitions étant toujours visées “en tant qu’elles ne peuvent jamais être données toutes à la fois” (Sartre, 1943: 27). Comme le souligne en effet Sartre, “il est vrai que les choses se donnent par profils — c’est-à-dire tout simplement par apparitions. Et il est vrai que chaque apparition renvoie à d'autres apparitions”. Seulement, il n’est pas vrai que l’alternative réside entre la visée d’une apparition comme présente, quoique subjective (intentions pleines), et “les intentions véritablement objectivantes” d’apparitions absentes, quoique objectives (intentions vides, ou horizon). Au contraire, “chacune d'elles est déjà à elle toute seule un être transcendant, non une matière impressionnelle subjective — une plénitude d'être, non un manque, une présence, non une absence” (Sartre, 1943: 27). Autrement dit, “la conscience naît portée sur un être qui n’est pas elle”, c’est-à-dire un être transcendant, dont la réalité ne saurait être fondée sur la “plénitude subjective impressionnelle”, et l’objectivité “sur le non-être”, mais sur la transcendance comme “structure constitutive de la conscience” (Sartre, 1943: 27-28). Cette maison que je perçois n’est pas absente ; elle est présente devant moi, en tant que réalité objective, susceptible d’une infinité d’autres perceptions également transcendantes. C’est cet état de fait dont Husserl, aux yeux de Sartre, est incapable de rendre compte, et que le concept de transcendance doit exprimer. De tout cela, on peut tirer les conséquences suivantes : — (a) l’horizon est implicitement exigé par la théorie sartrienne du phénomène. Tout phénomène, en effet, est une série infinie d’apparitions finies, et cela est le cas dans la mesure où il est corrélatif d’un sujet qui, par principe, est “en perpétuel changement” (Sartre, 1943: 13). Or, la transcendance est ce qui permet à la conscience de dépasser l’apparition finie vers sa série infinie : “il faut que le sujet lui-même transcende l’apparition vers la série totale dont elle est un membre” (Sartre, 1943: 13), et cela n’est possible que parce que la conscience qui perçoit, imagine, se souvient, a conscience dans le même temps de toutes les apparitions possibles transcendantes du même objet — c’est-à-dire a une conscience d’horizon. — (b) L’horizon n’a cependant de valeur théorique chez Sartre que pour autant qu’il est convenablement inscrit dans le cadre ontologico-phénoménologique introduit par EN. Par conséquent, il doit également désigner une structure constitutive de la conscience, de la transcendance du pour-soi. — (c) Dans la mesure où il est une telle structure, il possède une application quasi-universelle : partout où il y a transcendance, il y a dépassement de l’apparition finie vers sa série infinie unificatrice, et il y a donc horizon. La seule exception est la conscience, à condition qu’elle s’appréhende comme un sujet de manière préréflexive, c’est-à-dire sur un mode non-positionnel. Dans ce cas, en effet, elle n’obéit pas à la logique de l’objet transcendant, dont l’apparition est différente de l’existence, et par conséquent autorise en principe une pluralité de modes de néantisation de l’être en soi en phénomènes d’être différents. Dès lors qu’elle est considérée comme un objet, en revanche, comme c’est le cas par exemple dans certaines relations concrètes avec autrui, elle est transcendée à son tour vers la série infinie dont elle ne manifeste que telle ou telle de ses apparitions finies. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 137 — (d) L'horizon n’introduit aucune espèce d’ambiguïté (au sens de Merleau-Ponty) dans aucun des modes d’être spécifiques (perception, imagination, souvenir, jugement, etc.) de la transcendance. Autrement dit, il ne met pas fondamentalement en cause l’identité du phénomène. Au contraire, l’horizon est la condition de l’unification des apparitions transcendantes en un seul et même phénomène d’être, à travers l’ensemble de ses apparitions (une chose physique, un livre, etc.) : bref, il est la condition ontologique de la transcendance. — (e) De ce point de vue, s’il y a “équivalence” entre perception externe et lecture, c’est dans un sens bien précis : dans le mesure où une chose physique et une œuvre littéraire peuvent être considérées comme des phénomènes d’être corrélatifs d’un certain mode de néantisation (la perception et la lecture), ils obéissent toutes deux au modèle du phénomène “relatif-absolu”, et par conséquent on y retrouve les structures de la transcendance du pour-soi, de l’horizon, etc. Autrement dit, les deux situations sont équivalentes pour autant que la chose et l’œuvre sont considérés comme des phénomènes — et non comme ambiguës. On peut dès lors en venir au cas de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire : — (f) Celle-ci est tout autant l’inépuisabilité de la chose physique, pour autant que l’une comme l’autre sont des phénomènes, c’est-à-dire des séries infinies d’apparitions finies — l’infinité de la série étant fondée sur le caractère changeant du pour-soi. En effet, de la même manière que, “quand un objet ne se livrerait qu’à travers une seule ‘Abschattung’, le seul fait d’être sujet implique la possibilité de multiplier les points de vue sur cette ‘Abschattung”” ; de la même manière, “le génie de Proust, même réduit aux œuvres produites, n’en équivaut pas moins à l’infinité des points de vue possibles qu’on pourra prendre sur cette œuvre” (Sartre, 1943: 13-14). De ce point de vue, ce n’est pas le génie de Proust comme tel qui autorise une telle infinité de points de vue. Si c’était le cas, seules les œuvres géniales donneraient lieu à cette infinité, ce qui serait contradictoire avec la théorie du phénomène que Sartre entend promouvoir, et dont le cas de Proust n’apparaît que comme une application. Au contraire, si le génie proustien “équivaut” à l’infinité des points de vue, c’est parce que l’œuvre proustienne, quoique ses Abschattungen soient en nombre fini — c’est l’ensemble des pages formant son œuvre — , se manifeste comme géniale, et que son génie n’est rien d’autre qu’une qualité qui se présente dans l’infinité des points de vue que je peux en avoir, pour autant que je suis un sujet qui se modifie sans cesse. De telle manière que mon caractère changeant implique que j’ai, à chaque fois, d’autres points de vue sur les mêmes pages de cette œuvre. Et ce qui vaut pour Proust vaut pour n’importe quel roman de gare, dont, par exemple, l’absence d’originalité n’est rien d’autre que ce qui se présente dans l’infinité possible de ses lectures — et cela vaut, aussi, pour toute chose physique : je peux percevoir la même façade arrière de cette maison, et lire les mêmes pages d’À la recherche du temps perdu, à différents moments de ma vie, il s’agira à chaque fois d’apparitions distinctes de la même chose, unifiées via le pour-soi — j’ai conscience de cette apparition actuelle comme une des apparitions possibles que j’aurais pu avoir précédemment. Ainsi, il y a en principe une infinité d’apparitions possibles de la même maison, et du même livre de Proust, puisqu’il y a une infinité de perceptions, et de lectures, possibles, unifiées dans tous les cas, quoique de manière différente, via l’horizon de la transcendance. Voici donc en quoi consiste la thèse de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire dans EN. Celle-ci est — fondée sur le modèle sartrien du phénomène “relatif-absolu” ; — elle implique une version ontologisée de l’horizon qui n’autorise aucune lecture merleau- pontienne en termes d’ambiguïté ; au contraire, l’horizon est la condition de l’identification. De ce point de vue, la thèse de EN est alternative à celle de Eco dans la préface de OE ; 138 Aurélien Djian — c’est à partir du modèle du phénomène qu’est fixée l’“ équivalence” entre perception externe d’une chose physique et lecture d’une œuvre. Cela dit, si elle n’est pas incompatible avec la thèse de la seconde étude de OE, on voit également que la théorie du phénomène ne suffit pas à fonder l’inépuisabilité spécifique de l’œuvre littérature qui intéresse Eco. Autrement dit, dans EN, c’est en tant que phénomène littéraire que son inépuisabilité est justifiée, et non comme phénomène littéraire. Si l’on veut donc continuer à suivre la suggestion de Eco concernant le lien entre sa théorie de l’ouverture de l’œuvre littéraire et la philosophie de Sartre, il faut à présent emprunter une nouvelle direction : Eco indiquait celle de EN, c’est à présent vers QL qu’il faut se diriger. Cette nouvelle direction va nous conduire à enrichir le réseau conceptuel sartrien de la littérature, tel qu’il était esquissé par Eco : au rapport entre perception et lecture, et à l’horizon, va s’ajouter une nouvelle notion, celle de l’imagination. 3. Imagination, perception et horizon littéraires dans Qu’est-ce que la littérature ? Dans la première et la seconde partie de Qu’est-ce que la littérature ?, Sartre propose ce qui semble être deux thèses de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire — deux thèses qui, on va le voir, reprennent tous les ingredients de celle de EN, quoique dans un “mélange” bien différent : Pour le poète […], s’il coule ses passions dans son poème, il cesse de les reconnaître : les mots les prennent, s’en pénètrent et les métamorphosent : ils ne les signifient pas, même à ses yeux. L’émotion est devenue chose, elle a maintenant l’opacité des choses ; elle est brouillée par les propriétés ambiguës des vocables où on l’a enfermée. Et surtout, il y a toujours beaucoup plus, dans chaque phrase, dans chaque vers […]. Le mot, la phrase-chose, inépuisables comme des choses, débordent de partout le sentiment qui les a suscités (Sartre, 1948: 24). en un mot, la lecture est création dirigée. D’une part, en effet, l’objet littéraire n’a d’autre substance que la subjectivité du lecteur : l’attente de Raskolnikoff, c’est mon attente, que je lui prête ; sans cette impatience du lecteur il ne demeurerait que des signes languissants […]. Mais d’autre part les mots sont là comme des pièges pour susciter nos sentiments et les réfléchir vers nous ; chaque mot est un chemin de transcendance, il informe nos affections, les nomme, les attribue à un personnage imaginaire qui se charge de les vivre pour nous et qui n’a d’autre substance que ces passions empruntées ; il leur confère des objets, des perspectives, un horizon. Ainsi, pour le lecteur, tout est à faire et tout est déjà fait ; l’œuvre n’existe qu’au niveau exact de ses capacités ; pendant qu’il lit et qu’il crée, il sait qu’il pourrait toujours aller plus loin dans sa lecture, créer plus profondément ; et, par là, l’œuvre lui paraît inépuisable et opaque comme les choses. Cette production absolue de qualité qui, au fur et à mesure qu’elles émanent de notre subjectivité, se figent sous nos yeux en objectivités imperméables, nous la rapprocherions volontiers de cette “intuition rationnelle” que Kant réservait à la Raison Divine (Sartre, 1948: 52). Avant d’examiner ces thèses dans le détail, le cadre dans lequel elles sont discutées, et qui les détermine, présente quelques particularités qui vont nous intéresser. D’abord, le contexte général de QL est celui d’un essai centré autour de la question de la littérature, comme le souligne le titre, et que le confirme l’avant-propos polémique : puisque les critiques me condamnent au nom de la littérature, sans jamais dire ce qu’ils entendent par là, la meilleure réponse à leur faire, c’est d’examiner l’art d’écrire, sans préjugés. Qu’est-ce qu’écrire L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 139 ? Pourquoi écrit-on ? Pour qui ? Au fait, il semble que personne ne se le soit jamais demandé (Sartre, 1948: 12). Or, cela change inévitablement la nature de ces thèses. Dans EN, l’enjeu était d’introduire une nouvelle théorie du phénomène ; par conséquent, l’œuvre littéraire n’était pas considérée dans sa spécificité, c’est-à-dire en tant que phénomène littéraire, mais comme illustration parmi d’autres du phénomène “relatif-absolu” — bref, en tant que phénomène littéraire. De ce point de vue, dans QL, la thèse de l’inépuisabilité n’est plus fondée sur l’extension du modèle du phénomène de EN à l’œuvre littéraire — d’où “l’équivalence” entre perception externe et lecture —, une telle opération étant évidemment insuffisante pour saisir la particularité du phénomène littéraire comme tel. Cela nous mène à la seconde remarque. En dépit de la teneur de l’avant-propos cité plus haut, et du contexte qui a déclenché l’écriture de ce texte , QL ne se limite pas à être le pamphlet occasionnel d’un intellectuel marxiste. Au contraire, il faut le considérer comme une partie non-autonome de ce tout qu’est L’Être et le Néant, dans la mesure où il reprend tous les traits fondamentaux qui caractérisent EN : le cadre ontologique, le recours à la méthode phénoménologique, la clarification des problèmes métaphysiques sur des bases ontologico-phénoménologiques . Ici, ce sont les deux premiers éléments qui vont retenir notre attention. D’une part, en tant que partie du tout, le problème ontologique et la théorie du phénomène de EN constituent l’arrière-plan théorique sur lequel l’approche de QL se détache. C’est en effet en tant que phénomène d’être, néantisé sur un mode spécifique par le pour-soi — qu’il s’agisse de l’écrivain ou du lecteur —, que la littérature est considérée, et que l’enquête de Sartre est menée. D’autre part, en tant que partie du tout, QL développe sa théorie du phénomène dans un domaine très particulier, celui de la littérature, que EN n’avait pas exploré. C’est pourquoi l’on trouve dans QL, et non dans BN, la description de la lecture et de l’écriture comme modes spécifiques de néantisation de l’être en-soi. En ce sens, QL complète BN, et on ne s’étonnera pas que ce soit sur de nouvelles bases que les deux thèses de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire de QL soient, cette fois, spécifiquement fondées. Enfin, troisième remarque, non seulement, comme on va le voir, les deux thèses concernent des modes de néantisation littéraire essentiellement distincts — la poésie et la prose —, mais la première aborde le phénomène d’inépuisabilité du point de vue de l’écrivain, la seconde de celui du lecteur. Il faudra donc nous-mêmes, à partir des éléments fournis par Sartre sur l’écriture poétique, indiquer la particularité de la lecture qui lui est corrélative, et souligner la spécificité de la lecture prosaïque, dans la mesure où c’est via celles-ci que l’être en-soi se manifeste avec l’un des traits propres au phénomène littéraire (poétique ou prosaïque), à savoir d’une part comme un ensemble de phrases-choses “inépuisables comme des choses” (Sartre, 1948: 24), et d’autre part comme un texte qui “paraît” au lecteur “inépuisable et opaque comme les choses” (Sartre, 1948: 52). En ce sens, c’est en décrivant chacun de ces modes de néantisation que l’on comprendra à la fois comment Sartre en vient à ces deux thèses, et ce qu’elles impliquent véritablement. Commençons par la lecture prosaïque. La discussion du point de départ de la réflexion sartrienne sur cette dernière et sa description vont nous permettre de revenir en détail sur le cadre théorique au sein duquel les deux thèses de l’inépuisabilité sont discutées, et de déployer l’ensemble des éléments Voir sur ce point la préface de Elkaïm-Sartre à l’édition française de QL. Plus de détails sur cette thèse dans Djian 2021. 140 Aurélien Djian conceptuels nécessaires pour saisir la particularité des deux modes de néantisation littéraire qui nous intéressent. Le point de départ de la réflexion de Sartre sur la lecture prosaïque est la question “pourquoi écrire ?” — plus précisément, pourquoi écrire de la prose —, qui ouvre la seconde partie du livre. Or, la manière dont il l’aborde manifeste bien l’angle d’attaque ontologico-phénoménologique adopté dans QL et importé de EN. Si, en effet, “chacun a ses raisons : pour celui-ci, l’art est une fuite ; pour celui- là, un moyen de conquérir”, le fait que l’un comme l’autre fuit ou conquiert en écrivant, plutôt qu’en fuyant “dans un ermitage, dans la folie, dans la mort”, ou en conquérant “par les armes”, indique qu’il y a un choix spécifique d’écrire, qui est indifférent aux “diverses visées des auteurs”, c’est-à-dire leur “est commun à tous” (Sartre, 1948: 45). Or, celui-ci dérive d’une structure ontologique de la conscience, ou du pour-soi, pour autant qu’elle est ““dévoilante””, c’est-à-dire celle par qui ““il y a” de l’être”, tout en étant “inessentiel[le] par rapport à la chose dévoilée” (Sartre, 1948: 45-46), puisque dévoiler n’est pas créer. Autrement dit, le pour-soi est fondement de son propre néant, mais pas de son être (ou de l’être du monde) : contrairement à l’en-soi, elle n’est pas ce qu’elle est, et est ce qu’elle n’est pas. Le désir, inscrit dans la structure ontologique du pour-soi, d’être en-soi-pour-soi, ou causa sui, guide alors son choix d’écrire : “un des principaux motifs de la création artistique est certainement le besoin de nous sentir essentiels par rapport au monde” (Sartre, 1948: 46). En effet, dans l’écriture prosaïque, le pour-soi tente de “recourir à la conscience d’autrui pour se faire reconnaître comme essentiel à la totalité de l’être ; [écrire] c’est vouloir vivre cette essentialité par personne interposées” (Sartre, 1948: 67). De ce point de vue, la relation de l’écrivain au lecteur est un énième exemple de ce que EN appelle les “relations concrètes avec autrui” et, plus précisément, de l’“attitude primitive” consistant à “m’assimiler [la] liberté [d’autrui] qui est fondement de mon être en-soi”, afin d’être “à moi-même mon propre fondement” (Sartre, 1943: 403). On pourrait cependant se demander pourquoi l’écrivain a besoin du lecteur pour satisfaire son désir. Après tout, écrire, n’est-ce pas justement créer un objet dont l’existence est fondée sur, ou dépend de, l’écrivain ? Et en quoi le lecteur, via sa lecture de l’œuvre prosaïque, pourrait-il être d’une aide quelconque à l’écrivain à ce sujet ? C’est ici que le volet proprement phénoménologique de l’entreprise sartrienne entre en jeu. Car c’est par la description de l’“attitude”, ou de la “conduite”, de l’écrivain et du lecteur, que ces deux questions pourront être répondues. Or, dans la mesure où l’une et l’autre sont des spécifications de l’attitude plus générale de l’imagination, nous commencerons par résumer les traits principaux de cette dernière. Comme on va le voir, c’est en effet de ce caractère imaginaire que dérive à la fois l’exigence pour le lecteur de passer par la liberté du lecteur pour réaliser son désir, et l’“inépuisabilité” de l’œuvre du point de vue de ce dernier. Trois règles générales, gouvernant la manifestation de l’être en-soi comme phénomène imaginaire via ce mode de néantisation qu’est l’imagination, vont nous intéresser ici, dans la mesure où ce sont elles que l’écriture et la lecture imaginaires vont venir spécifier. — Quasi-observation. La première règle se comprend par contraste avec le cas de la perception externe. Lorsque je regarde un livre, ma perception est basée sur une néantisation spécifique, accomplie selon la structure de la figure et du fond. Une telle structure renvoie à mon propre corps, en tant que point zéro de l’orientation. Ainsi, il est nécessaire que le livre apparaisse sur la droite ou sur la gauche de la table, quoique le fait qu’il soit en effet à gauche ou à droite soit contingent. Mais, de façon plus générale, la structure figure/fond de la perception externe implique également que chaque “chose” soit ultimement perçue sur l’arrière-fond du monde : L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 141 c'est cette contingence entre la nécessité et la liberté de mon choix que nous nommons le sens. Elle implique que l’objet m’apparaisse toujours tout entier à la fois — c’est le cube, l'encrier, la tasse que je vois — mais que cette apparition ait toujours lieu dans une perspective particulière qui traduise ses relations au fond de monde et aux autres ceci. C'est toujours la note du violon que j'entends. Mais il est nécessaire que je l’entende à travers une porte ou par la fenêtre ouverte ou dans la salle de concert : sinon l'objet ne serait plus au milieu du monde et ne se manifesterait plus à un existant-surgissant- dans-lemonde (Sartre, 1943: 356). Ainsi, je peux toujours rediriger mon attention de ce qui est actuellement donné en tant que figure vers un autre objet se trouvant dans le fond — un objet qui, ontologiquement parlant, est déjà dépassé vers son phénomène d’être (même s’il n’est pas considéré de façon attentive). C’est ce que, dans L’imaginaire, Sartre appelle le “phénomène de l’observation” : dans le monde de la perception, aucune “chose” ne peut apparaître sans qu’elle entretienne avec les autres choses une infinité de rapports. Mieux, c’est cette infinité de rapports — en même temps que l’infinité des rapports que ses éléments soutiennent entre eux — c’est cette infinité de rapports qui constitue l’essence même d’une chose. De là quelque chose de débordant dans le monde des “choses” : il y a, à chaque instant, toujours infiniment plus que nous ne pouvons voir ; pour épuiser les richesses de ma perception actuelle, il faudrait un temps infini (Sartre, 1940: 25-26). On peut dès lors tirer un certain nombre de conclusions à propos de la structure de la perception externe. D’abord, “on doit apprendre les objets”, et les apprendre implique “la nécessité de faire le tour des objets, d’attendre, comme dit Bergson, que le ‘sucre fonde’” — une opération réalisée via la découverte des horizons impliqués dans la transcendance perceptive. Ensuite, et par conséquent, l’existence de n’importe quelle chose perçue (et de n’importe laquelle de ses propriétés) est susceptible de devenir “douteuse” (Sartre, 1940: 23-24), dans la mesure où il est toujours possible de faire de nouvelles découvertes à son propos. Par contraste, alors qu’il y a toujours et nécessairement “quelque chose de débordant dans le monde des ‘choses’”, “dans l’image, il y a une espèce de pauvreté essentielle” (Sartre, 1940: 26). Et ce fait, insiste Sartre, “est d’une importance capitale pour distinguer l’image de la perception” (Sartre, 1940: 25). En effet, lorsque j’imagine mon ami Pierre, il apparaît certes par profil, c’est-à-dire via des Abschattungen, tout comme dans la perception externe. Par conséquent, Pierre imaginé renvoie également à mon corps en tant que point zéro de l’orientation. Mais, dans ce cas, je n’ai rien à apprendre de lui à partir de mon point de vue corporel, car “je n’y trouverai jamais que ce que j’y ai mis” (Sartre, 1940: 25). Mon ami Pierre imaginé se manifeste donc comme orienté par rapport à mon propre corps — mais à mon corps imaginaire. Autrement dit, l’imagination implique un phénomène de quasi- observation (Sartre, 1940: 28) : d’un côté, je quasi-observe mon ami Pierre car il apparaît à travers des profils et des esquisses, en tant que possédant certaines propriétés, étant orienté d’une certaine façon à l’égard de mon corps imaginaire ; de l’autre, je ne fais que le quasi-observer, dans la mesure où il n’est rien d’autre que ce que j’imagine qu’il est, apparaissant conformément à la situation de mon quasi-corps. En ce sens, tout phénomène de quasi-observation implique le dévoilement d’horizons, mais alors que ceux-ci sont découverts dans la perception externe, ils sont inventés au fur et à mesure dans l’imagination. 142 Aurélien Djian La première conséquence de cet état de fait, c’est que, si une chose est individuelle dans la mesure où elle déborde (Sartre, 1940: 26), c’est-à-dire renvoie au monde dont elle fait partie, l’objet imaginaire n’est pas individuel. Ce dernier, en effet, n’entretient aucune relation avec quelque monde que ce soit, ce qui signifie que, à part les relations que j’imagine, “il ne faut pas dire que les autres rapports existent en sourdine, qu’ils attendent qu’un faisceau lumineux se dirige sur eux. Non : ils n’existent pas du tout” (Sartre, 1940: 26). Pour cette raison également, je ne peux pas être surpris par ce que j’imagine : “si vous vous amusez à faire tourner en pensée un cube-image, si vous feignez qu’il vous présente ses diverses faces, vous ne serez pas plus avancé à la fin de l’opération : vous n’aurez rien appris” (Sartre, 1940: 25). Enfin, tandis que la perception externe est structurellement douteuse, c’est-à-dire que la chose peut toujours apparaître autrement qu’elle n’est, l’objet imaginaire “se donne immédiatement pour ce qu’il est”, à savoir comme “absolument certain” (Sartre, 1940: 24-25). De ce point de vue, dans l’attitude imaginative, l’ambiguïté au sens de Merleau-Ponty encore moins de sens que dans l’attitude perceptive. — Absence : alors que la perception, la mémoire et l’anticipation posent leur objet comme intuitivement donné et, respectivement, comme réellement présent, réellement passé et réellement futur, l’imagination pose l’objet imaginaire comme intuitivement donné et comme absent, comme non- réel, comme irréel, c’est-à-dire comme un objet “en marge de la totalité du réel” (Sartre, 1940: 352). Or, cela nous conduit aux deux traits fondamentaux suivant de l’imagination. D’une part, pour autant que je pose l’objet imaginaire comme une irréalité, je ne crois pas en son existence. Il s’agit là d’un trait commun à l’ensemble des modes de l’irréalisation. En effet, l’objet imaginaire peut être posé comme inexistant [comme le Snake Plissken de Carpenter] ou comme absent [comme le portrait de Louis XVI] ou comme existant ailleurs [comme mon ami Pierre] ou ne pas être posé comme existant [comme dans tous les cas de suspension ou de neutralisation de la thèse de l’existence] (Sartre, 1940: 351). Mais, d’autre part, une telle négation implique non seulement un trait d’incrédulité, mais également de relativité. En effet, comme le souligne Sartre, “il faut qu’on imagine ce que l’on nie. En effet ce qui fait l’objet d’une négation ne saurait être un réel puisque ce serait alors affirmer ce que l’on nie — mais ce ne peut être non plus un rien total puisque précisément on nie quelque chose” (Sartre, 1940: 360). Par conséquent, toutes les formes d’imagination supposent une double négation. Toute position de mon ami Pierre comme absent, c’est-à-dire comme un néant vis-à-vis du monde (“Pierre n’est pas là”), implique, d’abord et avant tout, la négation originaire du monde comme un lieu où Pierre ne se trouve pas (“le monde comme absence-de-Pierre”) (Sartre, 1940: 352-353). Or cette première négation est enracinée dans la liberté transcendantale de la conscience. Par conséquent, seul un pour-soi, qui est un être-dans-le-monde, peut imaginer. C’est cette négation qui conditionne ensuite l’attitude imaginaire dirigée vers une exception non-mondaine qui, par rapport au monde dans sa totalité, apparaît à présent comme un néant (et le monde comme une réalité). — Spontanéité. Alors que la perception “s’apparaît comme passivité”, “une conscience imageante se donne à elle-même comme conscience imageante, c’est-à-dire comme une spontanéité qui produit et conserve l’objet en image. C’est une espèce de contrepartie indéfinissable du fait que l’objet se donne comme un néant” (Sartre, 1940: 35). Autrement dit, d’un côté, une chose perçue constitue une forme de transcendance pure et simple : “le mode du percepi est le passif […]. Qu’est- ce que la passivité ? Je suis passif lorsque je reçois une modification dont je ne suis pas l’origine — L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 143 c’est-à-dire ni le fondement ni le créateur” (Sartre, 1943: 24). Dans la perception, je révèle l’existant dans son être (réel) et dans son être-tel (être-une-chaise, être-un-livre, etc.), mais je ne le produis pas, comme le passage de QL cité plus haut l’a montré. Par contraste, l’objet imaginaire est un cas de transcendance dans l’immanence (Sartre, 1943: 27) : je suis certes actif, je suis le créateur des modifications subies par l’objet, dans la mesure où mon ami Pierre imaginaire n’est que pour autant et aussi longtemps que je l’imagine ; mais, de cette manière, on ne sort pas du subjectif, puisque l’être de mon ami Pierre imaginaire est suspendu à mon imagination : il suffit que je cesse d’imaginer, et son être s’évanouit. Comme l’indique Sartre, on peut concevoir une création, à la condition que l'être créé se reprenne, s'arrache au créateur pour se refermer sur soi aussitôt et assumer son être : c'est en ce sens qu'un livre existe contre son auteur. Mais si l'acte de création doit se continuer indéfiniment, si l'être créé est soutenu jusqu'en ses plus infimes parties, s'il n'a aucune indépendance propre, s'il n'est en lui-même que du néant, alors la créature ne se distingue aucunement de son créateur, elle se résorbe en lui ; nous avions affaire à une fausse transcendance et le créateur ne peut même pas avoir l'illusion de sortir de sa subjectivité (Sartre, 1943: 25). Résumons nos acquis : la conduite imaginaire implique le phénomène de quasi-observation, ce qui signifie que l’objet imaginaire, comme la chose perçue, apparaît par côté ou par esquisse, mais qu’on ne le découvre pas, qu’il ne nous surprend pas, et qu’il est absolument certain ; elle pose son objet comme absent, c’est-à-dire que je ne crois pas en son existence, et que son absence est relative ; enfin, elle est spontanée, crée activement les modifications de l’objet qui apparaît sous la forme d’une transcendance dans l’immanence. On peut à présent en venir à l’attitude prosaïque de l’écrivain, telle qu’elle est décrite dans QL. Comme nous l’avons anticipé, cette attitude constitue une spécification de la conduite imaginaire. Plus précisément, il faut dire que, chez l’écrivain, l’attitude prosaïque est à l’attitude poétique ce que l’imagination est à la perception. Si la prose et la poésie concernent toutes deux le langage, c’est-à-dire des signes qui, d’une manière ou d’une autre, renvoient à quelque chose d’autre, extérieur aux signes eux-mêmes (Sartre, 1948: 14), elles s’y rapportent de deux manières essentiellement différentes. En effet, la manière dont le langage fonctionne sur le régime prosaïque est analogue à celle dont le corps opère en tant que structure pré-réflexive du pour-soi en vue de l’action , c’est-à-dire comme quelque chose que je suis, les mots constituant “les prolongements de [mes] sens, [mes] pinces, [mes] antennes, [mes] lunettes” (Sartre, 1948: 19). Ainsi, l’écrivain en prose “manœuvre [les mots] du dedans” et les transcende vers le monde. Au contraire, le langage poétique transforme ce qui est l’un des caractères ontologiques du pour-soi en “une structure du monde extérieur” (Sartre, 1948: 19), le langage devenant ainsi un être en-soi parmi d’autres. Par conséquent, alors que l’écrivain en prose “sent le langage de l’intérieur”, en “ En parlant, je dévoile la situation par mon projet même de la changer ; je la dévoile à moi-même et aux autres pour la changer; je l'atteins en plein coeur, je la transperce et je la fixe sous les regards; à présent j'en dispose, à chaque mot que je dis, je m'engage un peu plus dans le monde, et du même coup, j'en émerge un peu davantage puisque je le dépasse vers l'avenir. Ainsi le prosateur est un homme qui a choisi un certain mode d'action secondaire qu'on pourrait nommer l'action par dévoilement” (Sartre, 1948: 28). 144 Aurélien Djian tant que condition non-mondaine de la révélation du monde (tout comme c’est le cas de mon corps ), “le poète est hors du langage” (Sartre, 1948: 20). Cela ne signifie évidemment pas que, dans le régime poétique, le langage perdrait sa signification, car c’est “la signification seule qui peut donner aux mots leur unité verbale ; sans elle ils s’éparpilleraient en sons ou en traits de plume” (Sartre, 1948: 19). De ce point de vue, les mots, considérés d’un point de vue poétique, continuent de renvoyer à quelque chose d’extérieur à eux, c’est- à-dire aux autres choses dans le monde et, ultimement, au poète lui-même (Sartre, 1948: 20-21), sur le mode du miroir . Cependant, les mots poétiques ne s’accordent plus à la structure centripète du pour-soi, se dépassant vers le monde, considérant le langage “comme une vitre” qu’on peut travers “à son gré” pour “poursuivre à travers lui la chose signifiée”. Ce sont plutôt des choses parmi les choses, “des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l’herbe et les arbres” (Sartre, 1948: 19). Par conséquent, en tant que choses, les mots sont perçus : ils sont observés (vs. la quasi- observation imaginaire), le poète apprend en les considérant, et ils sont débordants (trait #1 de la perception) : Le poète est hors du langage, il voit les mots à l’envers, comme s'il n'appartenait pas à la condition humaine et que, venant vers les hommes, il rencontrât d'abord la parole comme une barrière. Au lieu de connaître d'abord les choses par leur nom, il semble qu'il ait d'abord un contact silencieux avec elles puis que, se retournant vers cette autre espèce de choses que sont pour lui les mots, les touchant, les tâtant, les palpant, il découvre en eux une petite luminosité propre et des affinités particulières avec la terre, le ciel et l'eau et toutes les choses créées (Sartre, 1948: 20). il y a toujours beaucoup plus, dans chaque phrase, dans chaque vers, comme il y a dans ce ciel jaune au-dessus du Golgotha plus qu'une simple angoisse. Le mot, la phrase-chose, inépuisables comme des choses, débordent de partout le sentiment qui les a suscités (Sartre, 1948: 24). Il va de soi qu’il s’agit là d’un élément essentiel pour comprendre la thèse de l’inépuisabilité de la littérature poétique — nous y reviendrons plus loin. Dans la mesure où ils sont perçus comme des choses, les mots poétiques sont également donnés intuitivement comme présents (vs. donnés intuitivement comme absents). Ils sont à l’extérieur, dans le monde, comme “toutes les choses crées” (trait #2). Et c’est pourquoi ils impliquent une certaine forme de passivité (vs. spontanéité). Le poète les “rencontre” et ne les “crée” pas. Métaphoriquement parlant, il se “tourne vers eux”, les “touche”, les “palpe”, etc., comme on se tourne, touche ou palpe un mur ou une chaise (trait #3). Maintenant, l’ensemble de ces traits se retrouve également, quoique Sartre n’insiste pas sur ce point, dans la lecture poétique : si l’auteur perçoit son œuvre, c’est-à-dire l’observe, la pose intuitivement sur le mode du présent, et par conséquent la reçoit d’une façon passive, il en va de même pour le lecteur — quoique, évidemment, le fait que ce dernier ne l’ait pas crée implique une coupure radicale entre la conduite de l’auteur et celle du lecteur. C’est au niveau de l’observation que la différence paraît la plus sensible. Car, même si les mots sont comme des choses, et que son poème finit par exister contre lui (Sartre, 1943: 25), il l’a malgré tout crée : la présence de certains mots, et “Le problème du langage est exactement parallèle au problème des corps et les descriptions qui ont valu dans un cas valent dans l’autre” (Sartre, 1943: 414). Plus de détail sur ce point infra. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 145 l’assemblage de ceux-ci dans le poème, ont été librement choisis par le poète, tandis qu’ils s’imposent au lecteur. C’est pourquoi, s’il les observe, le poète n’a pas, comme le lecteur, la surprise de voir tel mots être présent et entretenir telles relations avec tel autre au sein du poème. Et si, une fois crée, il apprend également son poème, découvrant des relations auxquelles il n’avait pas pensé, il est certain d’une partie de ce qu’il verra dans le miroir des mots, à savoir les ressemblances avec certaines choses — même s’il s’avère que celles-ci débordent celles qu’il avait vues au moment d’écrire — et avec soi- même — même s’il peut être surpris par des images de lui-même toujours nouvelles et différentes. Qu’en est-il à présent de l’attitude prosaïque de l’écrivain ? Si l’attitude poétique transforme le langage en un type spécifique d’être en-soi manifesté dans la perception — et dont l’apparition est par conséquent gouvernée par des règles analogues à celles de la perception externe —, l’écrivain en prose continue de transcender le langage vers le monde — ou, plus précisément, vers des objets imaginaires. On a donc ici une première diffraction du concept de l’imagination. Les objets manifestés via le langage prosaïque sont en effet gouvernés par les mêmes règles que les objets imaginaires : — Quasi-obervation. L’écriture en prose est explicitement décrite avec le vocabulaire utilisé pour parler du phénomène de quasi-observation, c’est-à-dire celui de la pauvreté et de la certitude indubitable. Comme le souligne en effet Sartre, l'opération d'écrire comporte une quasi-lecture implicite qui rend la vraie lecture impossible. Quand les mots se forment sous sa plume, l'auteur les voit, sans doute, mais il ne les voit pas comme le lecteur puisqu'il les connaît avant de les écrire ; son regard n'a pas pour fonction de réveiller en les frôlant des mots endormis qui attendent d'être lus, mais de contrôler le tracé des signes; c'est une mission purement régulatrice, en somme, et la vue ici n’apprend rien, sauf de petites erreurs de la main. L'écrivain ne prévoit ni ne conjecture : il projette. Il arrive souvent qu'il s'attende, qu'il attende, comme on dit, l’inspiration. Mais on ne s'attend pas comme on attend les autres ; s'il hésite, il sait que l'avenir n'est pas fait, que c'est lui-même qui va le faire, et s'il ignore encore ce qu'il adviendra de son héros, cela veut simplement dire qu'il n'y a pas pensé, qu'il n/a rien décidé ; alors le futur est une page blanche (Sartre, 1948: 48-49). La quasi-lecture est donc la forme spécifique prise par le phénomène de la quasi-observation dans le cadre de l’écriture en prose. Comme dans la perception, chaque mot (et chaque objet que ces mots désignent) est donné à l’écrivain par profil et esquisse ; mais il n’est pas donné comme une chose dans le monde, c’est-à-dire comme débordant, maintenant des relations infinies avec les autres objets existant sur le fond du monde (quoique n’étant pas encore considérés avec attention). Au contraire, “je n’y trouverai jamais que ce que j’y ai mis” (Sartre, 1940: 25). Par conséquent, du point de vue de l’écrivain, il n’y a pas de monde imaginaire de la littérature : je n’apprends pas les objets que j’imagine et les mots que j’écris, je les invente au fur et à mesure. Ils ne peuvent pas non plus apparaître autrement que ce qu’ils sont ; au contraire, ils “se donne[nt] immédiatement pour ce qu’il[s] [sont]” (Sartre, 1940: 24). Enfin, je ne peux être surpris de ce que je quasi-lis : “jamais Proust n'a découvert l’homosexualité de Charlus, puisqu'il l'avait décidée avant même d'entreprendre son livre” (Sartre, 1948: 49). — Absence. Si, en écrivant une œuvre en prose, je n’y trouve rien que ce que j’y ai mis, alors je pose les objets imaginaires comme étant “en marge de la totalité du réel” (Sartre, 1940: 352), c’est-à- dire comme donnés-absents en dehors du monde, comme des objets en l’existence desquels je ne crois 146 Aurélien Djian pas (le Snake Plissken de Carpenter n’est pas dans le monde ; et notre monde réel est une absence de Snake Plissken). — Spontanéité. Écrire est un mode d’être spontané du pour-soi qui implique des objets en tant que transcendances dans l’immanence. Comme l’indique Sartre, “ l'écrivain ne rencontre partout que son savoir, sa volonté, ses projets, bref lui-même; il ne touche jamais qu'à sa propre subjectivité, l'objet qu'il crée est hors d’atteinte, il ne le crée pas pour lui” (Sartre, 1948: 49). Nous avons à présent tous les éléments pour comprendre en quoi l’écriture prosaïque constitue une diffraction du concept de l’imagination — mais également pour répondre à l’une des questions que nous nous posions au début de cette section. Pourquoi, en effet, l’écrivain en prose a-t-il besoin du lecteur pour réaliser son désir d’être causa sui ? L’explication réside justement dans le caractère de spontanéité de l’écriture prosaïque : lorsque j’écris sur ce mode, il est certain que je produis quelque chose ; mais je produis une transcendance dans l’immanence qu’en tant qu’écrivain je ne peux pas révéler comme je révèlerais une chose. Car “nous ne trouvons jamais que nous dans notre oeuvre” : “c'est notre histoire, notre amour, notre gaieté que nous y reconnaissons”, “nous ne recevons jamais d'elle cette gaieté ou cet amour : nous les y mettons” ; “lorsque nous cherchons à percevoir notre ouvrage, nous le créons encore, nous répétons mentalement les opérations qui l’ont produit”. En bref, “dans la perception, l'objet se donne comme l'essentiel et le sujet comme l'inessentiel ; celui-ci recherche l’essentialité dans la création et 1’obtient, mais alors c'est l'objet qui devient l’inessentiel” (Sartre, 1948: 47-48). Si donc l’écrivain a besoin du lecteur, c’est “pour se faire reconnaître comme essentiel à la totalité de l’être” (Sartre, 1948: 67) : l'acte créateur n'est qu’un moment incomplet et abstrait de la production d’une oeuvre; si l'auteur existait seul, il pourrait écrire tant qu'il voudrait, jamais l'oeuvre comme objet ne verrait le jour et il faudrait qu'il posât la plume ou désespérât. Mais l'opération d'écrire implique celle de lire comme son corrélatif dialectique et ces deux actes connexes nécessitent deux agents distincts. C'est l’effort conjugué de l'auteur et du lecteur qui fera surgir cet objet concret et imaginaire qu'est l'ouvrage de l'esprit. Il n'y a d'art que pour et par autrui (Sartre, 1948: 49-50). Or, la raison pour laquelle la lecture de prose permet à l’écrivain de réaliser son désir désespéré de reconnaissance est en même temps ce qui justifie le trait d’apparente inépuisabilité du phénomène prosaïque tel qu’il apparaît au lecteur. Comme le souligne Sartre, si le lecteur peut jouer ce rôle, c’est parce que l’attitude de lecture fait exister l’œuvre de l’auteur comme un objet — conférant à son œuvre une existence objective que l’auteur ne pourra jamais expérimenter en raison du phénomène de quasi-lecture impliqué dans l’écriture. Et, pour que la lecture puisse faire exister l’œuvre de cette manière, il faut, d’une part, que lire de la prose écrite soit quelque chose comme percevoir des choses transcendantes ; et, d’autre part, puisque la lecture fournit en effet une donnée intuitive de l’objet imaginaire lui-même, elle doit être considérée comme une forme spéciale d’imagination. C’est ce statut, apparemment paradoxal, de la lecture prosaïque que Sartre résume dans le passage suivant : la lecture […] semble la synthèse de la perception et de la création ; elle pose à la fois l’essentialité du sujet et celle de l'objet; l'objet est essentiel parce qu'il est rigoureusement transcendant, qu'il impose ses structures propres et qu'on doit l'attendre et l'observer; mais le sujet est essentiel aussi parce qu’il est requis non seulement pour dévoiler l'objet (c’est-à-dire faire qu'il y ait un objet) mais encore pour L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 147 que cet objet soit absolument (c'est-à-dire pour le produire). En un mot, le lecteur a conscience de dévoiler et de créer à la fois, de dévoiler en créant, de créer par dévoilement (Sartre, 1948: A FAIRE). Cependant, il ne faut pas entendre par là que la lecture constitue un mixte de perception et d’imagination, dans la mesure où l’un et l’autre, comme nous l’avons vu, impliquent, quant à la manifestation de leur objet respectif, des règles essentiellement distinctes. Comme le soulignait déjà Sartre dans L’imaginaire, je ne peux pas percevoir et, dans le même temps, imaginer quelque chose : les objets n'existent que pour autant qu’on les pense. Voilà qui serait incompréhensible pour tous ceux qui font de I'image une perception renaissante. C'est que, en effet, il ne s'agit pas du tout d'une différence d'intensité : mais les objets du monde des images ne sauraient en aucune façon exister dans le monde de la perception; ils ne remplissent pas les conditions nécessaire (Sartre, 1940: 26). Replacé dans le cadre ontologique de EN, cela implique que la perception et l’imagination ont chacun leur propre mode de manifestation de l’être du phénomène. Par conséquent, si la lecture est une conduite qui diffracte ou spécifie les règles constitutives de l’imagination, au mieux, elle “ressemble” ou est “analogue” à la perception — mais elle ne peut s’accorder, en partie ou en totalité, avec les règles constitutives de la perception externe. Ainsi, tandis que je lis Les trois mousquetaires de Dumas, je ne perçois pas Athos, Porthos ou D’Artagnan ; non seulement je les pose comme donnés-absents vis-à-vis du monde (dans la mesure où je ne crois pas en leur existence), mais ils sont également donnés d’une manière qui est entièrement différente de celle avec laquelle les choses perçues le sont (en tant que débordant, entretenant des relations infinies avec un fond de choses existantes vers lesquelles je peux toujours diriger mon attention). En outre, ils manifestent tous la pauvreté caractéristique de l’image, dans la mesure où il n’y a rien de plus dans le roman que ce que Dumas y a mis. De ce point de vue, il n’y a aucune réponse à la question “que se passe-t-il à Marseille pendant les événements racontés dans Les trois mousquetaires ?”. Ou, autrement it, aucun jugement vrai ou faux ne saurait exprimer cet état de fait. Ainsi, la lecture, quoique analogue, n’est pas identique à la perception, dans la mesure où elle est structurée conformément aux règles constitutives d’un type complètement différent de “projet” ou d’“ attitude” : lire de la prose, par opposition à écrire ou lire de la poésie, c’est imaginer. Cela dit, il s’agit d’une forme spécifique d’imagination. Dans la mesure où Athos et D’Artagnan ne sont pas le fruit de mon imagination (mais de celle de Dumas écrivant), lorsque je lis le roman je ne rencontre que des objects imaginaires m’apparaissant comme à découvrir. En d’autres termes, non seulement Les trois mousquetaires est donné via des profils, mais ces profils sont pour ainsi dire “observés” dans le processus de lecture. Une telle “observation”, cependant, devrait plutôt être appelée “observation feinte”, par opposition à l’“observation réelle” de la perception externe, et par spécification vis-à-vis de la “quasi-observation” comme trait générique de l’imagination. L’arrivée de D’Artagnan à Paris, en effet, ne déborde pas, n’entretient pas une infinité de relations avec d’autres existants au sein du “monde” des Trois mousquetaires. Elle ne manifeste que les relations à propos desquelles Dumas écrit. Ainsi, je ne peux pas rediriger librement mon attention vers des éléments indéterminés qui, pour le moment, apparaissent simplement comme des parties de l’arrière-plan de ce qui est actuellement observé. Dans le roman, les choses sont exactement telles qu’elles apparaissent, c’est-à-dire sont telles que le narrateur les écrit. Et pourtant, nous apprenons malgré tout ce que D’Artagnan a fait lorsqu’il arriva pour la première fois à Paris — et nous l’apprenons en lisant ; nous 148 Aurélien Djian anticipons et nous faisons des conjectures sur des événements probables qui, finalement, s’avèrent différents de ce qu’ils semblaient au premier abord, etc. Par conséquent, les aventures de D’Artagnan sont à la fois des événements que je révèle — car, lorsque je lis, “je reçois une modification dont je ne suis pas l’origine, c’est-à-dire ni le fondement ni le créateur” (Sartre, 1943: 24) —, et des événements que je crée — car il n’y a pas d’aventures si je ne les imagine pas : D’Artagnan et n’importe laquelle de ses actions ne sont pas des choses données de manière présente, qui sont même si je ne suis pas là pour les manifester (Sartre, 1948: 45-48), mais des néants donnés de façon absente qui requièrent la spontanéité de l’imagination afin d’être. On en vient ainsi à la thèse de l’inépuisabilité de l’œuvre en prose qui, on va le voir, s’éclaire à présent d’une façon tout à fait particulière. Dans la mesure où le lecteur révèle tout en créant, on comprend que, pour lui, “tout est à faire et tout est déjà fait ; l’œuvre n’existe qu’au niveau exact de ses capacités” (Sartre, 1948: 52). En effet, contrairement à la chose, l’existence de l’œuvre implique que je l’imagine, ou que je la crée : plus je lis, plus je crée, et toute lecture implique la conscience que je pourrais créer plus, en lisant plus. Mais puisque, en créant, le lecteur découvre — dans la mesure où tout ce qu’il crée n’est rien d’autre, et rien de plus, que ce que l’auteur a écrit et imaginé —, alors “l’œuvre lui paraît inépuisable et opaque comme les choses” (Sartre, 1948: 52). Or, deux points sont ici essentiels. Premièrement, en quoi consiste ici l’inépuisabilité, ou l’opacité, des choses ? L’opacité possède, chez Sartre, au moins trois significations. D’abord, elle désigne l’une des caractéristiques essentielles de l’être en-soi, par opposition au pour-soi : Il [= le principe d’identité, à savoir que l’être est ce qu’il est] désigne l'opacité de l’être en-soi. Cette opacité ne tient pas de notre position par rapport à l’en soi, au sens où nous serions obligés de l'apprendre et de l’observer parce que nous sommes “dehors”. L'être-en-soi n'a point de dedans qui s'opposerait à un dehors et qui serait analogue à un jugement, à une loi, à une conscience de soi . L'en-soi n'a pas de secret : il est massif (Sartre, 1943: 32). Ensuite, il définit également le phénomène d’être, par opposition à l’être transphénoménal de la conscience, pour autant qu’il possède une structure “fini-infini” fondée sur la modification incessante du sujet (tandis que le sujet, saisi pré-réflexivement, n’est rien d’autre que ce qu’il apparaît) : Une table n'est pas dans la conscience, même à titre de représentation. Une table est dans l'espace, à côté de la fenêtre, etc. L'existence de la table, en effet, est un centre d'opacité pour la conscience ; il faudrait un procès infini pour inventorier le contenu total d'une chose. Introduire cette opacité dans la conscience, ce serait renvoyer à l'infini l'inventaire qu'elle peut dresser d'elle-même, faire de la conscience une chose et refuser le cogito (Sartre, 1943: 17-18). Enfin, l’opacité constitue l’une des règles constitutives de la manifestation du phénomène perceptif dont nous avons parlé plus haut, à savoir la structure figure/fond, par opposition à la pauvreté de l’image : l’émotion [exprimée par le poète] est devenue chose, elle a maintenant l'opacité des choses; elle est brouillée par les propriétés ambiguës des vocables où on l'a enfermée […]. Le mot, la phrase-chose, inépuisables comme des choses, débordent de partout le sentiment qui les a suscités (Sartre, 1948: 24). L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 149 Dans ce dernier cas, l’opacité des choses revient à leur caractère débordant, c’est-à-dire à leur individualité, ou, de manière équivalente, au fait qu’une chose “entretienne avec les autres choses une infinité de rapports” (Sartre, 1940: 25). Quel sens d’“opacité” est dès lors pertinent dans le contexte de la thèse sartrienne ? On peut commencer par exclure le premier : il s’agit pour Sartre de décrire les règles constitutives de la lecture du phénomène prosaïque, et non d’une affirmation concernant l’un des traits de l’être en-soi. Faut-il dès lors entendre “opacité” au sens le plus général du phénomène ? Si c’était le cas, la thèse de l’inépuisabilité reviendrait à celle de EN. Mais, là encore, la référence à l’opacité des choses exclut cette solution. Si seules les choses sont opaques, alors la découverte (imaginaire) du “monde” littéraire donne l’impression, via le phénomène d’“observation feinte”, que chaque “chose” est saisie dans la lecture en tant que figure sur le fond d’un “monde”, et entretient avec l’ensemble des “choses” qui le composent une infinité de rapport qui ne sont pas encore observées, mais pourraient l’être, si je redirigeais mon attention — bref, elle donne l’impression du débordement. Dès lors, on peut tirer les conclusions suivantes : — (a) QL présente une thèse de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire prosaïque ; — (b) celle-ci est certes fondée indirectement et de manière générale sur le modèle du phénomène de EN — par rapport auquel perception et lecture “s’équivalent” — pour autant qu’il introduit l’analyse en termes de mode de néantisation ; mais, dans la mesure où elle concerne le phénomène prosaïque, cette thèse s’appuie directement et de façon spécifique sur une description des règles constitutives de la lecture prosaïque (en tant que diffraction du concept de l’imagination) par opposition à la perception externe impliquée dans l'écriture autant que dans la lecture d’œuvres poétiques ; — (c) de ce point de vue, l’horizon n’est plus envisagé comme la condition générale de la transcendance, par quoi la conscience appréhende l’unité de la série infinie du phénomène à travers la multiplicité finie de ses apparitions. Il est lui aussi spécifié, c’est-à-dire est examiné comme une structure particulière permettant, à chaque fois de façon différente et appropriée, au mode de néantisation considéré de transcender le fini vers l’infini, et par conséquent de manifester le phénomène corrélatif au mode en question. Ainsi, l’horizon perceptif est à découvrir, tandis que celui imaginaire est à inventer ; et puisque la poésie est à la prose ce que la perception externe est à l’imagination, l’horizon poétique est essentiellement à découvrir (horizon opaque), et celui prosaïque à inventer. — (d) Cela dit, le caractère paradoxal de la lecture d’œuvres littéraires provient justement du fait que son horizon semble à la fois à inventer et à découvrir : il est à inventer car la lecture est un mode de néantisation imaginaire ; il est à découvrir car l’objet est essentiel vis-à-vis du lecteur, c’est-à-dire que celui-ci imagine exactement et autant que ce que l’auteur a imaginé et écrit. Ce paradoxe n’est cependant qu’apparent : la découverte est seulement feinte, c’est-à-dire va aussi loin, et pas plus loin, que ce que l’auteur de prose a imaginé. On en arrive alors au deuxième point essentiel de la thèse de l’inépuisabilité. C’est que, si les choses sont inépuisables, ou opaques, ce n’est justement pas le cas des objets imaginaires, qui sont d’une pauvreté essentielle. De ce point de vue, il faut entendre l’affirmation de Sartre au sens le plus littéral : dans la mesure où, en lisant, le lecteur crée et découvre, et découvre autant qu’il crée, l’œuvre lui “paraît inépuisable et opaque comme les choses” (Sartre, 1948: 52, c’est moi qui souligne). Autrement dit, l’œuvre semble au lecteur inépuisable, mais elle ne l’est pas, ce qui signifie deux choses. 150 Aurélien Djian D’une part, comme le souligne Sartre à juste titre, conformément à la structure générale de l’imagination, “le lecteur […] progresse dans la sécurité. Aussi loin qu’il puisse aller, l’auteur est allé plus loin que lui” (Sartre, 1948: 60). C’est pourquoi, pour le lecteur, “tout est à faire”, certes, mais “tout est déjà fait” : la création du lecteur est tout entière “dirigée” (Sartre, 1948: 52) ; “l’objet est essentiel” vis-à-vis de ce dernier, “parce qu’il est rigoureusement transcendant, qu’il impose ses structures propres et qu’on doit l’attendre et l’observer” (Sartre, 1948: 50). Aussi créatif que je sois, j’imaginerai donc l’arrivée de D’Artagnan à Paris dans Les trois Mousquetaires exactement telle que Dumas la décrit. L’horizon de la lecture prosaïque, de ce point de vue, est certes inventé, mais cette invention est pré-déterminée par l’écrivain. Mais, d’autre part, et corrélativement, cette arrivée n’entretient de relations qu’avec les autres événements relatés dans ce livre — et pas plus. En dépit de l’impression donnée par le phénomène de l’observation feinte, la pauvreté essentielle de l’image s’applique également à l’image prosaïque : son débordement est aussi feint que son observation, elle n’est donc pas opaque — bref, elle n’est pas inépuisable. Ce qui nous permet de modifier de manière appropriée nos conclusions précédentes : — (a) QL ne présente pas de thèse de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire prosaïque. — (b) Le rejet de cette thèse repose, non sur la théorie du phénomène, mais sur un examen des règles spécifiques gouvernant la manifestation du phénomène prosaïque, par opposition à celle du phénomène perceptif (et poétique). — (c) L’horizon est appréhendé comme structure spécifique du mode de néantisation de la lecture prosaïque : en tant qu’horizon dont la découverte est feinte, c’est-à-dire en réalité inventée (par un autre que moi), il s’agit d’une structure imaginaire dont la découverte est pré-déterminée par l’auteur (vs. l’horizon perceptif opaque de l’écriture et de la lecture poétiques). — (d) Sa particularité explique à la fois que l’œuvre littéraire paraisse au lecteur inépuisable et opaque comme les choses, mais qu’elle ne le soit pas. En effet, pour autant que l’horizon est imaginaire, il doit être inventé ; et, pour autant qu’il est pré-déterminé, il est à découvrir ; mais, dans la mesure où il est a priori complètement imaginé par l’auteur, il est d’une pauvreté essentielle, c’est- à-dire que les “choses” lues et imaginées ne débordent que de manière feinte : elles entretiennent un nombre limité et exactement déterminé par l’auteur (vs. infini et indéterminé) de relations avec les autres événements contés dans le livre. L’oeuvre n’est donc pas inépuisable. *** L’examen que nous avons mené jusqu’ici de EN et de QL nous a permis d’explorer deux thèses concernant l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire, qui mobilisent, à chaque fois à leur manière, les mêmes éléments conceptuels : le rapport entre perception et lecture, la structure de l’horizon. — D’une part, une thèse sur l’inépuisabilité du phénomène littéraire. Dans EN, cette dernière est fondée sur la nouvelle théorie du phénomène, qui concerne tous les objets transcendants, et qui renvoie ultimement au changement incessant du sujet : si tout phénomène est une série infinie d’apparitions finies, c’est parce qu’il est le corrélat de la néantisation du sujet, lui-même changeant continûment — je peux lire À la recherche du temps perdu à différentes époques de ma vie, et il s’agira à chaque fois d’un autre point de vue, c’est-à-dire d’un point de vue temporellement distinct, sur les mêmes pages, et sur la même œuvre. Du point de vue du phénomène, l’œuvre littéraire n’est donc ni plus ni moins inépuisable que l’objet perceptif. Et l’horizon est la condition commune qui permet à n’importe quel L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 151 mode de néantisation de transcender la multiplicité des apparitions finies vers l’unité et l’identité de la série infinie (l’œuvre, la chose, etc.). — D’autre part, une thèse sur l’inépuisabilité — ou plutôt l’épuisabilité — du phénomène littéraire prosaïque. Dans QL, cette dernière s’appuie sur la théorie du phénomène de EN, mais l’approfondit. Elle résulte en effet d’un examen des lois spécifiques gouvernant la manifestation du phénomène prosaïque dans la lecture. De ce point de vue, la lecture prosaïque est considérée comme une diffraction du concept d’imagination, par opposition avec la perception. Et le fait que l’œuvre semble au lecteur inépuisable, comme les choses, mais ne le soit pas, s’explique par le caractère d’horizon spécifique de la lecture prosaïque : imaginaire, il est inventé ; imaginé par un autre, il est découvert ; mais cette découverte étant feinte, chaque “chose” lue déborde, tout en maintenant son caractère de pauvreté — il faut que j’imagine les aventures de D’Artagnan pour qu’elles soient, quoique je les découvre dans le même temps, et cette observation (feinte) implique que les événements lus apparaissent sur un fond, quoique ce fond soit délimité et déterminé a priori par l’auteur : l’arrivée de D’Artagnan à Paris dans Les trois mousquetaires, contrairement à n’importe quelle chose réelle ou individuelle, n’entretient des relations qu’avec le reste de ce que Dumas a écrit dans sa saga. La théorie du phénomène de EN, donc, est incompatible avec la thèse de la préface de OE, compatible avec celle de la seconde étude, mais insuffisante pour la fonder dans sa spécificité ; la théorie du phénomène littéraire prosaïque de QL, quant à elle, est compatible avec la thèse de la seconde étude de OE, et possède toute la spécificité requise, mais elle fonde, non pas une thèse de l’inépuisabilité, mais de l’épuisabilité, de l’œuvre littéraire. Toutes ces options étant exclues, une fois que l’on a suivi jusqu’ici la suggestion de Eco, il ne reste donc plus qu’une possibilité : si la thèse de l’ouverture doit trouver un fondement spécifique chez Sartre, celui-ci ne peut résider que dans sa théorie de la littérature poétique, dont on a déjà indiqué qu’elle conduisait à une position sur l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire. Or, comme on va le voir en entrant à présent dans le détail de la thèse de Eco, c’est en partie ce qui arrive. Si c’est le cas, on ne sera alors pas surpris de retrouver mobilisés chez ce dernier les ingrédients conceptuels de la théorie sartrienne de la littérature en général, et de la littérature poétique en particulier : le rapport entre perception externe et lecture, et la notion d’horizon. 4. La littérature poétique et l’ouverture esthétique Le trait le plus important de la théorie de l’ouverture de Eco réside dans le fait qu’elle s’inscrit dans le cadre de l’examen du “processus de transaction entre le sujet percevant et le stimulus esthétique” (Eco, 1965: 48), ou, plus précisément, entre le sujet percevant et le stimulus esthétique produit intentionnellement. Il est clair, en effet, que la catégorie de l’esthétique dépasse de loin le contexte des œuvres d’art : je peux considérer le mouvement des étoiles dans le ciel, une personne, ou une action, d’un point de vue esthétique — comme beau/belle, laid/laide, sublime, mauvais/mauvaise, etc. —, ce qui n’en fait pas pour autant des œuvres d’art. Cette façon d’aborder le problème implique cependant une délimitation drastique du phénomène d’ouverture. En effet, celui-ci, et l’expérience de l’inépuisabilité qui l’accompagne, réside dans la perception de la “valeur esthétique” (Eco, 1965: 61) de l’œuvre littéraire, qui repose sur l’unité indissociable, au sein d’une “forme matérielle”, des “valeurs référentielles et [des] valeurs émotionnelles” (Eco, 1965: 60). Or, un lecteur peut tout à fait se désintéresser d’une telle unité : c’est le cas lorsque, par exemple, en tant que narratologue, je m’intéresse aux structures de l’intrigue, ou 152 Aurélien Djian que je souhaite identifier le style d’un auteur en m’intéressant au vocabulaire qu’il utilise, aux tournures grammaticales qu’il affectionne — ou, tout simplement, lorsque, en tant que lecteur “naif”, je suis plongé dans l’histoire du livre en question. Dans ce cas, je suis justement indifférent à la dimension spécifiquement esthétique de l’œuvre littéraire : je ne “déguste” pas (Eco, 1965: 43) la beauté, je pose l’être (ou le non-être) et l’être-tel (ou le non-être-tel) des mots, des tournures de phrases, de l’histoire ou des schèmes narratifs — D’Artagnan a rencontré Milady, puis il est allé à Paris, ou alors Dumas utilise tel schéma narratif, puis tel autre, tel vocabulaire dans la bouche de tel personnage, etc. Cela ne signifie pas que, n’étant pas intéressé à l’unité esthétique de l’œuvre, je ne sois pas pour autant touché par celle-ci, tout comme l’astronome, tout en s’intéressant théoriquement au mouvement des étoiles, peut être touché par sa beauté ; seulement, c’est une chose de s’intéresser au livre comme phénomène esthétique, c’en est une autre de se plonger, par exemple, dans son histoire, dans le choix d’un certain vocabulaire, etc. Bref, pour reprendre le vocabulaire de Sartre, il s’agit d’attitudes ou de conduites différentes, gouvernées par des règles de manifestation du phénomène bien distinctes. Ainsi, si, en principe (sinon en fait), l’œuvre comme phénomène esthétique peut produire sur moi une “réaction” esthétique “illimitée” (Eco, 1965: 57), le cas de l’œuvre comme phénomène théorique est tout à fait différent. Ici, le nombre d’ interprétations” est strictement gouverné par l’identité (ou la non-identité) des mots utilisés — tel est le vocabulaire, les tournures, utilisés par Dumas dans la bouche de D’Artagnan, ou de Milady —, ou de la signification du texte — voilà comment D’Artagnan est arrivé à Paris. Je peux donc être touché par, ou réagir de bien des façons à un seul et même texte, quoique sa signification, ou ses structures grammaticales, soient tout à fait identifiables ou univoques. Et même si ces dernières, pour une raison ou pour une autre, étaient équivoques, ce ne reviendrait pas pour autant à l’inépuisabilité dont parle Eco dans cette seconde étude, à savoir l’inépuisabilité esthétique. De ce premier trait, on peut donc tirer la série de conclusions suivante : l’inépuisabilité fondamentale à toute œuvre littéraire — (a) est un phénomène spécifiquement esthétique ; — (b) il implique une attitude esthétique, c’est-à-dire un intérêt perceptif dirigé sur la valeur esthétique de l’œuvre. On retrouve ainsi le rapport entre perception et lecture ; — (c) Cette valeur esthétique réside dans l’unité indissociable de plusieurs aspects : la matière textuelle (sons, rythme, voir Eco 1965: 54), les valeurs référentielles et émotionnelles ; — (c) toute attitude de lecture n’est pas nécessairement esthétique : il existe également une attitude théorique à l’égard d’un livre. — (d) Dès lors que l’on quitte le terrain esthétique, corrélatif d’une attitude esthétique, on exclut du même coup la possibilité d’une expérience d’inépuisabilité dans le sens de Eco. Dans ce cas, c’est la dimension théorique de l’œuvre qui est le thème du lecteur ; et la lecture cesse d’être une perception de valeur. — (e) on peut appeler “dégustation” (Eco, 1965: 43) ou “jouissance esthétique” (Eco, 1965: 59) l’attitude esthétique de la lecture. Maintenant, le fait de considérer la degustation d’une œuvre comme une espèce de perception nous met sur la voie d’un rapprochement avec la théorie sartrienne de la littérature poétique. La théorie de la double organisation et de la transaction présentée dans la seconde étude de OE est envisagée par Eco comme la clarification scientifique d’un phénomène sur lequel Croce et Dewey, avant lui, avaient attiré l’attention, mais que, précisément, ils n’avaient pas su expliquer (Eco, 1965: L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 153 44-47). Ce phénomène, c’est ce que Eco appelle l’ouverture fondamentale de l’œuvre littéraire ; et celui-ci est décrit au début de la seconde étude dans les termes suivant : lorsqu’on récite un vers ou un poème, les mots prononcés ne sont pas immédiatement traduisibles dans un denotatum réel qui épuiserait leurs possibilités de signification ; ils appellent une série de signifiés qui s’approfondissent sans cesse, au point qu’ils fournissent comme une image réduite de l’univers entier. Tel est en tout cas le sens que nous croyons pouvoir donner à la théorie (souvent équivoque par ailleurs) proposée par Croce, de l’expression artistique comme totalité (Eco, 1965: 44). Plusieurs points doivent ici être soulignés, à la fois dans le but de préciser la théorie de Eco de la double organisation, et de justifier le rapprochement avec Sartre suggéré plus haut. D’abord, l’idée d’une “série de signifiés” pour un même signifiant rappelle la thèse de la préface de OE : “l’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une pluralité de signifiés qui coexistent en un seul signifiant” (Eco, 1965, p, 9). Cependant, une telle multiplicité de signifiés n’implique pas nécessairement d’ambiguïté du message : le tercet de Dante, considéré à la fin de l’étude, possède une “signification […] univoque”, c’est-à-dire qu’il formule “le concept trinitaire” de la “théologie catholique”, dont il “n’accepte” et ne “propose” “qu’une seule et unique interprétation” (Eco, 1965: 60). Si, “à chaque lecture, sa signification, bien qu’univoque, semble s’approfondir un peu plus” (Eco, 1965: 60), ce n’est donc pas en raison de son ambiguïté ; c’est parce que, dans ce tercet, conformément à son “intention esthétique” (Eco, 1965: 59), Dante “lie les idées au matériau phonique et rythmique, en sorte que celui-ci [le concept trinitaire] exprime, avec le concept, l’élan de contemplation joyeuse qui accompagne sa compréhension” — autrement dit, “valeurs référentielles et valeurs émotionnelles [s’y] fondent en une forme matérielle désormais indissociable” (Eco, 1965: 60). Ainsi, c’est une chose pour la signification de s’approfondir, c’en est une autre d’être ambiguë. Ce qui nous amène au deuxième point : si le phénomène de l’approfondissement est radicalement différent de celui de l’ambiguïté, c’est parce qu’il ne repose pas exclusivement sur la signification, mais, au contraire, sur l’unification de la dimension référentielle et émotionnelle avec celle matérielle (le son, le rythme). Si l’on prend l’exemple du vers de Phèdre qu’examine Eco — “Depuis que sur ces bords les Dieux ont envoyé La fille de Minos et de Pasiphaé” (Eco, 1965: 54) —, l’intention de Racine est d’une part de suggérer, en utilisant les noms de Minos et Pasiphaé, “un halo d’horreur” chez le spectateur : “Minos est redoutable de par son caractère infernal, et Pasiphaé repoussante de par l’acte bestial qui la rendit célèbre” (Eco, 1965: 53). Le terme de “halo”, que Eco répète à plusieurs reprises dans cette seconde étude, est d’ailleurs ici bien choisi : c’est l’un de ceux qu’utilise également Husserl pour exprimer son concept d’horizon (voir sur ce point Djian 2021). Et c’est évidemment de cela qu’il est question ici : plus précisément, il s’agit de l’horizon du passé, la référence de Racine visant à provoquer chez le lecteur l’explicitation, via des souvenirs, de l’horizon de ses expériences passées concernant l’un et l’autre des personnages, et des émotions qu’elles ont charriées : “le signe “Minos” manie la réalité culturelle et mythologique à laquelle il se réfère sans équivoque, en même temps que la vague d’émotions qui s’associe au souvenir du personnage” (Eco, 1965: 53). Ainsi, via l’explicitation par le lecteur de son horizon du passé — explicitation qui est motivée et guidée, c’est- à-dire suggérée (pour reprendre la terminologie de Eco) par l’auteur —, c’est à la fois la référence des termes qui est assurée, et un contexte émotionnel qui est instauré. Mais, d’autre part, son ambition ne se limite pas à cela : “il entend créer une forme, il recherche un effet esthétique” (Eco, 1965: 53). Ce qui signifie que, du point de vue de Eco, la dimension 154 Aurélien Djian esthétique d’un texte ne réside ni dans la référence ou dans l’émotion qu’il suggère, prises séparément, ni dans leur liaison. Il faut que ces deux éléments soient liés à un troisième, dans lequel la perception externe intervient, à savoir la dimension matérielle du texte lui-même. Ainsi, Racine, souhaitant créer une forme esthétique, veut que “la formulation du propos [soit] réussie au point qu’il devient impossible de séparer le référé conceptuel du stimulus sensible”, l’unité de l’architecture matérielle (son, rythme), signifiante (la référence univoque aux personnages en question) et émotionnelle (via l’explicitation de l’horizon du passé du lecteur que la suggestion référentielle motive) opérant de telle manière que le récepteur, à chaque nouvelle lecture, soit continuellement amené à un “nouvel itinéraire imaginatif” ou “mental” (Eco, 1965: 53). Et cela n’est possible qu’en raison de cette liaison des trois dimensions : car, si les dimensions signifiante et émotionnelle donnent lieu à des réactions en principe limitées — par exemple, chacun comprend et ressent la même chose à propos de Minos et Pasiphaé, et c’est d’ailleurs la même compréhension et émotion que Racine souhaite suggérer —, lorsqu’une forme est crée, celle-ci intègre des “suggestions phoniques”, “lesquelles sont à leur tour mêlées de références confuses et oubliées, d’hypothèses concernant les significations possibles, et de significations arbitraires” (Eco, 1965: 55). La dimension matérielle joue donc un rôle crucial : c’est la liaison avec les éléments phoniques qui, aux yeux de Eco, constitue la forme proprement esthétique de l’œuvre, et démultiplie à l’infini les possibilités de réaction à la même œuvre. Ou, pour le dire autrement : alors que les aspects émotionnels et référentiels sont des conditions nécessaires, mais insuffisantes, pour produire un effet esthétique, seule leur liaison avec l’aspect matériel enclenche le phénomène esthétique proprement dit. Ce qui nous amène au troisième point, et à une question : comment le caractère formel de l’œuvre littéraire démultiplie t-il en principe à l’infini ces réactions, c’est-à-dire constitue-t-il la structure fondamentale d’ouverture de l’œuvre littéraire ? Si l’on suit Eco, y compris dans la seconde étude, cela dérive du fait qu’il introduit dans le texte une “ambiguïté” structurelle. Plus précisément : lorsqu’il s’agit d’un stimulus esthétique, le bénéficiaire ne peut isoler un signe pour le relier de manière univoque à sa signification traditionnelle : il doit saisir le denotatum dans son ensemble. Chaque signe se présentant comme lié à un autre et recevant des autres sa physionomie complète, ne fournit plus qu’une indication vague. Chaque denotatum, étant forcément lié à d’autres denotata, ne peut être perçu que comme ambigu (Eco, 1965: 56). Ainsi, l’ambiguïté du texte en question réside dans le fait de constituer une forme, et la forme se définit comme “un tout nécessaire et justifié que nous sentons ne pouvoir morceler” (Eco, 1965: 56, c’est moi qui souligne). Mais on voit mal en quoi ce caractère de totalité du texte pourrait caractériser l’ouverture propre à toute œuvre littéraire, dans la mesure où nous ne savons pas en quoi consiste à proprement parler cette ambiguïté — s’il est vrai qu’elle n’équivaut pas à l’équivocité du message ou de la signification du texte. En effet, il ne suffit pas de dire que, dans une forme, “le bénéficiaire ne peut isoler un signe pour le relier de manière univoque à sa signification traditionnelle”, le rendant ainsi ambigu. Car cela vaut tout aussi bien dans une conversation quotidienne : chaque signe s’y trouve “lié à un autre et recevant des autres sa physionomie complète”. Or, c’est précisément ici, lorsque Eco semble incapable de justifier sa position sinon en mobilisant à nouveau le concept d’ambiguïté, qui acquiert par la même occasion une équivocité le rendant impropre à expliquer quoi que ce soit, que le détour par Sartre va s’avérer fructueux. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 155 Eco suggère en effet dans la note complétant le passage qui vient d’être cité que le fait qu’un texte constitue, pour un lecteur, une forme, implique que sa fonction poétique y prenne l’ascendant sur sa fonction référentielle. Citant Jakobson, il souligne ainsi que ““la suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénotation), mais la rend ambiguë”” (Eco, 1965: 66). Or, la fonction poétique devient dominante précisément lorsque le lecteur adopte une certaine attitude, c’est-à-dire cesse de traverser le texte vers ce qu’il dénote, pour considérer ce dernier en lui-même : “l’ambiguïté est une propriété intrinsèque, inaliénable, de tout message centré sur lui- même, bref, c’est un corollaire obligé de la poésie”” (Eco, 1965: 66). Autrement dit, lorsqu’une œuvre devient, pour le lecteur, une forme, c’est-à-dire lorsque ce dernier adopte une attitude poétique, celle- là constitue pour lui un tout assumant, au détriment de la fonction référentielle, une fonction poétique, le texte étant dès lors centré sur lui-même. Un certain nombre d'éléments de la théorie sartrienne de la littérature poétique apparaît alors comme implicitement mobilisé, et, en même temps, comme capable de clarifier conceptuellement la position de Eco : — (a) la poésie est une fonction que prend un mot (ou un groupe de mots) lorsque le lecteur adopte une certaine attitude, à savoir une attitude poétique ; — (b) cette attitude est d’ordre perceptif ; — (c) la lecture perceptive implique que le texte ne soit pas traversé comme une vitre, comme c’est le cas dans l’attitude prosaïque, mais considérée comme une chose ; — (d) l’équivalence entre lecture et perception, texte et chose, permet de clarifier l’idée que, dans l’attitude poétique, le texte est centré sur lui-même : être centré sur soi-même est un caractère essentiel du texte considéré comme une chose parmi les choses, puisque le mot (ou le groupe de mots) n’est plus considéré comme une vitre à traverser vers la chose signifiée. — (e) le caractère de totalité et de forme de l’œuvre littéraire, qui, chez Eco, définit sa dimension spécifiquement esthétique, peut être clarifié à partir de deux aspects de la théorie sartrienne de la poésie, sur lesquels il nous faut à présent insister. D’abord, dans le fait que les mots qui composent le texte entretiennent avec les autres choses, et le poète lui-même, un rapport non de référence mais de miroir. Comme on l’a vu plus haut, l’attitude poétique chez l’écrivain constitue, pour Sartre, une attitude non-utilitaire : ce dernier ne se sert pas des mots, il les sert (Sartre, 1948: 18). De ce point de vue, ils sont pour lui “des choses naturelles qui croissent naturellement sur la terre comme l’herbe et les arbres” (Sartre, 1948: 19). Cela ne signifie pas, cependant, “qu’ils aient perdu toute signification à ses yeux”, sans quoi “ils s’éparpilleraient en sons ou en traits de plume” ; mais la signification “devient naturelle, elle aussi” (Sartre, 1948: 19). Autrement dit, plutôt que de “s’en servir comme signe d’un aspect du monde, il voit dans le mot l’image d’un de ses aspects”. La priorité de la ressemblance sur la signification conventionnelle est d’ailleurs ce qui peut expliquer l’incompréhension initiale du lecteur de poésie, car “l’image verbale qu’il [le poète] choisit pour sa ressemblance avec le saule ou le frêne n’est pas nécessairement le mot que nous utilisons pour désigner ces objets” (Sartre, 1948: 20). Or, puisque mot et signification sont aussi “naturels” l’un que l’autre, et qu’ils se ressemblent, la relation de ressemblance et de signification est réciproque, ce qui n’est pas le cas pour le signe, où le rapport avec le référent est unilatéral (“rouge” signifie une couleur, mais le rouge ne signifie pas “rouge”) : “comme la signification est réalisée, l’aspect physique du mot se reflète en elle et elle fonctionne à son tour comme image du corps verbal. Comme son signe également, car elle a perdu sa prééminence” (Sartre, 1948: 20). C’est précisément cet état de chose, à savoir la ressemblance réciproque entre ces deux “choses” que sont les mots et les 156 Aurélien Djian choses, que Sartre caractérise comme une relation de “miroir” (Sartre, 1948: 19), ou “double rapport réciproque de ressemblance magique et de signification” (Sartre, 1948: 21). Chose parmi les choses, et entretenant avec les autres choses des rapports de miroir, le mot lu poétiquement acquiert alors l’opacité propre à la chose perçue, c’est-à-dire une infinité de relations avec le monde qui en constitue le fond — d’autant que, à ses “acceptions diverses” entre lesquels le poète ne choisit pas puisqu’il “n’utilise pas le mot”, “s’ajoute l’effort insidieux de la biographie” (Sartre, 1948: 21) : “le mot, qui arrache le prosateur à lui-même et le jette au milieu du monde, renvoie au poète, comme un miroir, sa propre image”. Ainsi, non seulement, pour un écrivain poète, Florence est ville et fleur et femme, elle est ville-fleur et ville-femme et fille-fleur tout à la fois. Et l’étrange objet qui paraît ainsi possède la liquidité du fleuve, la douce ardeur fauve de l’or et, pour finir, s’abandonne avec décence et prolonge indéfiniment par l’affaiblissement continu de l’e muet son épanouissement plein de réserves (Sartre, 1948: 21). Mais, en outre, pour moi, Florence est aussi une certaine femme, une actrice américaine qui jouait dans les films muets de mon enfance et dont j’ai tout oublié, sauf qu’elle était longue comme un long gant de bal et toujours un peu lasse et toujours chaste, et toujours mariée et incomprise, et que je l’aimais, et qu’elle s’appelait Florence (Sartre, 1948: 21). C’est un point sur lequel il faut insister : le fait que, pour le poète, “le langage tout entier est […] le Miroir du monde” (Sartre, 1948: 20), soi y compris, est justement ce qui permet d’introduire l’infinité de relations qu’exclut une attitude prosaïque. Autrement dit, alors que, dans la prose, l’horizon à explorer se limite à ce que l’auteur a imaginé (le “monde” imaginaire), dans la poésie, la perception du mot comme chose implique que le monde tout entier constitue le fond sur lequel cette dernière se détache, et que l’horizon à découvrir est celui de ma vie tout entière. Et c’est précisément cet état de fait, corrélatif de l’opacité des choses, qui explique l’inépuisabilité du poème : “le mot, la phrase- chose, inépuisables comme les choses…” (Sartre, 1948: 24). Ainsi, par exemple, tant que je suis sur un mode prosaïque, “D’Artagnan” est un nom-outil, lu dans Les trois mousquetaires par exemple, que je traverse pour atteindre le personnage fictif auquel il se réfère dans la saga de Dumas, et dont les relations qu’il entretient avec les autres “choses” sont délimitées et dictées par l’imagination de ce dernier ; mais dès que je passe à une attitude poétique — et à condition qu’il constitue une pièce d’un poème, comme nous le verrons infra. —, il devient une chose que je considère pour elle-même, et qui entretient avec les autres choses et avec moi l’ensemble des relations que je peux librement y introduire. Ayant changé d’attitude, je suis celui qui peux mettre en relation cette “chose” avec mon histoire et avec le reste du monde auquel, pour moi, il ressemble — tout comme je suis celui qui, marchant dans la nuit tombée, dévoile “dans l’unité d’un paysage” “cette étoile, morte depuis des millénaires, ce quartier de lune et ce fleuve sombre” (Sartre, 1948: 45). D’Artagnan, c’est d’abord pour moi un acteur, Gabriel Byrne dans L’homme au masque de fer, plus précisément, c’est Dean Keaton avec un chapeau et une épée, puis le personnage d’une saga que je lisais jusque bien trop tard le soir lorsque j’étais au lycée, avant de devenir un exemple spécifique dans mes articles sur la littérature. Et ce n’est qu’une fois que je considère “D’Artagnan” comme un objet, plutôt que comme une vitre, que le nom acquiert cette opacité qui l’ouvre à toutes les relations possibles, c’est-à-dire cette L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 157 inépuisabilité, et que je peux thématiser l’ensemble de ces aspects qui, sinon, deviennent non-pertinent : “D’Artagnan” est le nom d’un personnage dont l’opacité est feinte, et dont les relations avec les autres choses sont non seulement en nombre limité, mais fixé par un autre que moi ; il n’a rien à voir avec Gabriel Byrne ou Dean Keaton, rien à voir avec mes années lycées et mes articles ; c’est une vitre, pas un miroir. À ce premier aspect de miroir s’ajoute un second : le poète ne se contente pas de poser des mots les uns à côté des autres, “il crée un objet”, tout comme le peintre, en assemblant les couleurs sur la toile, crée une maison, ou un arbre (Sartre, 1948: 22). De ce point de vue, si le poète veut écrire un poème, la “véritable unité poétique”, c’est la “phrase-objet” (Sartre, 1948: 22). Autrement dit, de la même façon que, chez Husserl, “toute signification est soit une proposition, soit la partie possible d’une proposition” (Husserl, 1998: 91), de telle manière que l’unité logique de base est la proposition, de la même façon, en poésie, selon Sartre, un mot ne devient poétique qu’en tant que partie actuelle ou possible d’une phrase-objet, de telle manière que l’unité poétique de base est la phrase-objet. Ainsi, il n’y a, à proprement parler, de chose poétique qu’à partir du niveau de la phrase ; un mot n’est poétique que pour autant qu’il constitue l’esquisse ou le côté d’une chose, la phrase-objet, de même qu’une façade n’existe qu’en tant que façade d’une maison — sinon, ce n’est qu’un ensemble de pierres. Toute la question, à présent, est de savoir en quoi consiste cette unité, c’est-à-dire ce qui fait qu’un ensemble de mots forment une phrase poétique. Puisque le mot n’est plus utilisé comme un outil conventionnel de référence, mais comme un miroir, il va de soi que cette unité ne saurait consister en une unité de signification (ou, au moins, de signification conventionnelle) : “les mots-choses se groupent par associations magiques de convenance et de disconvenance, comme les couleurs et les sons, ils s’attirent, ils se repoussent, il se brûlent et leur association compose la véritable unité poétique qui est la phrase-objet” (Sartre, 1948: 22). Ainsi, dans les vers de Mallarmé cités par Sartre — “Fuir, là-bas fuir, je sens que les oiseaux sont ivres… Mais ô mon cœur entends le chant des matelots” (Sartre, 1948: 23) —, le ““mais”, qui se dresse comme un monolithe à l’orée de la phrase, ne relie pas le dernier vers au précédent. Il le colore d’une certaine nuance réservée, d’un “quant à soi” qui le pénètre tout entier” (Sartre, 1948: 23). Autrement dit, “l’ensemble des mots choisis fonctionne comme image de la nuance […] restrictive et, inversement, [la restriction] est l’image de l’ensemble verbal qu’elle délimite” (Sartre, 1948: 23). De ce point de vue, la restriction n’est crée que par l’association des mots-choses, dont l’effort conjugué, et lui seulement, la produit. Lire les vers de Mallarmé, c’est donc voir une restriction faite chose via le corps verbal, qui ne renvoie ou ne se réfère à rien en particulier mais est, tout comme “l’angoisse du Tintoret était devenue ciel jaune” (Sartre, 1948: 24). Et c’est précisément pourquoi, dans une telle expérience, le texte ou le tableau acquiert l’opacité des choses, c’est-à-dire une infinité de relations possibles : cette déchirure jaune du ciel au-dessus du Golgotha, le Tintoret ne l’a pas choisie pour signifier l’angoisse, ni non plus la provoquer ; elle est angoisse, et ciel jaune en même temps. Non pas ciel d’angoisse, ni ciel angoissé ; c’est une angoisse faite chose, une angoisse qui a tourné en déchirure jaune du ciel et qui, du coup, est submergée, empâtée par les qualités propres des choses, par leur extension, leur permanence aveugle, leur extériorité et cette infinité de relations qu’elles entretiennent avec les autres choses (Sartre, 1948: 15-16). On peut à présent déterminer exactement le rapport que la théorie de la forme ou totalité de Eco entretient avec la description sartrienne de la littérature poétique. 158 Aurélien Djian D’une part, il s’agit d’une relation de fondation et de clarification conceptuelles. La forme ou totalité qui caractérise le phénomène esthétique, tel que le conçoit Eco, s’explique par le fait que, dans l’attitude esthétique, l’écrivain crée un objet qui fonctionne comme un miroir du monde et de soi- même, tenant ensemble dans l’unité poétique d’une “phrase-objet” des “mots-choses” groupés par “association magique”, et dont l’effort conjugué produit l’objet en question, de telle manière que chaque élément est indissociable des autres, et ne produit l’effet escompté que via la “convenance” ou “disconvenance” (Sartre, 1948: 22) que chacun entretient avec les autres (et réciproquement). Ainsi, dans un poème, ce que représente un mot-chose n’est déterminable que dans le cadre du poème-chose, dont il n’est pour ainsi dire qu’un côté ou qu’une esquisse (conformément à l’analogie avec la perception externe). Et c’est précisément cela qui explique la thèse de Eco formulée plus haut : lorsqu’il s’agit d’un stimulus esthétique, le bénéficiaire ne peut isoler un signe pour le relier de manière univoque à sa signification traditionnelle : il doit saisir le denotatum dans son ensemble. Chaque signe se présentant comme lié à un autre et recevant des autres sa physionomie complète, ne fournit plus qu’une indication vague (Eco, 1965: 56). Si c’est le cas, c’est non pas parce que, dans une attitude pratique, on pourrait “diviser les composants de l’expression pour identifier chacune des réalités signifiées” (Eco, 1965: 56), tandis que ce ne serait pas possible dans une attitude poétique. Car, en réalité, cela vaut tout aussi bien dans un contexte pratique. Mais c’est parce que, d’abord, le mot, devenu chose dans l’attitude “poétique”, n’a plus de signification traditionnelle, mais une signification naturelle — c’est d’ailleurs pourquoi on ne peut pas strictement parler d’“ambiguïté” : ce n’est pas, en effet, que la signification (ou référence) de la phrase ne peut pas être (en fait ou en principe) déterminée, mais qu’elle ne réfère plus à rien, c’est un miroir. Ensuite, parce que le mot-chose est un élément de “la véritable unité poétique”, à savoir “la phrase-objet” (Sartre, 1948: 22), dont il n’est qu’une esquisse ou un côté — comme la façade d’une maison n’existe que comme côté de la maison, et pas autrement. Cette thèse est d’ailleurs confirmée par Eco dès les premières phrases de la seconde étude : “lorsqu’on récite un vers ou un poème, les mots prononcés […] fournissent comme une image réduite de l’univers entier. Tel est en tout cas le sens que nous croyons pouvoir donner à la théorie (souvent équivoque par ailleurs) proposée par Croce, de l’expression artistique comme totalité” (Eco, 1965: 44). On retrouve dans cette caractérisation à la fois le concept sartrien d’image, et l’idée d’un ensemble unifié de choses (ou de mots-choses) centré sur lui-même, ou autonome (vs. le caractère instrumental des signes). La métaphore ne doit cependant pas masquer la particularité de l’activité poétique : les éléments du “monde” y sont en effet groupés par des associations de convenance et de disconvenance librement choisies par le poète. De ce point de vue, le monde est découvert, le poème est, d’abord et avant tout — et même si la création échappe au créateur — crée. Mais, d’autre part, si le concept de totalité ou de forme de Eco peut en effet être clarifié et fondé en faisant appel à la théorie sartrienne, l’opération implique en retour de modifier radicalement cette dernière en l’étendant du domaine de l’attitude poétique à celui de l’attitude esthétique. L’attitude poétique est en effet circonscrite, chez Sartre, à l’écriture (et à la lecture) de poèmes, tandis que l’attitude esthétique peut concerner n’importe quelle œuvre littéraire, pour autant que la lecture est comprise comme une perception dirigée attentivement sur l’unité des dimensions référentielles, émotionnelles et matérielles du texte. Or, cela implique un remaniement de la théorie sartrienne. En effet, si, dans l’attitude esthétique, la fonction esthétique (au sens de Jakobson) a pris le pas sur celle L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 159 référentielle, celle-ci subsiste malgré tout, et la signification ne se réduit pas à une signification naturelle : Racine, dans son vers sur la généalogie de Phèdre cité plus haut, souhaite suggérer à son lecteur un certain champ bien déterminé de références (ainsi que la halo émotionnel qui lui est associé). Seulement, en liant indissociablement la référence à un travail sur le corps verbal, qui exige également du lecteur d’être considéré comme une chose parmi les choses, il présente dans le même temps au monde et au lecteur un miroir, ou une image, qui laisse la voie ouverte au dévoilement par le lecteur d’une infinité de relations, c’est-à-dire rend pertinente l’explicitation de l’horizon de ma vie, et du monde, face au texte. Or, c’est précisément cela, c’est-à-dire l’opacité du texte-chose, corrélative de la lecture comme perception esthétique, qui multiplie à l’infini les réactions esthétiques possibles, et constitue (si l’on veut) l’“ambiguïté” propre à l’ouverture esthétique de l’œuvre. Cette “ambiguïté”, en effet, ne saurait être celle de la signification conventionnelle — puisqu’une œuvre littéraire peut être ouverte, mais univoque de ce point de vue —, mais de la signification naturelle, puisque le mot, fait chose, a toutes les acceptions qu’il peut avoir, puisque l’écrivain ne choisit pas entre elles, et qu’il se contente de le considérer comme un miroir. Ainsi, si la référence était exclue au profit de la signification naturelle, l’attitude serait poétique, et non pas esthétique ; si la référence était seule dominante, l’attitude serait prosaïque, et non pas esthétique ; c’est, non pas l’unification — puisque, constituant deux attitudes différentes, la lecture prosaïque et poétique sont régies par des règles de manifestation du phénomène essentiellement distinctes et incompatibles —, mais la superposition de ces deux attitudes, leur travail en commun, que la liaison de toutes les dimensions de l’œuvre par l’auteur a pour but de déclencher, qui manifeste l’œuvre dans sa dimension esthétique. Et cela n’est possible que parce que l’horizon référentiel et émotionnel que suggère l’auteur via les mots qu’il utilise est couplé à un travail sur le corps du texte, pour le rendre visible, et susciter chez le lecteur une perception dont l’horizon, cette fois, n’est pas délimité, mais constitue au contraire celui de ma vie et du monde tout entier, précisément celui dans lequel je pourrais introduire une infinité de relations possibles. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire, telle que Eco la décrit dans la seconde étude de OE, et telle qu’on peut essayer de la clarifier via la théorie sartrienne de la littérature, est donc le corrélat de la superposition des attitudes, patiemment distinguées par Sartre dans QL, de la poésie et de la prose — le texte étant à la fois une chose perçue, vers laquelle l’auteur veut que le lecteur dirige son attention, permettant ainsi la multiplication à l’infini des réactions esthétiques via l’explicitation de l’horizon de ma vie et du monde (opacité perceptive), et un texte imaginaire, dont la référence et le halo émotionnel sont strictement suggérés par l’écrivain (pauvreté imaginaire). Conclusion Il est temps à présent de résumer les acquis de cette longue analyse, et d’en évaluer les implications. Le propos de cet article était d’aborder de biais la thèse de l’ouverture fondamentale des œuvres littéraires, formulée dans la seconde partie de OE, c’est-à-dire de faire un long détour par Sartre, suggéré par Eco lui-même dans la première partie de son livre, dans le but de trouver dans l’ontologie phénoménologique du premier, et dans sa description des attitudes, les outils conceptuels capables de clarifier la position du second, fragilisée par l’emploi équivoque du concept d’ambiguïté. Ce qui, après tout, n’est pas si étonnant, s’il est vrai que Eco indique lui-même vouloir proposer dans OE une “description”, ou “phénoménologie”, “des poétiques de l’œuvre ouverte” (Eco, 1965: 10 et 12). Pour ce faire, nous avons non seulement pris au sérieux la suggestion de Eco, mais nous l’avons également 160 Aurélien Djian suivi dans toutes les directions qu’elle esquisse, utilisant comme point de départ et fil directeur de notre lecture les concepts fondamentaux de la théorie sartrienne de la littérature, tels qu’ils sont indiqués par Eco lui-même dans OE : le rapport d’équivalence entre perception et lecture, et le concept d’horizon, supposé rendre compte de l’ambiguïté et de la perception externe d’une chose physique, et de la lecture d’œuvres littéraires. Aux termes de ce détour, plusieurs thèses ont ainsi pu être soulevées et justifiées, et le réseau des concepts fondamentaux, à la fois enrichi et substantiellement réinterprété. — La théorie du phénomène de EN, qui constitue la direction de recherche indiquée par Eco lui- même dans le passage qu’il consacre à Sartre dans OE, s'est avérée incompatible avec la thèse de l’ouverture-ambiguïté. L’équivalence entre perception externe et lecture y est en effet fondée du point de vue du phénomène, c’est-à-dire comme série infinie d’apparitions finies, inépuisable en vertu de la corrélation du phénomène avec un sujet se modifiant de façon incessante, et non de celle de l’ambiguïté (au sens de Merleau-Ponty), qui caractérise l’impossibilité de principe pour la conscience d’identifier une chose et le monde dans leur être et être-tel — une idée que la théorie du phénomène en réalité exclut. Inépuisable, l’œuvre littéraire l’est donc ni plus, ni moins, que la chose, non parce qu’elles sont ambiguës, mais parce que, considérées comme phénomènes, elles sont corrélatives à un sujet en constant changement temporel. De ce point de vue, l’horizon ne constitue pas la condition commune d’ambiguïté du phénomène, mais celle d’unification et d’identification de celui-ci via la transcendance du pour-soi. En revanche, la théorie du phénomène est a priori compatible avec la thèse de l’inépuisabilité esthétique, quoique insuffisante pour la fonder, puisque c’est en tant que phénomène littéraire que celle-là est justifiée dans EN, et non comme phénomène littéraire. Et c’est précisément cette insuffisance qui nous a conduit à suivre une seconde direction de recherche, menant aux deux thèses de l’inépuisabilité littéraire (poétique et prosaïque) dans QL, enracinées dans une description phénoménologique des attitudes. L’inépuisabilité n’est plus alors relative, de manière générale, à la modification du sujet (le phénomène littéraire), mais, de façon spécifique, à l’opacité de la chose perçue, pour autant que, se détachant sur le fond d’un monde, elle autorise le dévoilement d’une infinité de relations possibles (le phénomène littéraire) — La théorie de la littérature prosaïque de QL est compatible avec la thèse de l’inépuisabilité esthétique ; elle est suffisamment spécifique puisqu’elle s’intéresse au mode de néantisation de l’être comme phénomène prosaïque ; mais, dans les faits, elle ne conduit pas à l’idée d’une inépuisabilité de l’œuvre littéraire. Au contraire, la description de ce mode de néantisation permet de montrer que, celui- ci étant en réalité une spécification du mode d’être imaginaire, il en résulte seulement une apparence d’inépuisabilité, fondée sur le phénomène d’observation feinte. Ainsi, l’opacité du “monde” imaginaire décrit dans une œuvre prosaïque est feinte, dans la mesure où chaque “chose” n’y entretient avec les autres qu’un nombre a priori défini de relations — celles précisément qu’a imaginées l’auteur. De ce point de vue, le réseau conceptuel sartrien, tel qu’il était suggéré par Eco, s’en trouve drastiquement modifié : la lecture prosaïque n’est pas perceptive, mais imaginative ; l’explicitation de son type spécifique d’horizon implique le phénomène d’observation feinte, c’est-à-dire qu’il est en réalité inventé au fur et à mesure de l’invention de l’auteur. — La théorie de la littérature poétique, en revanche, est tout à fait à même de fournir une partie de la fondation de la position de Eco, tout en manifestant, par effet de contraste, l’originalité de cette dernière. En mobilisant la description sartrienne de l’attitude poétique, on peut en effet clarifier le concept qui est au cœur de la thèse de Eco, à savoir celui de totalité ou de forme, mais qui est fragilisé par son emploi équivoque de la notion d’“ambiguïté”. Si la liaison des aspects référentiels, émotionnels à la dimension matérielle du texte est seule à rendre possible, à la fois la constitution d’une totalité, et L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 161 la multiplication à l’infini des réactions esthétiques, c’est parce que, en travaillant sur le corps de son texte, l’auteur pousse le lecteur à changer d’attitude, c’est-à-dire à privilégier sa fonction poétique sur celle référentielle, à le considérer comme centré sur lui-même — bref, à le voir comme une chose. Or, dans cette attitude, comme l’a très bien décrit Sartre, la signification est naturalisée, et les relations que chaque mot entretient avec les autres obéit à une convenance et disconvenance naturelle ou magique, qui n’a plus rien à voir des rapports pratiques de signification conventionnelle. C’est cela qui caractérise la forme du texte, où chaque mot n’obtient sa signification poétique que considéré comme un aspect de “l’unité poétique véritable” — comme, dans la perception, un mur n’est tel que comme esquisse d’une maison. Mais c’est aussi cela qui explique l’inépuisabilité du phénomène esthétique : une fois l’attitude poétique prise, et la lecture perceptive initiée, la chose est considérée sur fond d’un monde avec lequel elle entretient toutes les relations possibles, et elle engage désormais l’horizon de ma vie (et du monde) tout entier. L’originalité de la position de Eco, quant à elle, consiste à affirmer qu’il ne s’agit là que d’un aspect, certes essentiel, de l’attitude esthétique : en effet, il ne s’agit pas pour lui de définir l’attitude poétique, qui ne concerne que la manifestation des œuvres poétiques, mais l’attitude esthétique, que n’importe quel texte littéraire, considéré d’une façon appropriée, peut initier. Et celle-ci implique de jongler constamment entre les dimensions référentielles et émotionnelles, qui concernent la lecture prosaïque (avec son horizon d’observation feinte), et l’aspect matériel, qui enclenche, de concert avec les autres, l’expérience esthétique, et qui intéresse la lecture poétique (avec son horizon perceptif opaque). Autrement dit, l’attitude esthétique de Eco peut être clarifiée conceptuellement via Sartre comme la superposition des attitudes poétique et prosaïque. On pourrait évidemment s’interroger sur la pertinence d’une telle position, mais une telle question dépasse le cadre de cet article : il nous suffit, pour l’instant, d’avoir mis à jour à la fois ses influences, et son originalité. Car, à travers cette opération, c’est évidemment le rôle de la théorie phénoménologique de Sartre dans la philosophie contemporaine de la littérature que l’on peut commencer à esquisser — après tout, Eco insiste lui-même sur son lien avec le Sartre de EN —, et son actualité qui est reconnue. Tout lecteur des textes phénoménologiques de Sartre peut en effet se demander ce qu’il pourrait bien faire d’une philosophie phénoménologique, s’appuyant sur une descriptions des attitudes, dans le cadre d’une enquête sur le phénomène littéraire. La réponse nous apparaît évidente désormais : en revenant aux attitudes dans lesquelles certains phénomènes se manifestent comme tels, il s’agit rien de moins que de clarifier et de fonder conceptuellement un ensemble d’analyses qui, comme Eco le dit de la théorie de Croce (et comme on pourrait peut-être le dire de Eco), sont “souvent équivoques par ailleurs” (Eco, 1965: 44), c’est-à-dire dont le fondement n’est précisément pas suffisamment assuré. D’ailleurs, pour s’en convaincre, il suffit de citer quelques passages de théoriciens de la littérature analysés par Eco lui-même dans OE. Ainsi, Croce : “en elle [la représentation donnée par l’art], chaque chose palpite de la vie du tout et le tout est dans la vie de chaque chose ; la simple représentation artistique est à la fois elle-même et l’univers, l’univers dans une forme individuelle et une forme individuelle dans l’univers” (Eco, 1965: 45). Dewey : si, “dans l’expérience ordinaire”, ““autour de chaque objet explicite et focal, il y a une récession dans l’implicite qu’on ne peut saisir par l’intellect. C’est ce qu’on appelle dans la réflexion : l’indistinct, le vague” […], le propre de l’artserait précisément d’évoquer et d’accentuer “cette faculté d’être un tout, d’appartenir à un tout plus grand qui inclut toute chose et qui n’est autre que l’univers dans lequel nous vivons”” (Eco, 1965: 45). Pareyson : ““l’œuvre d’art (…) est une forme, c’est-à-dire un mouvement arrivé à sa conclusion : en quelque sorte, un infini inclus dans le fini […]. L’œuvre a, de ce fait, une infinité d’aspects qui ne sont pas des ‘fragments’ ou des ‘parties’ mais dont chacun la 162 Aurélien Djian contient tout entière et la révèle dans une perspective déterminée”” (Eco, 1965: 36). Ou, encore, Barthes : ““écrire, c’est ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle l’écrivain, par un dernier suspense, s’abstient de répondre. La réponse c’est chacun de nous qui la donne, y apportant son histoire, son langage, sa liberté ; mais comme histoire, langage et liberté changent infiniment, la réponse du monde à l’écrivain est infinie”” (Eco, 1965: 38). On sent bien, dans tous ces passages, que bien des choses sont affirmées, mais que très peu sont à proprement parler fondées et clarifiées : qu’est-ce que cette “récession dans l’implicite”, et quel rapport entretient-elle avec ce que Dewey appelle “l’intellect” ? Comment préciser conceptuellement les métaphores et tournures crocienne (“palpiter de la vie du tout”, “l’univers dans une forme individuelle et une forme individuelle dans l’univers”) ? Quel est ce “sens du monde” que l’écrivain a spécifiquement pour but d’ébranler selon Barthes, et pourquoi l’histoire, le langage, la liberté seraient- ils, en principe, infiniment changeant, entraînant l’inépuisabilité du sens ? Qu’est-ce qu’être “en quelque sorte” un infini dans le fini, comme le suggère Pareyson ? Mais l’on voit bien également que l’on pourrait trouver chez Sartre, dans le cadre ontologico- phénoménologique qui est le sien, dans sa description des attitudes, dans son usage de l’horizon, les moyens de le faire. Toutes ces thèses, en un certain sens, et à condition de les corriger en conséquence, pourraient être justiciables de la théorie du phénomène de EN, ou de la description des attitudes, poétique et prosaïque, et de leur horizon respectif, dans QL. La théorie sartrienne de la littérature a, de ce point de vue, un double avantage : d’une part, dans la mesure où elle ne constitue que le développement, dans l’une de ses multiples dimensions, d’une philosophie ambitionnant d’embrasser, quoique d’un point de vue très particuliers, l’ensemble des objets susceptibles d’intérêt, elle est philosophiquement fondée, et possède une conceptualité riche et cohérente ; d’autre part, si Sartre a pu développer une phénoménologie husserlienne de l’imagination en la déduisant — puisqu’il n’avait pas accès aux manuscrits que Husserl consacre à ce sujet — des principes généraux formulés dans les Ideen I, la théorie sartrienne de la littérature est prête à l’emploi. Toute la question, maintenant que l’on sait pourquoi et comment l’utiliser, est de savoir si, oui ou non, l’on veut le faire. Enfin, la diversité des thèses sur l’inépuisabilité (ou, au contraire, sur l’épuisabilité) que nous avons observée dans cet article, pourtant limité à Eco et Sartre, suggère que, quoique des formules comme “l’œuvre littérature est susceptible d’une multiplicité d’interprétations ou de lectures” soient monnaie courante dans la théorie littéraire contemporaine, et en constituent souvent le cœur, il n’est pas certain qu’elles aient toutes la même signification, et la même portée, dans les différentes doctrines qui la soutiennent. Au contraire, cette diversité invite à se poser, encore et toujours, la même question : qu’entend-t-on exactement lorsqu’on parle de l’inépuisabilité de l’œuvre littéraire ? Parle-t-on de l’ambiguïté de sa signification ou de son message, comme l’indique Eco dans la préface à OE ? D’une caractéristique propre à tout phénomène en tant que relatif-absolu, corrélatif d’un sujet temporellement changeant ? De l’opacité du texte poétique spécifiquement ? De la forme ou totalité qui revient à l’œuvre considérée, non pas en général, mais comme phénomène esthétique, et par conséquent expérimentable exclusivement dans l’attitude esthétique ? Ou de tout autre chose ? Faire le point sur cette proposition centrale du débat contemporain implique de cartographier les positions théoriques à ce sujet — un projet auquel cet article avait pour but de proposer une première, et modeste, contribution. L’inépuisabilité de l’œuvre littéraire 163 Bibliographie Djian, A. (2021). Husserl et le problème de l’horizon. Une contribution à l’histoire de la phénoménologie. Lille: Presses Universitaires du Septentrion. Eco, U. (1965). L’œuvre ouverte. Paris: Points. Husserl, E. (2008). Méditations cartésiennes. Introduction à la phénoménologie. Paris: Vrin. Husserl, E. (1998). Introduction à la logique et à la théorie de la connaissance. Cours (1906-1907). Paris: Vrin. Sartre, J-P. (1948). Qu’est-ce que la littérature ? Paris: Gallimard. Sartre, J-P. (1943). L’Être et le Néant. Essai d’ontologie phénoménologique. Paris: Gallimard. Sartre, J-P. (1940). L’imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination. Paris: Gallimard. a obtenu son titre de docteur en philosophie de l’Université de Lille (France) en 2017. Il a récemment publié un livre traitant du concept d’horizon dans la phénoménologie de Husserl, “Husserl et le problème de l’horizon. Une contribution à l’histoire de la phénoménologie”. Il consacre à présent son activité de recherche à l’histoire contemporaine de la philosophie de la littérature, et en particulier à la relation que les philosophies d’inspiration husserlienne entretiennent avec la littérature. received his PhD from the University of Lille (France) in 2017. He recently published a book dealing with the concept of horizon in Husserl’s phenomenology, Husserl et le problème de l’horizon. Une contribution à l’histoire de la phénoménologie. His current research is devoted to the contemporary philosophy of literature, especially to the relationship between Husserl-inspired philosophies and literature.

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Phainomenonde Gruyter

Published: Dec 1, 2021

Keywords: Eco; Sartre; phenomenology; literature; interpretation

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